eJournals lendemains 39/156

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Narr Verlag Tübingen
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2014
39156

Jaron Lanier: You are not a gadget: a manifesto

2014
Maxime Derian
ldm391560131
131 Comptes rendus JARON LANIER: YOU ARE NOT A GADGET: A MANIFESTO, NEW YORK, ALFRED A. KNOPF, 2010, 240 P. Jaron Lanier est un musicien et un chercheur en informatique de Berkeley, en Californie. Il est l’un des principaux pionniers en matière de réalité virtuelle. Il a notamment participé à la conception du protocole de communication MIDI (Musical Instrument Digital Interface) qui permet de connecter des instruments électroniques à un ordinateur. Dans ce livre de 14 chapitres et de 186 pages, l’exemple du MIDI sert de fil conducteur tout au long du texte pour réfléchir sur le fait que des programmes informatiques inventés par un petit groupe d’informaticiens bricoleurs, peuvent devenir des standards qui imposent ensuite une redéfinition de pans entiers de l’activité humaine. Initialement le protocole MIDI a été créé pour interfacer un clavier numérique et un ordinateur. À cette occasion, des décisions arbitraires ont été faites pour définir ce qu’étaient une note de musique et un rythme. Aujourd’hui, la quasi-totalité des outils électroniques disponibles sur la planète est basée sur cette norme MIDI. L’auteur utilise l’expression lock in syndrom (chapitre I) pour décrire le fait qu’en raison de l’interopérabilité nécessaire entre les différentes machines et les différents logiciels, toute modification importante d’une brique élémentaire d’un programme informatique (par exemple, le protocole MIDI) devient très vite quasi impossible à réaliser quand ce programme est très largement diffusé. Pour l’auteur, la définition de la note de musique faite à l’époque de l’invention du MIDI est devenue aujourd’hui une norme imposée à l’ensemble du secteur de l’industrie de la musique. Jaron Lanier extrapole ce mouvement de réductionnisme et de standardisation pour nous mettre en garde. Selon lui, de nombreuses autres activités humaines que la musique sont, en fait, menacées par cette informatisation (chapitre IV). La grande expertise de Lanier dans le domaine informatique lui permet d’étayer ces propos au moyen de nombreux exemples très détaillés. Le titre de l’ouvrage: „Vous n’êtes pas des gadgets“ signifie que Jaron Lanier nous exhorte à nous penser comme autre chose que des appendices de nos réseaux techniques. Le message principal du livre, énoncé dès les premières pages, est que le web 2.0 standardise la notion même de personne tout comme l’a été auparavant la notion de note de musique par le MIDI (chapitre I). Facebook et ses concurrents incitent à agréger les individus dans un „esprit de ruche“ qui effacerait les singularités humaines qui font le charme du monde social. Jaron Lanier ne croit pas à la „sagesse des foules“ ni à „l’intelligence collective“ (chapitres III, IX, X et XI). Jaron Lanier se démarque de ce qu’il considère comme la pensée dominante dans la Silicon Valley. Celle-ci se baserait, selon l’auteur (chapitres II et III), sur une foi excessive dans les machines. L’auteur considère que les thuriféraires du numérique ressemblent fortement à certains marxistes qui, auparavant, ont cherché à produire une société nouvelle en s’appuyant sur des outils techniques. 132 Comptes rendus L’idéologie qui sous-tend la doxa californienne actuelle serait, d’après Jaron Lanier, essentiellement influencée par deux courants qu’il dénomme les cybernetic totalists et les digital maoists. Pour l’auteur ces deux pensées sont dangereuses car intrinsèquement totalitaires. Les cybernetic totalists selon Lanier, ce sont les personnes pour qui l’outil technique informatique serait l’instrument essentiel censé déterminer radicalement le monde social (à l’image de l’usage par les marxistes du concept de superstructure). Les digital maoists, eux, selon Lanier, ont pour caractéristique de réfuter toutes les hiérarchisations traditionnelles, y compris celles qui peuvent être faites entre les machines et les êtres humains. Bien que Jaron Lanier soit, avec Richard Stallman, l’un des fondateurs du mouvement de l’open software, il se permet d’effectuer une sévère critique de celui-ci (chapitre IX). Pour lui, aujourd’hui, l’innovation la plus vive provient de grands groupes privés tels que Google, Apple et Adobe bien davantage que de la communauté du libre. Mais surtout, il met l’accent sur le fait que le mouvement du libre est une idéologie qui incite à la contribution désintéressée alors qu’il s’avère au final, que l’ensemble de ces dons altruistes profite essentiellement aux capitalistes libertariens de la Silicon Valley qui monétisent les résultats d’un travail bénévole collectif. Ce point rappelle un autre constat, celui récemment établi par Céline Lafontaine, sociologue à l’Université de Montréal, qui vient de faire paraître Le Corpsmarché. La marchandisation de la vie humaine à l’ère de la bioéconomie, (Seuil, 2014). Cet auteur révèle que l’idéologie de la promotion du don de produits humains (notamment de sang de cellules souches et d’ovules) met en place un marché, extrêmement rentable économiquement car il monétise très fortement des tissus humains donnés sous couvert d’altruisme. Jaron Lanier insiste sur l’économie complètement asymétrique qui découle de la progressive omniprésence du Cloud dans nos vies (chapitre VI). Pour lui, les seules personnes qui bénéficient vraiment économiquement des serveurs mis à disposition du grand public pour y déposer leurs données personnelles ce sont les possesseurs du Cloud et pas du tout les utilisateurs eux-mêmes. Jaron Lanier met l’accent sur la difficulté pour un créateur de contenus de pouvoir vivre de son travail. Il propose de développer le recours à des micro-paiements pour rémunérer chaque contribution aussi minime soit-elle plutôt que de continuer dans cette monétisation asymétrique des données produites par les utilisateurs (chapitre V et VII). Pour l’instant, les musiciens qui vivent vraiment grâce à leur activité sur le web sont une infime minorité, selon Lanier, qui explique dans le livre avoir mené sa propre enquête à ce sujet (chapitre V). La théorie de la longue traîne, telle que formulée par Chris Anderson ne semble pas, en réalité, permettre la rémunération des musiciens. Ce sont donc seulement les „Seigneurs du Cloud“ qui profitent vraiment de la longue traîne et non pas les artistes à l’origine de la production de valeur ajoutée. 133 Comptes rendus Le développement du web, pour J. Lanier, détruira inéluctablement de plus en plus de types d’emplois constitutifs de la classe moyenne (dans les secteurs des postes et des télécoms, des transports, du tourisme, de l’hôtellerie, de la presse, du droit...) alors même qu’il est accompagné d’un discours porteur de maintes promesses d’accroissement de richesses pour tous. Son dernier livre Who owns the future? , sorti en 2013, approfondit considérablement cette réflexion. Jaron Lanier nous indique que des entreprises très valorisées en bourse comme Facebook, Amazon ou Ebay ne sont actuellement pas (ou à peine) rentables en termes économiques. Ce qui semble le plus important pour les investisseurs, c’est que des monopoles stratégiques sont mis en place en vue d’évincer toute possibilité de concurrence (chapitre III). Il n’est pas évident que Facebook soit un jour économiquement rentable et pourtant, les efforts pour le rendre incontournable pour une large partie de la population auront conduit à ce que ce type de programmes informatiques „colorent“ fortement la vie des adolescents (et des adultes) d’aujourd’hui en modifiant les modes de présentation de soi, comme de séduction, d’instauration d’un rapport particulier à l’autre, voire des méthodes d’accès à la connaissance et à l’information. La réflexion de Jaron Lanier sur la fascination „anti-humaine“ liée à la religiosité qui entoure la théorie de la Singularité (le S Majuscule indique la déification implicite d’une théorie eschatologique qui escompte sérieusement l’arrivée d’un monde sans humain) m’évoque le concept de ‚honte prométhéenne‘, développée par Gunther Anders dans L’Obsolescence de l’Homme, paru en 1956. Ce concept dépeint un sentiment de déclassement qui peut être ressenti par l’être humain face à la puissance développée par sa propre création machinique. Quand Jaron Lanier critique les utopies qui mettent les machines et les êtres humains sur un pied d’égalité, il pose la question de savoir si cette utopie aboutira à un monde où les ordinateurs seront devenus ‚intelligents‘ ou plutôt si, finalement, elle donnera lieu à une société d’utilisateurs qui auront été progressivement ‚abêtis‘ au point de devenir finalement comparables à des gadgets électroniques (chapitre II). Sans la citer, Jaron Lanier reprend, dans une certaine mesure, la prophétie nietzschéenne du ‚Dernier Homme‘ dépeinte au début d’Ainsi parlait Zarathoustra, qui décrit une humanité affaiblie, affadie et résignée. Jaron Lanier n’est pas du tout technophobe pour autant (chapitre III, XIII et XIV). Il veut surtout partager ses réflexions afin de contribuer à un meilleur contrôle social des effets collatéraux de l’essor exceptionnel de l’outillage numérique. Maxime Derian (Paris) ——————————————————