eJournals lendemains 42/166-167

lendemains
0170-3803
2941-0843
Narr Verlag Tübingen
Es handelt sich um einen Open-Access-Artikel der unter den Bedingungen der Lizenz CC by 4.0 veröffentlicht wurde.http://creativecommons.org/licenses/by/4.0/
2017
42166-167

Sauve le mot, brûle le nom

2017
Olivier Morel
ldm42166-1670042
42 Dossier Olivier Morel Sauve le mot, brûle le nom Une déconstruction avant la lettre Je suis née il y a deux cents ans en Westphalie et il y a trois cents ans en Espagne, il y a six cents ans en Palestine, il y a cent ans en Afrique, et depuis une fois ou deux ici et là; le désert; autant que nécessaire; personne; aucune raison. (Cixous 1969: 149). Ma génération a disparu. À qui vais-je téléphoner? Mes amis d’Osnabrück n’ont plus le téléphone. (Cixous 2001: 136) Je suis née de lions et je ne le savais pas. (Cixous 2014 [a]: 76) Il ne faut pas jouer avec le feu pendant plus de trois secondes. (ibid.: 59) Le tour est joué. La tour de feu. Hélène déclenche le magnétophone. - Ça tourne! Je suis née, je suis née… Elle est née dans la Ville des lions oubliés. Deux lions montent la garde. À Oran ils ne savent plus depuis longtemps qu’ils ne savent pas ce qu’ils gardent. À commencer par eux. À leur insu, ils gardent l’Insu, ils gardent la jeune née. Et qu’il n’y a plus de lion. Oublions. „Moi-même on ne m’avait jamais dit que ma mère Oran, ma ville natale, portait le nom de doublelion, moi-même personne ne m’avait jamais dit que Wahrān en berbère veut dire: les deux lions. Je suis née de lions et je ne le savais pas“ (ibid.: 76). - Dis qu’il ne faut pas le dire! , me dis-je. Elle sauve les noms. Ça c’est le nom de toute Révolution: dire les noms qui sauvent, sauver les noms perdus oubliés. Salut. J’appuie sur la touche ‚save‘ et ‚I burn the disc‘, je ‚brûle‘ le disque de sauvegarde, dit-on en anglais. Ça tourne, c’est enregistré. Dans Benjamin à Montaigne, il y a des magnétophones partout, ça tourne à l’insu des deux invitées-à-Osnabrück, sauf une fois, quand Hélène demande la permission: „Non, non et nein“ (Cixous 2001: 70). Nein! disent les étincelles d’Osnabrück. La fois est sauve. Sauf le feu. Einmal, cette fois, einmal ist keinmal („Neinmal“? ), pas de magnétophone, pas de burned disc, non-enregistrement du „non“, Nein enregistré. Nein en feu. Du kannst es nicht brennen, nicht aufnehmen! , c’est ce qu’elles disent à travers ce „Nein“. C’est le nom de la littérature, le chiffre secret et charbonneux du poème. Elle sauve le nom en le laissant brûler. Une salvation écrite à la cendre. Allez-donc archiver ce geste! Allez, allez! , me dis-je. Essayez! 43 Dossier Frayer le passage, bahnen, Bahnung, c’est tracer, track, imprimer, écrire. Archiver, donc. Sauver. Bahn. Faire entrer le train. - Entre train! Train fou, train de feu. J’y ai pensé un jour de mars 2016 dans le train pour Lyon vers lequel on filait avec Hélène pour y parler de son autobiographie allemande (Cixous/ Wajsbrot 2016). J’ai enregistré tracé les sillons, the tracks, I burned the disc qui parle de „Nein-non“. Parler du feu qui l’anime, de l’entretien du feu, entretien avec le feu. En trains pour Osnabrück, entrains fantômes, „nous nous sommes retrouvées perdues et remplacées et changées en fantômes d’anciennes habitantes que les nouveaux habitants de notre ancienne petite ville totalement reconstruite ont accueillies avec cet excès de ménagement réservé aux revenants. On nous a invitées à notre désintégration il ne faut pas le dire“, disent les deux sœurs Jonas, les „vieilles Juives qui n’étaient pas mortes“, dans Benjamin à Montaigne (Cixous 2001: 172). 1 Ainsi que je la lis, je me dis que Cixous pourrait être en train de dire quelque chose qui offre là une résistance incommensurable à l’archive. Résistance du feu qui est le feu d’une R/ résistance. L’impératif d’une infinie contradiction performative (ce qu’est la résistance même). Le dire m’est devenu impératif, ça engage de la performance à-venir au fond d’une immense frustration qu’on n’a pas encore commencé à lire Cixous, qu’on l’a brûlée d’avance, qu’on ne l’a pas encore vue, ou qu’on l’a toujours aussitôt vue-lue-oubliée, que c’est donc là, dans la zone trouble, fictive, du préenregistré pas encore sauvé qu’on ne la lit pas: c’est archivé et ça ne l’est pas. Archive de ne pas. Benjamin à Montaigne est le grand livre de cela, qui contient tous les livres d’Hélène Cixous et inversement (aussitôt je retire cette phrase dogmatique). Ça brûle sans crémation. C’est lion. C’est le nom d’Oran, c’est le nom d’Allemagne chez elle, celui d’Osnabrück, comme dans Correspondance avec le Mur brûle le nom de Marga, la cousine allemande de 105 ans de Gemen à Jérusalem: J’écrirai à Marga. Je lui téléphonerai. Plus tard je lui enverrai des livres où son nom brûle aussi longtemps qu’une veilleuse (Cixous 2017: 144). 2 Il va falloir des siècles de lecture, me dis-je, des siècles, vous entendez? Aux infinis commentaires à venir j’écris ceci qui est inouï. Je m’écris. Je m’envoie cela aux relectures futures de ces trois phrases prodigieuses que j’entends et n’entends pas, le temps donné et promis par Hélène, qu’il faudra pour saisir ce que je veux dire ici, qui résiste de tous les côtés à ce que j’exprime, que j’essaie de sauver, „je lui enverrai des livres où son nom brûle aussi longtemps qu’une veilleuse“! Quelle phrase! Marga s’éteint le jour du printemps 2016, son nom brûle, son nom signifie l’ignition de feue Marga, nom écrit à la cendre qui sauve le nom brûlant. Signé Hélène qui nous envoie ça. Signition ‚Marga‘ brûle aussi longtemps qu’une veilleuse qui brûle toujours. Comme brûle le nom d’‚Hélène‘. Sauf le feu. Sauf le ‚non‘. Hélène n’écrit pas Correspondance avec le Mur, c’est une mythologie qui s’élance sur ses chars et vaisseaux de feu pour sauver Hélène, le récit d’une origine qui brûle toujours devant nous, en 44 Dossier nous devant Troie pour toujours depuis plus longtemps que nous à l’à-venir. Sur quel ‚track‘ du disque allons-nous enregistrer ça? Voilà le point de résistance que je ressens, car c’est d’abord dans l’ordre physiologique que toute cette mythologie arrive. C’est un événement, une exclamation, il y a là cri. Cri: „Ma mère m’empêche de tout dire, il y a pire, il y a pire. Elle ne veut pas que l’on sache le pire, et pourtant c’est elle qui m’a raconté le pire, elle n’a pas réussi à ne pas le raconter, elle“, 3 lisé-je dans Gare d’Osnabrück à Jérusalem, prodigieux double-„non“ („n’a pas réussi à ne pas“, j’ai souligné) qui énonce le „oui“ de la littérature où demeure lové le nom d’ignition, le nom/ non qui brûle. Il ne suffit pas de ne pas le raconter, encore faut-il ne pas raconter cela-même que sa mère n’a pas réussi à ne pas raconter: c’est l’injonction de ne pas raconter dictée par la mère d’Hélène et c’est ce qu’Hélène Cixous raconte-brûle, comme une veilleuse. Elle raconte ce qu’Ève a raconté qui n’est pas parvenue à ne pas raconter, qui est empêché de raconter par Ève la mère, à Hélène sa fille devenue mère de sa mère (ça tourne), etc. C’est ça le pire: c’est pire que le pire, c’est le pire du pire. Redoublement infini du „ne pas“ pour ne pas dire ce qu’on est en train de dire-ne pas dire, qu’on est empêché de dire. L’inoubli d’oublions. Le train fou, train de feu qui entre sans crier gare (n’oublions pas le titre: „Gare d’Osnabrück…“). Écrire, pour Hélène, c’est être empêchée par la mère de ne pas parvenir à raconter ce qu’il ne faut pas ne pas raconter, ce que sa mère a fait, elle, qui ne veut pas qu’on le sache (car il ne faut pas le dire), mais qui, contrairement à Hélène, ne peut pas ne pas raconter… cela, c’est ce qu’Hélène raconte, ou plus précisément, ce qu’Hélène a enregistré, sauvé, burned, le feu de cela qu’elle garde, qui veille en brûlant. Pendant ce temps le train continue à filer. Elle l’a écrit et ça brûle pour longtemps comme une veilleuse qui brûle toujours. Quelle archive! Écrire c’est voler, c’est se voler soi-même a souvent pensé Hélène „au début“ de son train de vie d’écriture, c’est là sa faute d’origine qu’elle a racontée, elle a raconté l’histoire du feu (peut-être n’a-t-elle jamais raconté que ‚ça‘). 4 Histoire du défaut d’origine, histoire de ne pas ne pas. Elle a volé ce feu aux Dieux, elle donne feu à ce que le feu garde en faisant brûler (double vol), c’est le feu du pire raconté qu’il ne faut pas ne pas raconter, la loi du tout dire empêché qu’il ne faut pas savoir et qu’on réussit à raconter de ne pas pouvoir, de ne pas vouloir ne pas le faire. En l’écrivant, j’ai bien conscience de la structure grammaticale complexe, presque ridicule, de cela. C’est la grammaire du feu. Grammaire du feu: autre nom de la déconstruction. La grammaire du pire, qui n’est jamais loin de la pire grammaire possible. And again, while I write this, I push the ‚save‘ button (sauvegarder, marquer, archiver) and I burn the disc (enregistrement, copie, tournage). C’est la loi de tout ce que je voudrais pouvoir dire ici, du nom de l’archive folle qui brûle sous le nom de Cixous, au nom de Cixous, c’est-à-dire de l’Oran secrètement doublé où brûle le lion qu’il n’y a pas dans le lion bronzé, c’est la loi de l’Histoire, ça, ce coup de soleil, et je rêve d’historiens qui puissent entendre ça, car Cixous révolutionne l’histoire, la loi de l’histoire et l’histoire de la loi: „ne pas en parler a été une loi de cette histoire“, écrit Hélène Cixous dans Gare d’Osnabrück à Jérusalem (ibid.: 150). 45 Dossier Encore une phrase-bibliothèque, une mythologie qui brûlera pendant des millénaires. C’est archivé ainsi au soleil de l’histoire, cette loi de „ne pas“ qui fait l’histoire, sous le regard, sous la garde redoublée du re-garde des lions d’Oran. Saufs, gardés, disparus. C’est ma protest-song anarchique, anarchivique (an-arkhé), d’Hélène, ce papier, cet impératif, cet orgueilleux ‚je vais le dire‘. Je le sais: je joue avec le feu. Et ça peut se dire de mille et une manières, mais notamment comme ça: „Ne pas en parler fait la loi, déconstruction de l’impératif: c’est la loi de l’archive chez elle, me dis-je, alors… alors dis-le! “, ai-je enregistré-exclamé dans le cahier numérique - et je les entends déjà rire et médire „Ça c’est un peu téléphoné“, etc. Après coup, à la suite d’Hélène Cixous, Derrida l’a bien montré, il y a cette loi de résistance au cœur de toute archivation, ce point d’extériorité, de défaillance originaire de la mémoire et de répétition (technique) sans quoi il n’y a pas d’archive (Derrida 1995: 26). Derrida dit là ce que tu as passé ta vie à écrire, Hélène, me dis-je (et s’il n’y avait que là! ), mais ça il ne faut pas le dire. Tout l’œuvre de Cixous: essais sur cette extériorité. Écrits au feu, sur le feu. Exercitations de l’extériorité (toujours l’exclamation) du feu. Mais l’essai n’est-il pas par définition un essai sur l’extériorité (sinon, on n’essaierait même pas)? „Je ne veux pas voir que je ne veux pas voir“ (Cixous 2014a: 57), écrit-elle en état de choc auprès d’un vidéogramme d’Adel Abdessemed: ce sont des coqs qui prennent feu (ibid.: 44sq., 46sq.). 5 Ce qui peut apparaître comme une double contradiction performative, ce „ne pas voir ce que je ne veux pas voir“, archive quelque chose de prodigieux, car ce que classiquement la double négation finit par affirmer, cela demeure chez elle à la fois une négation et une affirmation, le désir de voir ce que je ne veux voir, que je ne veux pas voir, qu’Adel a brûlé (les coqs) et brûlé sur un disque d’ordinateur. Le frayage de l’archive de ce voir qu’on ne veut pas voir, cette pyrotechnie c’est le mal de l’effacement qui est aussi un effacement mâle, l’effacement malin d’une violence, une rage iconoclaste d’effacement armé, de destruction d’archives, la destruction de Troie, de Carthage, de Palmyre… la cruauté qu’Hélène conjure partout et qui, dans la mythologie, se joue aussi sur le nom d’Hélène. Ainsi en est-il peut-être de la destruction mythologique qui emporta le lion d’Algérie. À l’origine il y a l’oubli qui est l’oubli du lion, qui est une guerre du feu. Et deux lions brûlent à l’entrée des archives nationales de cela, comme des veilleuses. Lion: figuration de l’oubli de l’oubli de l’oubli. L’oublion règne partout. Nous sommes dans la grande époque du désastre écologique et mythologique de feu-le-lion. Lire Cixous c’est lire ça, lire cet oublire d’oublions: elle donne à voir qu’on ne peut pas ne pas voir qu’on ne peut pas, qu’on ne veut pas voir. Oui, je sais, je sais. La complexité de la phrase contient le feu qui la menace de toute part, qui menace le nom d’Hélène et le garde aussi longtemps que brûle une veilleuse. La phrase dit: il est difficile de regarder le feu, de regarder le soleil. C’est ce qu’Adel donne à voir. Pour voir ce que nous ne voulons pas voir, voir que nous ne voulons pas voir ce que nous voyons sans voir, qui rend possible toute opération de voir, car dans une folle apparente tautologie on ne voit plus qu’on ne voit plus ce qu’on voit, à partir de quoi on voit (le feu), ce qui est un nom - sinon le nom - de la catastrophe, laquelle n’est 46 Dossier jamais loin du feu; et aujourd’hui plus que jamais: a-t-on jamais autant maltraité cette langue qu’aujourd’hui? On ne saurait plus seulement dire „ne pas“ (un signe? On ne dit plus „ne pas“, on efface le „ne“), on ne sait plus lire „ne pas ne pas“. On a brûlé le feu pour le chasser. Car ça commence là, la catastrophe est cette maltraitance des noms du lion, un syndrome d’oublions. C’est aussi le nom, ce „ne pas“, reptation de la double négation animale toujours niée d’un „ne pas-ne pas“, c’est ce que fait Cixous quand elle griffonne, quand la griffe lionne aphiliée écrit… littéralement. 6 Partout la [ne pas]-catastrophe… littéraire. La Peur du lion. Cette tension entre la littéralité et la littérarité, c’est elle. Une artiste de la séparation impossible qu’il faut. Elle écrit au tison. Quelle archive! Je proteste et je m’exclame: dis-le! La catastrophe et sa conjuration: elle dit partout qu’on peut oublier l’inoubliable, et plus précisément que ce qu’on oublie c’est toujours, d’abord, l’oubli de l’inoubliable ici, là, écrit, plaqué, statué, clamé, inscrit, archivé sous nos yeux. Pire que l’oubli, il y a l’oubli de ce qui est là comme l’oubli-lion devant nous, qui garde l’oubli de l’inoubliable à notre insu, à notre invu (comme ces plaques qu’on ne lit pas). C’est ça l’oublire. C’est ce qu’Hélène et Adel sont allés chercher. Geste insurrectionnel, plus haut je disais „Révolution“, secret charbonneux du poème, de l’inséparation. C’est la cendre, c’est ce qui brûle pour longtemps dans le vol prométhéen de son écriture au tison. Ce qu’elle a pris aux Dieux pour nous dire sous la forme impérative: - Qu’on n’oublie pas ça! Elle dit, par exemple, que c’est là qu’elle est née. Là, dans ce foyer, qu’est née la plus grande poétesse de ce temps qui est la grande époque de l’oublire où elle écrit au feu au tison à la cendre: En 1948 j’ai perdu le monde: la terre est tombée avec mon père d’une minute à l’autre. Finalement j’avais refait un monde en papier en 1968. Ce deuxième monde fut toujours réparable. Des pages entières du livre peuvent être arrachées. On flambe, un moi est calciné, on refait de l’encre avec la cendre. Il n’y a pas de hiatus. Et puis la famille mentale s’accroît. On a des parents et amis par littérature, des frères, des sœurs, des chiens. On ouvre un volume, on entre. Fais comme chez toi, dit la littérature (Cixous 2015: 17sq.) . Auparavant, dans Ayaï! - l’artiste Adel Abdessemed qui dessine à la poussière, à la pierre noire et au charbon n’est jamais loin -, elle a appelé cela le cri de la littérature, celui d’Ajax dont le nom-cri brûle encore comme une veilleuse qui s’appelle Marga, Ève, Hélène (Cixous 2013). Hélène est née dans la Ville des lions oubliés, elle avait oublié qu’elle avait oublié, qu’elle avait oublié qu’on avait oublié le lion qui était là partout-oublié, dans le redoublement infini d’un ne-pas ne-pas, gardé par deux lions de bronze. Oran, Oran! crie Hélène double-crie Adel Abdessemed d’après qui le dernier lion de Batna fut „tué en 1910 ou 1913“, c’est ce qu’a dit Adel (Cixous 2014a: 76) dont la cinquième fille, a dit Hélène, s’appelle „Cri“. Double lion. Double you (Hélène et Adel, ici, Selma et Jennie, et leurs „doublures“ [Cixous 2001: 172] 7 à l’infini). On a oublié ça. Pourtant c’est écrit partout. Ça veille en feu, ça garde ce que nous n’entendons plus, ne sentons plus, qui du coup retentit et sent partout, car partout on entend le cri du lion dans ce texte-œuvres à deux voix, „on sent le lion“ en Algérie, „On sent le lion absent“, écrit Hélène. C’est archivé on ne le sait pas. 47 Dossier C’est dedans et c’est séparé: „Oublion“ est le titre du chapitre III d’Insurrection de la poussière sous lequel c’est dit, écrit, ex-crit, ex-proclamé, ex-imprimé dans un exlibris dont le nom pourrait être „Oublire“, qui figure Adel et le lion, l’acteur et son double, dans une rue de Paris, une photographie dont le titre-légende est „Séparation“, qui lie Hélène et Adel sous le motif de la séparation „inséparabe“. Double you séparé-lié par la liaison de lions qui signe ce livre: „Adel et moi nous sommes nés au pays des lions sans lions“, Adel et moi nous lions. Partout, elle fait ce ‚ne pas‘, qui est la loi de toutes ses performances, ou plutôt de leurs répétitions, de leurs doubles, dans l’anticipation de ce qui sera lu à l’avenir 8 que nous ne savons encore lire par faute d’oublire (doublire) qui est la faute et la folie du double, c’est ce qu’on fait quand on dit „lions-nous“ pour toujours, quand on dit oui au(x) lions. On cède en résistant, à la folie du double qui est lové dans tout geste d’écriture. On dit doublirelions. Le double d’origine, cette secondarité originaire (ou défaut d’origine à l’origine), après tout, c’est peut-être le double lion d’Hélène. C’est écrit, c’est fait pour. „L’art c’est pour s’opposer à la vigueur de la séparation, pour rendre visible ce que nous ne voulons pas voir, pour dénuder ce corps que nous avons camouflé“, écrit l’infiniment nue dans Insurrection de la poussière (Cixous 2014a: 73). 9 Donner les noms (j’appuie ici encore sur la touche ‚save‘): prenez Benjamin, par exemple. C’est le plus petit des lions, le dernier petit-lion. Toute famille, comme celle d’Osnabrück-Oran, a son Benjamin, qui est un des noms de lion. C’est sans fin: c’est l’histoire dont on ne parle pas qui est la clef de l’histoire qu’on raconte - „[Ma mère] me raconte quand même toujours ces histoires à ne pas répéter“ (Cixous 2001: 161). Benjamin, le petit dernier chassé d’Allemagne par la famille, dont la photo rapportée d’Allemagne par Omi trône comme le lion dans la salle à manger d’Oran, „il était la photo de l’indéchiffrable, me dis-je“ (ibid.: 138). Benjamin que la famille a chassé, on ne l’a jamais dit, „je pourchassais ma mère et ma tante dans les coins de la maison d’Osnabrück je chassais et pourchassais les effacements et les effacés“ (ibid.: 137). La chasse au lion ressemble à une chasse aux fantômes, fantômes auxquels, bien sûr, personne ne croit et que personne ne voit. Mais on se retrouve à les chasser quand même. Et plus on chasse, plus on a peur de la peur. Mais bien sûr - il ne faut pas le dire -, on ne croit pas au fantôme qu’on chasse. Bien sûr, on chasse ce que l’on ne veut pas garder, à quoi l’on tient plus que tout parce que c’est la clef de l’histoire qu’on raconte, qui nous raconte. Comme le feu fait lumière de ce qu’il réduit en cendre. „Ouvrir le feu! “ dicte l’indéchiffrable chasse aux lions. 10 En chassant, en effaçant, on efface pour de bon ce qu’on fait devenir fantôme donc on est condamné à ce ne-pas-effacer de ce qui demeure effacé (le livre est vide) qui anime toute rage effaçante, toute folie an-archivique. Cixous nous donne une archive de cela. C’est incroyable! „En vérité je ne sais rien de Nous, je suis devant Nous comme devant l’incroyable, on ne peut pas écrire un livre sur l’incroyable en vérité je ne Nous crois pas, le fait de notre existence se situe au-delà de l’au-delà de tout croire et de toute croyance“ (ibid.: 67) écrit Hélène Cixous dans ce qu’elle appelle „Le Livre Vide“, comme le lion de bronze-vide qui est à la fois l’effacement et la conjuration du lionfantôme toujours pourchassé, dont Nous sommes nés: „Tous mes livres sont des 48 Dossier déviations du Livre Vide“ (ibid.: 67). Les fantômes, c’est „nous“. Le „nous“ qu’Hélène Cixous appelle aussi „l’être-allemand mystérieux de la famille Jonas“ (ibid.: 160), „nous ne sommes rien de plus que des fantômes ou une ombre légère. Récitais-je“, écrit Hélène Cixous citant (c’est elle qui souligne), récitant sa mère qui ne sait plus si c’est sa grand-mère qui l’a dit… „J’ai oublié dit ma mère“ (ibid.: 172). Que le dépôt légal de cette archive d’essais sur l’extériorité commence un peu avec Dedans (1968-1969! ) n’est pas un accident car il n’est pas encore arrivé alors que pourtant, il est là, il trône devant Nous comme la photo de Benjamin, comme le lion de bronze qui veille-Nous-garde. Elle nous donne ce qu’elle a toujours volé qui a déjà été volé avant son vol. L’inexcusable don de l’oubli de l’inoubliable vol d’Hélène par elle-même dont elle conjure l’oubli sans le figer dans une archive, c’est Dedans par quoi elle lâche ses premiers lions oubliés dans la Ville. 11 Et c’est encore Hélène qui le dit: traversant l’oubli de tous nos oublions, on dit toujours une chose à la place d’une autre (n’oublions jamais la substitution: ainsi Hélène lisait Joyce en venant à l’écriture) dans une logique du double qui est autant la trame de l’oubli que celle du crime (Cixous invente une forme inédite du Kriminalroman). Donc, ce qu’elle dit, est toujours adossé à la place de ce qu’il ne faut pas dire (oublions l’inoubliable), c’est comme côte-à-côte, corps-à-corps, ses mots blottis contre nous qui se doublent et se jouent et se rient follement de ce qu’ils disent ‚littéralement‘. On les retourne comme un gant et ils disent le contraire de ce qu’ils semblent dire toujours à l’identique, à l’infini. De quoi le lion est-il le nom? Allez donc archiver ça! Ce n’est pas une question, c’est un abîme. La littérarité infinie du poème de Cixous, c’est ça. Les lions qui gardent une telle archive ne savent pas qu’ils gardent le savoir de ce ‚ne pas‘ savoir. Ce sont là les „ne pas“ d’Hélène, leur „contre“ qui disent toujours „avec“ à la place de „contre“. Si ce n’est pas la déconstruction avant le nom! Derrida l’a dit souvent, à savoir, que la déconstruction c’est ce qui arrive, mais là, que faire de ça? Que faire de ce „ça arrive“ insu, invu, de ce „ça n’arrive pas“? C’est la déconstruction avant la lettre: le „ne pas ne pas“ qui se propage comme le feu dans tout le texte de Cixous, ça arrive de ne pas arriver, et le nom-veilleuse brûle. Résistance incommensurable à l’archive. Car dire „c’est ce qui arrive“, postule encore un concept de ce qui arrive qui est hautement déconstruit chez Cixous au cœur de la lettre-même du „dire“ (il ne faut pas le dire). Oublion c’est arrivé en n’arrivant pas: ne pas en parler a été une loi de cette histoire de la déconstruction avant la lettre engagée par Cixous. - Dis qu’il ne faut pas le dire! , me dis-je. Que faire alors de ce foyer incandescent des „me dis-je“ d’Hélène Cixous? Que se dit-elle? Que se dit-elle qu’elle se dicte, qui se dicte en elle quand elle dit „me disje“, qui, je crois, est la marque du „je me vole“, du se prendre feu, du vol du feu qui l’a tant hantée, qui veille sur elle comme Marga, Ève, Lion, Oran, Osnabrück, Tristisaac et Montaigne... et tant de noms d’Oublion(s) qui veillent. Lisez-le comme une métaphore, ce que j’énonce là: le texte de Cixous dicterait cela, que ce qui est dit, qui est dicté, est dédit par l’opération. Gigantesque métaphore du feu. Ce qu’elle dit, qu’elle dicte, défait aussitôt la performance du dire. Ça arrive de ne pas arriver, Cixous ne dicte pas ce qui est là édicté, défait aussitôt par le geste dont il nous reste 49 Dossier plus-que-la-cendre dans le feu de ce qu’elle n’appelle pas un „livre“ qui l’appelle comme tel, car, c’est certes un peu un livre, le livre qu’elle n’écrit pas (toujours „ne pas“), du moins, du livre, ça prend la tournure. Tour de vertiges. Folie des „me disje“. Folie du feu. Ne pas l’écrire est une loi de ce qu’elle écrit là, de ce qu’elle se dit pour ne pas -. Pensez à ces phrases infinies, sans ponctuation finale, coupées, interrompues qui finissent infiniment un chapitre ou un livre infini! C’est sa loi. Sa loi édite, ces traités de Westphalie chez elle, sa Paix Perpétuelle intranquille d’Osnabrück, son traité avec celle qui écrit Osnabrück et qui signe Osnabrück (Cixous 1999), me dis-je, c’est de ne pas dicter ce qui est dit dans toute l’archive de ses ‚édicts‘ qui est un dict sans dictature. C’est la Révolution, l’insurrection de la poussière, la loi du feu. C’est la folle loi, une loi multimillénaire, de l’archive nommée „Cixous“ dans notre temps. Et du temps, il en faudra, pour savoir la lire, un temps infini qui a fait le tour du monde en s’appelant „Cixous“. L’archive, comme toute archive, archive la fatigue de cette fièvre, mais ici, ça archive la dictée continue qui défait le dit et défie l’archive, ce que j’appelle ici „complexe d’Oran“. Sans défaire le désir. Ce n’est pas seulement que l’événement d’un „dit“ ou l’impératif „dis! “ est divisé ainsi, interrompu, c’est l’instant qui l’est. L’instant est le mot de cette interruptiondivision. Donc, ça s’appelle aussi jouissance. Archive de La Bêtise et de son complexe obsidional. Dans la tour assiégée, c’est un livre qu’elle aurait pu écrire, „sur la volupté de couper la volupté“ (Cixous 2001: 77). La division archi-originaire de l’instant, chez elle, se surnomme écriture, la Méduse gibier de paradis s’est inventée là au Clos-Salembier dans la Tour bureau d’écolière chambre d’Omi. C’est le livre assiégé qu’elle a toujours écrit qu’elle n’écrit pas, après lequel elle court tandis qu’il lui court après. C’est enregistré, „recordé“ comme dirait Montaigne de sa mort littérale et littéraire, de l’instant de sa mort survécue comme sa feue mort (texte) dans l’accident de cheval recordé par „De l’Exercitation“ (jouissance, mort), qui, ne l’oublions jamais, est aussi une affaire de course-fuite, d’une course folle à réveiller les pierres, 12 à faire descendre les pierres néphrétiques comme si quelque lion oranais médusé par l’„oublions“ de la syncope tournait autour du corps presque raide mort de Montaigne dans ce moment d’oubli „recordé“ par Montaigne il y a environ 449 ans, le presque-gisant pétrifié d’un Montaigne dés-érigé, tombé de son piédestal et projeté au sol par une collision quasi-fatale dans le moyau des Guerres civiles dites „de religions“, celles-là mêmes auxquelles le Traité de Westphalie mettait aussi un terme, jetant les bases historiques d’une certaine vindicte contre les tyrans, contre les dictateurs et les dictatures, c’est-à-dire, ne l’oublions jamais, aujourd’hui même, d’une certaine Europe, disait la mère d’Hélène, dit Hélène, née à Osnabrück il y a deux cents-six cents ans. N’oublions pas le „ne pas“ de la syncope, le „Il ne faut pas le dire“ sur lequel Benjamin à Montaigne est écrit autour d’Osnabrück, dans les sentences de Cixous, partout, partout ce qui menace le texte se sublime en jouissance quand partout elle dit ce qu’elle dit qu’elle ne dit pas, le „ne pas“ de l’événement d’évanouissement qui dure entre six cents ans et cent ans de la Palestine à l’Allemagne en passant par Oran-Wahrān, la ville des lions oubliés-pétrifiés qui trônent 50 Dossier fièrement devant l’Hôtel de Ville, ces lions devenus bronzes ou pierres en descendant de la montagne, le temps de la naissance d’Hélène Cixous recordée en lisant Hélène Cixous, car c’est ce que dit aussi Hélène sous la dictée du dépôt légal de la legal fiction, dirait Derrida, dans Benjamin à Montaigne, Il ne faut pas le dire, je cite, c’est elle qui souligne, qui sauve le mot écrit par Montaigne dans „De l’Exercitation“: J’enregistre sans arrêt je dépose les instants, je m’épuise à recorder, j’appuie sur la touche mentale chaque minute, je suis constamment à côté de moi, de ma mère, c’est comme si j’avais été décidée à me précéder et déposer mes archives à la Bibliothèque nationale, un geste qui m’annoncerait chez les morts si je le commettais. Je me dépose (ibid.: 185) . Course folle d’amour à la folie anarchique d’archivation qui met à mort ce qu’elle empêche de mourir dans un syndrome d’Oran, un complexe d’Oran vertigineux, à moins que ce ne soit l’inverse, me dis-je, c’est parce qu’elle l’écrit qu’elle l’empêche de mourir, qu’elle empêche l’Oublion d’oubli-lion d’être finalement, complètement pétrifié, se dit-elle au moment d’appuyer sur la touche record, la touche ‚enregistrer‘ qu’on dit aussi ‚save‘, la touche ‚sauver‘, en anglais car ‚record‘ en anglais c’est aussi le passage du liquide au solide, le fluide anarchivique de la vie qui passe à la pierre, la maladie de la pierre qu’est la lithographie, ou la cuisson au feu de ce qui va faire trace dans la saisie, dans la pyrographie de ce ‚save‘, ce ‚ouf‘, qui dit ‚nous voilà sauvé-es! ‘ par ce ouf qui est fou par définition. Montaigne se sauve à travers la forêt en guerre en folie mais ouf il n’y passe pas pour écrire „De l’exercitation“ - ça commence peut-être là, l’écriture, quelques mois après l’accident, un 28 février 1571 rapporte Hélène dans Benjamin à Montaigne car ce jour de 1571 brûle toujours, il veille comme Marga, comme Ève, comme Hélène, comme Hélène de Troie, comme Prométhée. Ça a failli ne pas arriver et c’est ça qui arrive quand Montaigne court à sa perte, en train d’apprendre à mourir, disant ce qu’il ne faut pas dire (un attentat? la guerre? Il y pense). Sauvé. Salut, salut. Ouf, Hélène! Ça tourne! Ça prend tournure, me dis-je (je rêve toujours d’en faire un film). Nous voilà sauvés-fous, gardés par la folie cinématique de sauver ce qui ne se sauve que de toujours se sauver, comme toute folie du feu. Voilà le dict d’Hélène, me dis-je. Vertige de la Tour. Car elle a la folie de la Tour, le mal de tour qu’elle m’a donné à Montaigne en juillet 2016 (j’y rêve d’un re-tournage): Ce n’est pas que j’aime retourner au Château de Montaigne, écrit Hélène Cixous, c’est que j’en ai vitalement besoin. Je ne suis jamais allée à Montaigne, dès la première fois, il y a des dizaines d’années, j’y suis retournée. On n’y arrive pas. On s’y retrouve depuis toujours ou jamais. Dès qu’on entre dans la tour on reconnaît Montaigne, sa respiration, sa taille, sa pierre. Au monde il n’y a qu’une tour (ibid.: 186) . Pour Andrea qui m’écrit d’Osnabrück d’écrire autour d’Osnabrück (Cixous 1999), dans la stupéfaction, je me dis que je n’ai jamais su même regarder en direction d’Osnabrück (ibid.) le soleil mystérieux de „l’être-allemand mystérieux de la famille Jonas“ (Cixous 2001: 160) comme, j’y repense aujourd’hui, je ne vois jamais vraiment la Tour de Montaigne (ça ne s’arrête pas de tourner), pour noter ici, ça parle 51 Dossier beaucoup, ça, que „tour“ est aussi bien „la“ que „le“, comme „voile“: ça ne s’arrête pas dans une différence sexuelle, des différences sexuelles chez Hélène, entre Hélène et Montaigne, entre Hélène et Derrida, entre Hélène et Adel, sous toutes les doublures entre Hélène et nous, il y en a beaucoup. On n’en fait le tour. Dans le même tour on arrive à la Tour de Montaigne et on arrive à Osnabrück dans Benjamin à Montaigne, Il ne faut pas le dire, de ne pas [y] arriver, et c’est Montaigne. Le tour est joué. Ça tourne, c’est enregistré. La tour disque dur (pierre) qui n’a pas brûlé qui nous arrive avant „nous“, comme Osnabrück joue des tours (la le) infini(e)s dans Benjamin à Montaigne. Et ça, c’est Osnabrück (Cixous 1999) qui le dit-dicte, disant au rythme de la ritournelle: „Il ne faut pas le dire“, ma protest-song d’Hélène. Comment risquer ainsi la moindre phrase sur Osnabrück? C’est quoi „Osnabrück, Osnabrück“? „Osnabrück, Osnabrück“ qui me dit d’écrire? Déjà, il y a dix-huit ans j’avais essayé d’échouer pour Maurice Nadeau, qui m’avait dit „C’est compliqué mais c’est beau“. Début d’une amitié avec Maurice d’une correspondance avec Hélène et de Derrida qui m’alpague un jour à la sortie du séminaire, qui était aussi une correspondance avec eux, avec le feu avec le Mur de la Tour. Avec, le Brennpunkt, le foyer ardent de „C’est compliqué“ dressé devant moi comme un fire-wall qui était aussi un(e) voile. On ne garde pas le feu sans risquer de se brûler ou de le perdre. Ou de se perdre comme on se dit, alors qu’il est trop tard pour se dédire (toujours trop tard), que tout peut toujours brûler-tomber en cendre. Y compris le mur et peut-être à commencer par le mur. Osnabrück, le nom de ce qui s’éloigne à mesure qu’on s’en approche. Si ça ça ne définit pas un peu le feu! „Il ne faut pas jouer avec le feu pendant plus de trois secondes“, écrit-elle (Cixous 2014a: 59), il faut et il ne faut pas, il ne faut pas. Tout Cixous est là. Donc, au moment d’obéir, de répondre au „dis! “ d’Andrea, je me dis: „Si j’approche trop, je me brûle, si je m’éloigne je perds ce dont j’ai besoin“. C’est mon Hélène que je reconnais là. Qui se dédit de tout „dis! “, qui se décrie de tout „écris! “ et qui commande l’écriture infinie de cette correspondance avec le mur de feu. Je dis Osnabrück, je lis Osnabrück (Cixous 1999) et j’entends crier-pleurer alors qu’Hélène nous sourit. Stupéfaction. La pièce de théâtre Oy! , qui contient Osnabrück, est l’une des plus grandes comédies que j’aie jamais vues! C’est à dire! Prenez Benjamin à Montaigne, c’est pareil. Prenez-les tous, les livres, les cours, les dits d’Hélène. Ça rit, ça jouit, et ça pleure, des torrents, de tous les côtés. Mais apparemment elle ne crie ni ne pleure, comment pleurer sans verser une larme? , c’est ce que fait Hélène dit-dessine Adel Abdessemed, qui a tout compris, qui vient de dessiner le beau sourire d’Hélène en larmes à la pierre noire, à la cendre, à la poussière, en traits de feu volé aux dieux et aux déesses. Andrea, je sais, peut-être que je n’ai pas écrit sur Hélène et l’Allemagne, ici. Je ne fais que ça que je ne fais pas. L’Allemagne, Osnabrück, chez Hélène, c’est ça. C’est cette structure, qui, je le re-redis, résiste intensément, ardemment, à l’archive. Ma main a-t-elle jamais autant tremblé avant d’écrire, me dis-je? Je tremble de stupeur et de peur, car j’ai peur de perdre, de tout perdre, de réduire en cendre ce qu’elle me donne en flamme, en commençant par ma peur de perdre Hélène, de 52 Dossier perdre ce Osnabrück qu’elle m’a donné alors qu’il faut écrire ce texte sur Osnabrück que j’avais projeté d’écrire. Ce gigantesque incendie auquel je ne cesse de penser. Et dans le cinéma de mes tournages je vois Hélène faire ce geste de jeter par la fenêtre toutes les pages de ses notes, ses cahiers, ses fragments de poèmes arrachés à la nuit, car la Tour de la Rue René Coty est toujours en [peur du] feu. Avec Hélène j’ai beaucoup tourné: on tourne toujours autour du feu. La peur de perdre, c’est la peur même, a dit Hélène, je n’ai jamais oublié ça, car j’ai peur de toujours perdre ces phrases qu’elle me donne, qui se dérobent à mesure qu’elle les donne. Elle joue avec le feu. C’est la pyrographie d’Hélène, elle écrit au feu pour conjurer le grand incendie de la Tour (la Tour fut sauvée du feu qui emporta le Château de Montaigne en 1885; et je suppose qu’on fait aussi le tour de la peur du feu quand on va à la Tour de Montaigne 13 ). Elle donne le feu qu’elle a dérobé pour inventer l’écriture, qui veille comme le nom de Marga brûle aussi longtemps qu’une veilleuse. Tournant autour du foyer d’Osnabrück, où tout a pris feu, elle dit, elle me dicte. Elle se dit en moi quand elle dit „me dis-je“, me dis-je, c’est le génie de sa littérature. Car lorsqu’Omi arrive à Oran à la fin de l’année 1938, après la Nuit de Cristal, c’est aussi le feu d’Allemagne qui arrive et quelque mystère de tison pour écrire qui est sauvé. Hélène est sauvée, qui écrira cela au feu dans Gare d’Osnabrück à Jérsusalem. Hélène-Prométhée a dérobé un peu du feu d’Osnabrück pour écrire feu Osnabrück. Du feu, avec lui, elle a écrit les tours infini(e)s de la peur. Elle m’apprend ainsi à lire Osnabrück un jour de 1999 et je sais 1. que je ne saurai jamais plus lire et 2. qu’avant elle, je ne savais pas lire. Entre les deux: le feu. Frénétiquement je prends note, des pages et des pages de notes pour l’article impossible qui se consume ici en se déroulant. À la fin, je me dis que je vais prendre tout l’œuvre de Cixous en notes et que ça ne contiendra jamais ‚l’œuvre‘: je viens de découvrir le feu. Je n’avais pas vu, pas su. J’étais devenu lecteur de Cixous né de lionne et je ne le savais pas. J’ai bien écrit: né de lionne. L’archive connue sous le nom d’Hélène Cixous, enregistrée à la BNF , avec ses nomenclatures, ses cotes et ses archontes, par exemple, l’archive fut-elle finie dans la série normée des chiffres, ne contiendra jamais tout l’œuvre d’Hélène Cixous en sa Tour-crypte, le chiffre mystérieux de ce feu, écrit le né de lionne. Ça, me dis-je, c’est un des noms d’Osnabrück, un des noms d’Osnabrück, a écrit la lionne. On ne peut pas archiver, on ne peut pas ne pas archi-arriver à Osnabrück, et c’est ça qu’on arr-archive en passant, comme si de rien n’était, dans nos syndromes d’Oran, a dit la lionne. Un jour, qu’un jour Osnabrück soit découvert dans les archives de ce qui n’est pas encore arrivé - on ne lit pas encore Cixous - c’est la grande conjuration Révolutionnaire que le feu de Cixous garde encore en secret, lové dans les archives. On n’a pas encore dit „Lionne“. Chaque sentence, chaque mot d’elle contient un livre-lion-lionne que je regarde au loin - anagramme de „lion“ - à l’horizon de chacun de ses livres sans bord, le double-loin dont je ne cesse de m’approcher en attendant le livre d’Hélène. C’est elle, la lionne, ce long poème que n’épuisera jamais aucun ‚commentaire‘. C’est le livre qu’elle n’écrit pas, ce livre. Peut-on archiver ça? On est né-es de lionne et on ne le savait pas. 53 Dossier Osnabrück se donne comme un long poème qui nous apprend sa langue. 1999: Osnabrück. Un titre, un livre, le nom d’une ville, un dict, un édit. Sous ce chef, le chef-lieu Osnabrück, nous dit le livre, n’oublions jamais, est une tête, une sorte de capitale, celle de l’Europe, c’est aussi le lieudit d’une peine capitale. Sous la dictée de ce titre-ville paraît le livre Osnabrück qui à la fois écrit „Osnabrück“ et ouvre ce qui va insister comme une longue série de livres à venir jusqu’à ce jour de 2016 Gare d’Osnabrück à Jérusalem (Cixous 2016), ou 2017, Correspondance avec le Mur… (Cixous 2017), et ce n’est pas fini disent les livres, là où c’est infiniment fini, écrit la lionne. Lionne-sorcière, de la Tour qui lui joue le tour. Fini Osnabrück, Osnabrück c’est fini, feu la cendre: Quelque chose a changé dans Osnabrück ou bien c’est dans mon sens de l’orientation, chaque fois que je voulais revenir à Nikolaiort faire le tour [je souligne] de la place je passais derrière la cathédrale. Je me retrouvais non pas à Nikolaiort mais devant la Hexenturm ce qui ne m’arrivait jamais autrefois chaque fois que je voulais revenir ‚chez moi‘ c’est-à-dire à l’Hôtel qui est construit à la place de notre maison je me retrouve à la Tour [je souligne] aux Sorcières c’est-à-dire que je ne me retrouve plus. Il y a quelque chose qui ne va plus dans Osnabrück, une charnière est luxée ou c’est un charnier ça ne tourne pas rond ou bien c’est dans ma tête je prends à droite de la Kathedrale et je me retrouve face à la face de la Hexenturm. Tout d’un coup j’ai eu peur, tant qu’il n’y avait pas eu ce retour à Osnabrück qui finalement était un égarement d’Osnabrück, à Osnabrück, il y avait encore du temps, mais maintenant la boucle est bouclée le cercle est refermé pensais-je en tremblant (Cixous 2001: 174). Complexe ou syndrome d’Oran qui joue plus d’un(e) t/ Tour, disais-je, dont l’une des caractéristiques tient au plus d’un-e, au dédoublement du lion de la ville aux deux lions, la Ville dont on a chassé les lionnes, les sorcières lionnes, ou plutôt leurs fantômes-lions pour mieux effacer les lionnes. Maintenant je vois arriver la horde des lionnes, Oran se double à l’envi à l’infini, c’est le nom d’Osnabrück. Le syndrome d’Oran chez Cixous, est aussi appelé Osnabrück. Dont Ève est un nom, la feue Ève, autre nom de lionne, „la dernière étincelle de la famille Jonas (Meyer, Klein…), es tut mir Leid…“ écrit Hélène en français en allemand qu’elle écrira au maire d’Osnabrück dans Homère est morte (Cixous 2014b: 133), dans le livre à-venir. Pour qu’il y eût lion il fallait les lionnes, c’est à dire! Les lionnes, elles, n’ont pas même droit à leur statue, me dis-je. En attendant la Révolution, au pied de la statue des lionnes, 14 je dépose en mélanges 15 une montagne de citation-exergues en feux qui brûlent qui veillent ici pour finir infiniment. L’infini infiniment fini de mes autrement dits, de mes „je suis né de lionnes“ (lisez: „me dis-je“) gravés en lettres de feu sur les solives de ma librairie: Cela fait des dizaines d’années, quarante disons, je peux dire soixante ou quatre-vingts en m’adressant au lecteur de 2020, que je n’arrête-pas-de-ne-pas-écrire le fameux livre (Cixous 2001: 66). Alors j’ai dit que j’aimerais les enregistrer. Cette fois les deux vieilles ont été d’accord. Elles ont refusé d’une seule voix. Non, non et nein (ibid.: 70). 54 Dossier - Tu ne vois pas que je suis ethnologue? Je voudrais expliquer à mon frère que je ne suis pas ramasseuse de déchets et conservatrice de délires. […] Heureusement le magnétophone tournait lorsque la peur d’être prise en état de péché arrêtait ma main au-dessus du papier (ibid.: 76sq.). Dès qu’elles sont ensemble cela saute aux yeux: elles ont parcouru l’univers ensemble ou chacune de son côté, ont passé des dizaines de frontières, changé de nationalités à diverses reprises, parlé plusieurs langues à la fois jusqu’à ce qu’aucune ne soit ni étrangère ni familière. Elles parlent allemand en français anglais espagnol italien hébreu. Dès qu’elles sont dans la cuisine ensemble c’est encore toujours le même pays, le pays natal, dont on ne peut pas se renéguer. - C’est le malheur des Juifs allemands qu’on ne peut pas se divorcer de la langue allemande. Rendre l’Allemagne et garder l’allemand on ne peut pas. Chaque fois l’Allemagne rentre par l’allemand. J’ai constaté. Dit ma mère. D’ailleurs elles s’y parlent allemand sans le faire exprès (ibid.: 102sq.). Cixous, Hélène, Dedans, Paris, Éditions des Femmes, 1969. —, Osnabrück, Paris, Éditions des Femmes, 1999. —, Benjamin à Montaigne, Il ne faut pas le dire, Paris, Galilée, 2001. —, Insister: à Jacques Derrida, frontispice d’Ernest Pignon-Ernest, Paris, Galilée, 2006. —, Ayaï! , Le Cri de la littérature, accompagné de dessins à la pierre noire d’Adel Abdessemed, Paris, Galilée, 2013. —, Insurrection de la poussière, Adel Abdessemed, suivi de A. A., H. C., Correspondance, Paris, Galilée, 2014a. —, Homère est morte, frontispice de Pierre Alechinsky, Paris, Galilée, 2014b. —, Corollaire d’un vœu, Abstracts et brèves chroniques du temps II, accompagné de cinq dessins à la pierre noire d’Adel Abdessemed, Paris, Galilée, 2015. —, Gare d’Osnabrück à Jérusalem, accompagné de sept substantifs dessinés par Pierre Alechinsky, Paris, Galilée, 2016. —, Correspondance avec le Mur, accompagné de cinq dessins à la pierre noire d’Adel Abdessemed, Paris, Galilée, 2017. Cixous, Hélène / Jeannet, Frédéric-Yves, Rencontre terrestre, Paris, Galilée, 2005. Cixous, Hélène / Wajsbrot, Cécile, Une autobiographie allemande, Paris, Bourgois, 2016. Derrida, Jacques, Mal d’archive, Une impression freudienne, Paris, Galilée, 1995. Montaigne, Michel de, Essais, Livre II, Paris, Imprimerie Nationale Éditions, 1998. 1 C’est Hélène Cixous qui souligne. 2 „Une cousine Marga“ qui apparaît déjà en 2001 dans Benjamin à Montaigne, il ne faut pas le dire (Cixous 2001: 181). 3 C’est moi qui souligne. 4 Ce thème du vol apparaît notamment sous la forme d’un déni de soi, du moi qui écrit, qui signe; par exemple: „[…] premiers textes qui étaient démoniaques que je signais à grandpeine et dont je me disais que ce n’était pas moi qui les avais écrits […]“, (Cixous/ Jeannet 2005: 17). 5 Un vidéogramme de trois secondes et des œuvres d’Adel Abdessemed sont présentés dans ce passage d’Insurrection de la Poussière (Cixous 2014: 44sq.) accompagnés de la 55 Dossier photographie des coqs en feu (ibid.: 46sq.), à quoi est associé un dessin à la pierre noire. Les deux documents sont intitulés „Printemps“. 6 Durant l’été 2016, Hélène „aphiliée“ écrivait Correspondance avec le Mur (Cixous 2017) en veillant sur Philia, sa chatte souffrante. 7 „Partout nous avons été comme images ou doublures d’antan une Selma à la place de Selma, une Jennie à la place de Jennie“ (Cixous 2001: 172). C’est Hélène Cixous qui souligne. 8 N’oubliant jamais que j’écris ceci pour une revue bien-nommée: lendemains. 9 La nudité est, ne l’oublions pas, l’un des premiers mots des Essais de Montaigne. 10 „Chasse“ est le premier mot de Insister, À Jacques Derrida, d’Hélène Cixous, dans un dialogue d’ouverture qui marque la „chance de la chasse“, la chance de la littérature (Cixous 2006: 13). 11 Ceci pour rappeler qu’Adel a lâché sept sangliers dans Paris („Sept Frères“, 2006). Le signifiant sanglier est d’une richesse trop grande pour risquer la moindre phrase ici, dans ce qui lie aussi Hélène à Adel par une amitié de sang-lions infiniment plus profonde que celle du ‚sang‘. 12 „Cette recordation que j’en ai fort empreinte en mon âme, me représentant son visage et son idée si près du naturel, me concilie aucunement à elle. Quand je commençai à y voir, ce fut d’une vue si trouble, si faible et si morte, que je ne discernais encore rien que la lumière, […]“, écrit Montaigne dans l’essai intitulé „De l’exercitation“ (Montaigne 1998: 72). 13 La Tour, ce n’est pas un détail, fut sauvée des flammes par les villageois de Saint-Michelde-Montaigne. 14 À peu de chose près, „statue“, celle de Montaigne, celle du lion Derrida, est le dernier mot d’Insister (Cixous 2006: 121). Le lion qui ne savait pas qu’il était le dernier des lions qui était la dernière des lionnes, est un nom des „deux mijuifs français judéomarranes“ par lesquels le-la Marrane nommé-e Hélène Cixous-Jacques Derrida-Montaigne-La Boétie ouvre-referme Insister. 15 „Millanges“, premier éditeur de Montaigne à Bordeaux en 1580 (Livres I & II). Première statue. „L’Angelier“, [presque] second premier éditeur de Montaigne à Paris en 1588 (Livres I, II, III), deuxième statue. Mélange de La Boétie Montaigne Derrida Gandhi et Cixous, sans oublier l’ange-lionne souvent oubliée, Marie de Gournay. Mets l’ange: „- Je mets l’ange auprès de la statue“ dit Hélène à Jacques en pensant à Montaigne, en mille anges liés (Cixous 2006: 121).