eJournals lendemains 35/138-139

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2010
35138-139

Alain Cabantous, Histoire de la nuit. XVIIe–XVIIIe siècle

2010
Alain Montandon
ldm35138-1390132
132 Arts & Lettres Alain Montandon Alain Cabantous, Histoire de la nuit. XVII e -XVIII e siècle La nuit et ses ténèbres ont représentées depuis les temps les plus anciens une source d’inquiétude et d’angoisse. On sait que l’obscurité qui caractérise la nuit qui intervient entre le coucher du soleil et son lever domine toute vie terrestre et fait partie dans les cultures de ces grandes oppositions binaires que sont été/ hiver, vie/ mort, clarté/ ténèbres, Bien/ Mal. L’absence de lumière a, à toutes époques, été associée à des connotations négatives: la mort, le péché, le crime tout comme à l’absence de communication, à l’incertitude et au numineux. Car la nuit est souvent caractérisée par de nombreux peuples comme une temporalité numineuse, le temps des morts et aussi le temps du diable qui détruit ce qui a été fait le jour. Longtemps la nuit fut un état de non droit. Les gens devaient s’enfermer dans les maisons. Le poète baroque Andreas Gryphius lui donne au XVII e siècle les qualificatifs suivants: „Peur et silence, obscurité horrible, sombre froideur (…) heures de triste solitude […] hommes et animaux disparaissent (…) un meurtrier assoiffé de sang aiguise sa lame (…) ah! nous disparaissons comme des fantômes“ - dans un poème dans lequel l’auteur décrit sa terreur de minuit. 1 L’histoire récente des XVII e et XVIII e a montré comment les hommes aspirent à plus de lumière et inventent différents moyens pour augmenter la luminosité des sources d’éclairage tout en refoulant et en s’efforçant de maîtriser par l’éclairage urbain une partie de la vie sociale nocturne. Mais il faut noter qu’il faut attendre la fin du XVIII e pour que les révolutions technologiques les plus importantes aient lieu - répondant également à une attente de plus en plus grande de la part de la population. Les attentes quant aux sources de lumière pendant la nuit étaient fort réduites par rapport à celles qui sont maintenant d’usage. Nombre de soirées étaient éclairées soit par la flamme de l’âtre de la cheminée, soit par une seule source de lumière autour de laquelle tout le monde se réunissait. Il en fut ainsi très longtemps. Quand on voulait plus de lumière, on multipliait les sources, mais l’éclairage coûtait fort cher et c’était un signe de richesse et de puissance que de se permettre des illuminations qui font partie de la culture festive des cours tout comme les feux d’artifice. En 1688 on consommât parait-il 24 000 bougies de cire pour l’illumination du parc de Versailles! C’est dire combien dépense et destruction vont de pair dans ce potlatch royal. Autrefois le travail commençait au lever du jour et se terminait à la tombée de la nuit. Tout change avec les débuts de l’industrialisation qui ne peut se satisfaire d’une simple addition des sources lumineuses traditionnelles. De nouveaux besoins d’éclairages se font sentir et la fin du XVIII e siècle est marquée par des innovations fondamentales. Outre les perfectionnements apportés aux mèches, la 133 Arts & Lettres grande révolution est due au chimiste François Ami Argand dont la lampe originale apporte un éclairage nouveau plus puissant qui est vite adopté par Rumford dès 1784 en Allemagne, puis en Angleterre. Vers 1800 les possibilités d’éclairage sont passées de un à dix environ. Ce qui a d’importantes répercussions sur la vie nocturne des villes. Autrefois, après la tombée de la nuit tout changeait. On entrait dans un monde peuplé de fantômes et de démons, un monde où règnent le chaos et la peur, l’espaces des rêves et des cauchemars. Au Moyen Age dès le coucher du soleil tout le monde rentrait chez soi. On fermait les portes de la ville (ce qui se pratiquait encore à Hambourg à la fin du XVIII e siècle) qui devient complètement isolée. On fermait également les maisons à clef (parfois ce sont les pouvoirs publics qui gardaient les clefs des maisons individuelles). Jusqu’au 19 e de telles mesures d’enfermement avaient cours dans les grandes villes à Berlin, à Vienne, etc. Les patrouilles de nuit qui veillent à ce qu’il n’y ait personne dehors, après le couvrefeu, ont des armes et des torches et les torches ne servent pas seulement à voir mais à rendre visible le pouvoir de l’ordre. Celui qui n’avait pas de lumière était tout de suite soupçonné et arrêté. Après neuf heures toute personne devait avoir à Paris une lanterne. A partir du XVI e siècle on s’intéresse à un éclairage permanent dans les grandes villes. Les autorités demandent que chaque maison se fasse connaître par une lumière. Ce n’est pas encore un éclairage public mais une sorte d’extension de la torche que l’on doit avoir avec soi. Il ne s’agit pas encore d’éclairer la rue, mais de rendre visible la position des maisons par des lumières et ainsi apporter un peu de structure et d’ordre dans la ville nocturne. A la fin du XVII e on installe des lanternes non plus aux maisons mais dans la rue. Une telle initiative de l’état absolu est destinée à asseoir l’ordre et le contrôle. La compétence en revient à la police qui est à l’époque chargée de s’occuper de tous les détails de la vie matérielle qui pourraient apporter du désordre. La rue apparaît comme une véritable jungle, avec la boue, les trous, le risque de se tordre le cou ou d’être assassiné, un véritable lieu de désordre possible, d’agitation et de trouble. Les lanternes se multiplient. Il y en a d’abord 2700, ensuite 5000 et au milieu du 18 e plus de 8000 à Paris. Elles sont placées au-dessus du milieu de la rue (comme de petits soleils sous le grand roi soleil) et font l’objet de critiques parce qu’elles gênent la circulation et qu’elles symbolisent l’autorité suprême (ce qui amènera la destruction des lanternes à Paris lors des révoltes et des révolutions). Mais leur éclairage reste faible et leur usage est cantonné aux moments d’obscurité importants. On y renonce à la pleine lune (ce sera encore le cas avec l’éclairage au gaz, par exemple à Leipzig en 1860 on n’allume pas les lanternes les jours de pleine lune ou à Paris où, dans les années 1840, il y avait deux sortes de lanterne: les permanentes (de la fin au lever du jour) et les variables qui ne sont allumées qu’en cas de besoin. Depuis le règne du roi Soleil, la nuit n’est plus tout à fait ce qu’elle était auparavant, car c’est sous Louis XIV que l’on commença à établir en France un éclairage 134 Arts & Lettres public dans les rues de la capitale grâce à la réglementation rigoureuse en 1667 du lieutenant Général de Police Monsieur de la Reynie et l’on pouvait compter à la fin du XVII e plus de 6500 lanternes. Il ne s’agissait pas uniquement de faire reculer l’insécurité traditionnelle de la cité nocturne, mais également d’imposer l’ordre royal, par un impôt sur les lanternes et par la continuité qui témoigne de la toute puissance du pouvoir (les lanternes portant par ailleurs la marque royale). Le récit d’Hoffmann „Mademoiselle de Scudéry“ revient significativement à l’époque romantique sur cette époque lorsqu’il s’agira d’évoquer les zones d’ombre de la capitale française et le rôle du lieutenant de police qui doit éclairer le sombre et criminel mystère qui inquiète ses habitants. On s’efforce d’augmenter la lumière par des moyens optiques de réflexion et des verres. La lanterne réfléchissante devient ainsi le réverbère. Ce fut en France le résultat d’un concours organisé par l’Académie des Sciences en 1763 sur l’initiative du chef de la police de Sartine. Le thème en était „Sur la meilleure manière d’éclairer pendant la nuit les rues d’une grande ville en combinant ensemble la clarté, la facilité du service et l’économie“. Lavoisier y participa, mais s’il ne gagna pas, sa contribution fut cependant récompensée par une médaille du roi. Il faudra attendre 1766 pour que la lanterne de Monsieur Bourgeois de Chateaublanc soit retenue pour équiper les rues de Paris. Celle-ci fonctionna tout d’abord à l’huile de tripes, puis à l’huile de colza qui donne une meilleure flamme. Les réverbères remplacent la bougie par l’huile, et non avec une mais avec plusieurs mèches et deux surfaces réfléchissantes (concaves) accroissent la luminosité. Ces réverbères furent fêtés avec enthousiasme comme le furent un siècle plus tôt les premières lanternes. On imagine alors mal qu’on pourrait donner plus de lumière. Sébastien Mercier en parle comme des „globes brillants“, des „astres nouveaux“ (il sera plus tard plus réservé sur leur puissance). Autrefois, huit mille lanternes avec des chandelles mal posées, que le vent éteignait ou faisait couler éclairaient mal et ne donnaient qu’une lumière pâle, vacillante, incertaine, entrecoupée d’ombres mobiles et dangereuses: aujourd’hui on a trouvé le moyen de procurer une plus grande clarté à la ville et de joindre à cet avantage la facilité du service. Les feux combinés de douze cents réverbères jettent une lumière égale, vive et durable. Pourquoi la parcimonie préside-t-elle encore à cet établissement nouveau? L’interruption des réverbères a lieu les jours de lune; mais avant qu’elle soit levée sur l’horizon, la nuit la plus obscure règne dans les rues 2 Cela ne changea dans les faits pas grand chose, car on ne remplaça pas chaque lanterne par un réverbère. Comme la puissance était plus grande, on remplaça 6000 à 8000 lanternes par 1200 réverbères et la distance passa de 20 à 60 mètres! Comment alors parler de Paris comme d’une ville lumière? Wolfgang Schivelbusch pense que „deux niveaux de perception différents se recoupaient, puisque ce qui était perçu comme une quantité de lumière réelle était en réalité une quantité symbolique“. 3 Les éclairages citadins publics se multiplient en Europe: Amsterdam (1669), Hambourg (1673), Berlin (1682), Vienne (1688), Leipzig (1701) etc. Ces nouveau- 135 Arts & Lettres tés étonnent et donnent lieu à des exagérations significatives comme en témoigne une gravure de 1702 qui montre la ville de Leipzig éclairée magnifiquement au point que les gens qui se promènent peuvent lire le journal à la lumière des lanternes. Il est vrai que dès le début des années 1700, le maire de la ville, Franz Conrad Romanus va faire installer 700 lanternes dans la ville suivant un modèle d’illumination curiale ce qui fait de Leipzig une ville modèle dans le progrès des éclairages citadins. A Berlin on avait exigé dès 1678 que toutes les trois maisons aient une lanterne, sans un trop grand succès il est vrai. Mais le besoin de lumière est de plus en plus fort. 4 A Nuremberg les bourgeois de la ville prennent même l’initiative dans les années 1760 de créer un éclairage public, ce dont Nicolai se souvient quand il déplore le manque d’éclairage actuel suffisant une bonne quinzaine d’années plus tard: „On peut s’étonner qu’une ville aussi riche n’ait pas encore un éclairage nocturne avec des lanternes. On en voit seulement quelques unes à l’hôtel de ville, à l’arsenal et à des maisons privées.“ 5 Le même Nicolai s’enthousiasme en revanche quand il se promène dans une ville bien illuminée, comme il la trouve à Berlin en 1779: „On peut aller dans les rues toute la nuit en aussi bonne sécurité que le jour“, ce qu’il attribue à l’efficacité de la police prussienne et ses patrouilles, mais également à l’éclairage des lanternes qui brûlent de septembre à mai“. 6 L’historien américain Craig Koslofsky a bien montré que le siècle des Lumières commence avec l’éclairage des rues qui contribue à changer l’attitude envers la nuit et engager un passage de la société absolutiste vers une sphère publique et une restructuration de la vie quotidienne en étudiant le cas de la ville de Leipzig. 7 Si le besoin d’éclairage est associé à l’ordre et la loi, il répond aussi à des attentes de sociabilité et d’esthétiques quant à l’embellissement des villes. A Dresde de belles lanternes d’un style rococo sont par exemple installées. Et l’on peut dire que partout les plaisirs du soir et de la nuit sont à la mode dans chaque grande ville où le luxe et le besoin de distraction augmentent. La ville de Hof est équipée en 1783 de 102 lanternes. 8 On assiste ainsi à une demande de plus en plus forte pour être mieux éclairé tout au long du XVIII e siècle, demande concomitante à l’évolution des mœurs sociales et au fameux siècle des Lumières qui au propre comme au figuré tient à repousser les ténèbres tant physiques de la vie quotidienne que celles, morales, de l’ignorance et de la superstition. La perception de l’espace urbain nocturne change au XVIII e siècle en raison même du développement des villes et des activités de la société. Dans une période de prospérité économique, le nouveau besoin de lumière reflète un changement des perceptions de la nuit et de la réalité des sorties nocturnes. Il devient de plus en plus habituel de se trouver dehors après le coucher du soleil et les honnêtes citadins veulent pouvoir sortir le soir, sans s’exposer aux dangers de la nuit pour se livrer à cette nouvelle sociabilité nocturne (théâtre, spectacles, cercles, divertissements) sans parler de requêtes hygiénistes nouvelles concernant la nécessité de mieux éclairer les rues et préserver les travailleurs qui rentrent de leur 136 Arts & Lettres travail de toutes sortes d’embûches. Une autre raison que l’on a pu évoquer à propos des progrès de l’éclairage urbain concerne le développement des promenoirs (qui ont perdu leur fonction militaire pour devenir des lieux de promenades publiques et de rencontres). La promenade vespérale se développe et devient un rituel social. Signe de cette fréquentation nocturne est l’éclairage dont promenades, places et esplanades bénéficient. 9 Craig Koslofsky 10 a pu montrer de manière très convaincante que plus une société est raffinée, plus les activités quotidiennes se déplacent vers le soir et empiètent sur la nuit. Induits par le luxe et les besoins de distraction croissants, les plaisirs du soir sont devenus à l’époque classique une mode tant dans les cours que dans les grandes villes en Europe. „Ainsi objet de luxe et signe d’aisance jusqu’au milieu du siècle, la lumière se diffuse peu à peu, devenant lentement un signe de „progrès“ et une nécessité publique“ écrit Walker Corinne. 11 Sans doute cette histoire commence-t-elle avec l’évolution des pratiques festives et des grandes illuminations fastueuses qui président aux intérieurs construits au XVII e pour les bals et autres manifestations nocturnes de la sociabilité de cour (Kaiser-Saal à Munich, Zwinger à Dresde ou Galerie des Glaces à Versailles par exemple). Les fêtes avaient également une fonction politique importante, tant en France que dans l’Allemagne baroque, pour asseoir le pouvoir. La victoire du jour sur la nuit est la métaphore privilégiée de la monarchie absolue et le soleil illuminant les ténèbres est l’emblème de nombreux souverains européens. Les fêtes versaillaises 12 recourent progressivement aux illuminations de nuit, ce que justifient parfois les nécessités des mises en scène: „On fait ordinairement ces représentations de nuit et aux lumières, parce que l’un et l’autre est plus propre aux machines que le grand jour, qui en découvre l’artifice, et même la disposition des lumières sert beaucoup au succès. Il y en a de cachées qui éclairent sans être vues, et qui font voir l’objet par des jours réfléchis. Il y en a que l’on dispose de sorte que l’on laisse en ténèbre l’endroit des machines“ écrit Claude-François Ménestrier 13 . Sans doute la cour est-elle condamnée pour son usage immoral de l’éclairage qui, contre l’ordre divin, transforme la nuit en jour et le jour en nuit comme le déplore Julius Bernhard von Rohr, 14 critique souvent reprise, par le piétiste Philipp Balthasar Sinold v. Schütz par exemple, du bouleversement de l’ordre naturel des choses. Il y a donc un bouleversement progressif et important des mentalités dans le rapport à la nuit qui n’est plus l’objet de terreur et d’angoisse, qu’elle était auparavant, dans la mesure où la nuit devient illuminée par les fêtes, les feux d’artifice, les éclairages publics et le changement de mœurs, ce dont rend compte Bertuch dans son Journal des Luxus und der Moden avec un essai sur les usages et les divisions de la nuit et du jour à différentes époques dans lequel il prend acte du changement important des rythmes traditionnels: La nature semble originellement avoir fait le jour pour l’occupation et le travail et la nuit pour le repos et le sommeil. Mais le raffinement de la vie sociale, avec elle les arts, ont instauré un tout nouvel ordre des choses.15 137 Arts & Lettres Tout cela participe de cet espace de publicité (Öffentlichkeit) analysé par Habermas. On pourrait reprendre le titre que Wolfgang Schivelbusch 16 a donné à son ouvrage consacré à l’histoire de l’éclairage, „la nuit désenchantée“, pour caractériser en grande partie la nuit des Lumières. Celle-ci a fait dans les mentalités l’objet d’une sécularisation durant le siècle de l’Aufklärung, comme on le voit chez de nombreux autres savants, philosophes et écrivains. La nuit est envisagée sous une forme objective, rationnelle, perdant le contact avec cette dimension irrationnelle mais également sacrée et religieuse qu’elle avait pu avoir. La rationalisation de sa représentation fait partie du mouvement même des Lumières et touche de manière conséquente à l’image même du divin que la nuit représentait. On soulignera que l’éclairage des rues qui se développe tout au long de la modernité est perçu comme la manifestation du pouvoir voulant non seulement établir l’ordre, mais priver l’homme de sa liberté. On ne s’étonne pas que lors d’émeutes populaires, ce soient les éclairages publics qui soient l’objet de violentes attaques. Les lanternes, objet du vandalisme des ivrognes et des casseurs, furent pendant la Révolution les premiers gibets en attendant l’usage plus rationnel de la guillotine. Lanterner qui signifiait avant la Révolution perdre son temps, paresser, prend un tout autre sens symbolique en 1789 („Ah ça ira! les aristocrates à la lanterne! “). Le 22 juillet 1789 Foulon et Berthier, représentants haïs de l’ancien régime, sont lanternés 17 . Il est vrai que les suspensions des lanternes avaient la forme de gibets. La destruction des lanternes accompagnera aussi le soulèvement général de Juillet 1830. Cela recommencera avec la révolution de Février 1848. Aussi, après ces quelques remarques introductives, j’en viens à l’ouvrage qui vient de paraître aux éditions Fayard, Histoire de la nuit. XVII e -XVIII e siècle, signé d’Alain Cabantous, professeur d’histoire moderne à l’université de Paris-I. L’ouvrage d’Alain Cabantous prend justement pour objet cette période charnière que sont le XVII e et le XVIII e siècles. Ecrire une histoire de la nuit, n’est pas chose facile. Il existe cependant quelques bons modèles tel l’ouvrage de Tzotcho Boiadjiev sur la nuit au Moyen-Age (non cité par l’auteur) ou de moins intéressants comme celui d’Ekirch (abondamment cité en revanche). L’auteur du présent volume est historien. Il a lu et s’est inspiré de nombreux auteurs français qu’il connaît bien et a travaillé avec ses étudiants sur de nombreuses archives qui donnent un prix certain à ces recherches offrant une belle perspective sur l’histoire de la nuit en France, qui a en outre le mérite d’être mise en perspective avec les pays voisins européens (essentiellement l’Angleterre, l’Italie, l’Espagne et à un moindre titre les pays germanophones). L’intérêt de l’ouvrage 18 réside dans la période choisie qui est une période fondamentale dans l’histoire de la perception de la nuit. L’auteur puise ses sources dans les archives judiciaires, les journaux de voyages, les traités théologiques, juridiques, les textes législatifs, etc. L’objet est jugé protéiforme, ce qui explique peut-être à la fois l’abondance de références et d’anecdotes et dans le même temps le sentiment d’un émiettement ne permettant parfois pas suffisamment une vision d’ensemble. Ce qui est regrettable, car il importait de mieux mettre en relief 138 Arts & Lettres le besoin croissant de lumière au cours de ces deux siècles (ce que l’historien américain Craig Koslovski a fort bien mis en valeur dans ses travaux), besoin qui répond à la fois au développement économique et à des nouvelles formes de sociabilité. Sans doute l’auteur met-il fort bien en évidence les différences existantes entre villes et campagnes, ainsi qu’entre villes de province et capitales. Il importait à notre avis de mieux souligner combien l’éclairage de nuit était une source de dépenses et cette question financière n’a guère été abordée alors qu’elle détermine usages et pratiques (et fut source en Europe de nombreux conflits). Car s’éclairer coûte cher et les lumières sont pour cette raison une marque distinctive témoignant de la richesse de certains (ce qui pouvait devenir également une marque de luxe ostentatoire). On comprend également que la lumière puisse également être un signe du pouvoir, à quoi les grandes illuminations ont pu contribuer pour manifester la réelle autorité et puissance des „grands“. Enfin le besoin d’un éclairage plus performant a pendant ces deux siècles suscité de nombreux perfectionnements techniques qui ne sont évoqués de trop brièvement. Le chapitre consacré à la nuit criminelle est particulièrement intéressant, mais plus original est le chapitre „sanctifier le nocturne“, un sujet peu étudié quant aux pastorales de nuit. Luc Gwiazdzinski écrivait que la nuit concentrait les angoisses et les tensions de la société. „Elle est à la fois perçue comme le théâtre de l’insécurité et de toutes les libertés.“ On comprend le besoin de sécurité qui se fait plus pressant et auquel essaye de répondre le lieutenant général de police de Paris, La Reynie, qui dénonçait la recrue de „vols accompagnés de violence“ au point que l’on „craint de marcher à présent dans les rues avec sûreté après une certaine heure“. L’auteur mentionne qu’on essayait d’y remédier en 1726 par la fermeture des portes du quai de Gesvres dont le passage „par sa situation et par ses différentes sorties est l’un des endroits les plus dangereux pendant la nuit. Qu’il s’y fait depuis un temps considérable une infinité de vols, peut-être même des meurtres de personnes qu’on a jetées dans la rivière sans qu’on ait pu par la disposition du dit quai en arrêter ni découvrir les auteurs“. 19 Devant cette image d’une nuit criminogène, Alain Cabantous essaye de savoir si les heures sombres sont plus dangereuses que celles du jour. Mais les statistiques d’après les archives ne permettent guère de se faire une idée à ce sujet. Les transgressions nocturnes sont diverses: celle du vol de cadavre (récupération d’ingrédients corporels comme l’huile de cerveau (contre l’épilepsie), la sueur des morts (contre les hémorroïdes) qui répond aussi au besoin d’éléments anatomiques, ou encore les cambriolages (surtout urbains), les infanticides ou les opérations en groupe (comme celle des „assommeurs“). A. Cabantous cite ainsi l’avocat Barbier note: „Il y a près de trois mois il s’est formé dans cette ville une compagnie de brigands pour voler et assassiner dans les rues; ils avaient un gros bâton d’un pied et demi de long, armé au bout d’un fer. Avec cette arme, ils assomment un homme par derrière d’un coup ou deux sur la tête.“ Alain Cabantous s’attache à un point particulièrement significatif qui est le jus nocturnis qui tente de répondre à cette potentialité dangereuse du nocturne et à la spécificité des crimes qui s’y déroulent. Les juristes (tout spéciale- 139 Arts & Lettres ment Polydore Ripa et Jacob Crusius) voient dans les délits et crimes de nuit des circonstances aggravantes en raison des facilités particulières que donnent les ténèbres et l’état de faiblesse et d’impuissance de la population endormie. Ainsi l’auteur peut-il citer, après Michel Porret, Giuseppe Di Gennaro (1730) „Comme le peine doit être plus sévère à proportion du danger, la loi permet de tuer les voleurs de nuit, afin que cette espèce d’hommes odieux, épouvantés par ce traitement, s’abstiennent de ce brigandage et que le silence de la nuit soit respecté“ ou encore Antoine Bruneau. Alain Cabantous a pu observer qu’en France généralement les extraits des arrêts des cours de justice demeurent toujours plus lourds que leurs équivalents diurnes, avec un doublement des amendes ou l’accroissement des peines afflictives. L’ouvrage fait également état du mouvement de résistance offert par une population réticente à la modernité. Les allumeurs de lanternes incarnent un obstacle aux activités illicites nocturnes et ne sont pas à l’abri de persécutions. C’est que „l’éclairage, en effet, constitua une rupture dans la perception ancienne des fractions familières du territoire urbain. En permettant à des étrangers au „quartier“ de pouvoir s’y repérer désormais, il dépossédait ses habitués, qui, hier, avaient seuls l’avantage de pouvoir s’y mouvoir sans lumière“. 20 L’auteur mentionne à juste titre que l’on observe au cours du XVIII e siècle une socialisation de la nuit, mais si l’on trouve quelques références à la période médiévale, il eût été souhaitable d’évoquer la période postérieure, le XIX e siècle, si riche en développements, afin de mieux situer cette période charnière dans l’histoire de la civilisation occidentale. Aussi pour conclure, on peut souligner combien le livre d’Alain Cabantous est une riche synthèse des études faites avant lui, qu’il enrichit de nombreuses références qui intéressent la méthode de l’historien mais laisseront partiellement insatisfaits les spécialistes d’études culturelles. On aurait aimé que l’étude soit la hauteur de celle de Simone Delattre, Les Douze Heures noires. La nuit à Paris au XIXe siècle (Paris, 2000) à laquelle Alain Cabantous rend hommage et qui reste à notre avis indépassée pour une histoire de la nuit à une époque déterminée. 1 „Schrecken und Stille und dunkeles Grausen, finstere Kälte (…) der traurigen Einsamkeit Stunden (…) Menschen und Thiere verschwunden (…) ein blutiger Mörder wetzet die Klinge (…) ach wir verschwinden gleich als Gespenste“. Cité par Peter Reinhart Gleichmann, Nacht und Zivilisation, in Soziologie: Entdeckungen im Alltäglichen. Festschrift für Hans Paul Bahrdt, ed. Martin Baethge and Wolfgang Essbach (Frankfurt, 1983), 174 2 Sébastien Mercier, Tableau de Paris, 1782 (in Les Nuits de Paris, Première Nuit, in Paris le jour, Paris la nuit, Robert Laffont, 1990, 65) 3 Wolfgang Schivelbusch, La nuit désenchantée. Paris, Le Promeneur, 1993, 83. 4 Voir Herbert Liman, Mehr Licht. Geschichte der Berliner Straßenbeleuchtung, Haude & Spener, Berlin, 2000. 5 Friedrich Nicolai, Beschreibung einer Reise durch Deutschland und die Schweiz im Jahre 1781. Berlin und Stettin, 1783, Bd. 1, 227. 140 Arts & Lettres 6 Nicolai, Beschreibung der Königlichen Residenzstädte Berlin und Postdam, 1779, bd I, 307-308. 7 Craig Koslofsky, „The Establishment of Street Lighting in Eighteenth-Century Leipzig“ in Zeitsprünge, 4, 2000, 378-387. 8 Voir Karsten Kühnel, „Licht in der Nacht. Die Straßenbeleuchtung in Hof von 1777 bis 1901“ in Schönere Heimat, 2004, 93,4, 251-256. 9 Voir Alain Montandon, Sociopoétique de la promenade, Presses Universitaires Blaise Pascal, 2000, 234 p. 10 Koslofsky, Craig „Princes Of Darkness: The Night At Court, 1650-1750“, in Journal of Modern History, 2007, 79(2), 235-273. 11 Corinne Walker, "Esquisse pour une histoire de la vie nocturne. Genève au XVIII e siècle", in Revue du Vieux-Genève, 19, 1989, 77. Voir également "Du plaisir à la nécessité. L’apparition de la lumière dans les rues de Genève à la fin du XVIII e siècle", in Vivre et imaginer la ville (XVIII e -XIX e siècles), sous la direction de F. Walter, Genève, 1988, 97-124. 12 Voir E. Magne, Les fêtes en Europe au 17 e siècle, Paris, 1930. 13 Claude-François Ménestrier, Des ballets anciens et modernes selon les règles du théâtre, Paris, 1682. 14 Julius Bernhard von Rohr, Einleitung zur Ceremoniel-Wissenschaft der grossen Herren, Berlin, 1733, 19. 15 Journal des Luxus und der Moden, Mai 1786 199-201 („Moden in Gebrauche und Eintheilung des Tages und der Nacht zu verschiedenen Zeiten, und bey verschiedenen Völkern“). 16 Wolfgang Schivelbusch, La nuit désenchantée. A propos de l’histoire de l’éclairage artificiel au XIX e siècle, Le Promeneur, 1993. (Lichtblicke, Carl Hanser Verlag, München 1983). 17 Camille Desmoulins appelle son célèbre discours de l’été 1789 „Discours de la lanterne aux Parisiens“ et reçoit le nom populaire de „Procureur de la lanterne“. 18 Alain Cabantous, Histoire de la nuit. XVII e -XVIII e siècle. Fayard, 2009, 388 p. 19 Cabantous, 159. 20 Cabantous, 173.