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2014
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Max Weber et la critique culturelle de son temps

2014
Aurélien Berlan
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39 DDossier Aurélien Berlan Max Weber et la critique culturelle de son temps* En raison de ses diagnostics sombres sur la ‚cage d’acier‘ de la civilisation capitaliste moderne et de ses pronostics pessimistes sur la ‚cage de servitude‘ qui y est en gestation, 1 Max Weber est souvent rapproché de la Kulturkritik, voire même directement associé à cette catégorie. 2 Pourtant, il est aussi fréquent de souligner tout ce qui l’opposait à la ‚critique culturelle‘ de son temps: son combat acharné contre les ‚littérateurs‘ et leurs illusions sociopolitiques, sa critique du culte de l’‚expérience vécue‘ qui animait la jeunesse rebelle de son époque, ses sarcasmes sur les nationalistes traditionalistes et leur rêve d’un retour à la société agraire. La question est d’autant plus complexe que la notion de Kulturkritik, proprement allemande, est le plus souvent prise, sans être définie, comme allant de soi alors qu’elle se révèle, à l’analyse, polysémique et polémique, signe d’une indéniable charge idéologique: si ce qu’elle dénote précisément n’est pas clair, on comprend vite que ce mouvement d’idées, depuis la catastrophe nazie qu’il aurait contribué à engendrer, n’a pas bonne presse et que la catégorie sert de repoussoir. 3 Cela pousse parfois les commentateurs, notamment sociologues, à préserver le ‚maître‘ de toute association avec une mouvance intellectuelle qui pourrait ternir son image, ou à n’interpréter ce qui l’en rapproche que comme un ‚arrière-plan‘ intellectuel dont l’œuvre pourrait être détachée. 4 A partir d’une réévaluation sans prévention de cette mouvance intellectuelle sur la base des analyses qui en ont été faites en 1913 par Ernst Troeltsch, 5 collègue de Max Weber, il sera possible de voir en quoi Weber s’inscrit bien dans le champ de la Kulturkritik, dont il reprend les interrogations fondamentales et les orientations principales, tout en se démarquant nettement de la plupart des conclusions politiques qui en étaient tirées, que ce soit sur les problèmes auxquels la culture occidentale était confrontée, sur leurs origines ou sur les solutions pour y remédier. Si Weber s’est opposé à la ‚critique culturelle‘ de son temps, c’est donc ‚de l’intérieur‘; et si ses critiques ont été si virulentes, c’est justement parce qu’il se situait dans le même champ de réflexion que ses adversaires, celui du ‚diagnostic historique‘ cherchant à cerner les maux de la civilisation industrielle. 6 Comment le montrer? On pourrait s’appuyer sur des analyses comparées de l’œuvre de Weber avec celles des principaux Kulturkritiker de son temps: Friedrich Nietzsche, Ludwig Klages, Thomas Mann, Stefan George, Jakob Burckhardt etc., et essayer d’en tirer des conclusions générales. Dans cet article, je vais procéder différemment en partant d’une définition générale et d’une compréhension non rétrospective de la Kulturkritik, basée sur son lien à la critique sociale et sur une typologie non réductrice des diverses formes de critique culturelle vers 1900 (1). De manière générale, on verra alors que Weber s’inspire autant, pour formuler son diagnostic historique, de la critique culturelle que de la critique sociale, car il est 40 DDossier exaspéré par la tendance ‚idéaliste‘ de la Kulturkritik à faire l’impasse sur les évolutions socio-économiques du monde moderne (2). L’examen de L’Éthique protestante nous permettra ensuite de comprendre plus finement la nature des inquiétudes éthiques de Weber, et ce qui singularise son diagnostic: loin d’incriminer les Lumières comme le faisait si souvent la Kulturkritik, c’est la Réforme qui, selon lui, est à l’origine de cette ‚rationalisation de la vie‘ qui caractérise l’Occident moderne (3). Mais ce qui l’oppose avant tout à la Kulturkritik, c’est la manière tragique dont il fait face au ‚destin de son époque‘ et ce qui en résulte, son appel à l’éthique de la responsabilité (4). Je conclurai en situant Weber par rapport aux divers types de Kulturkritik de son temps, notamment ceux incarnés par ses collègues sociologues Georg Simmel et Ferdinand Tönnies. 1. Qu’est-ce que la critique culturelle? Définition et typologie Il est impossible de revenir ici en détail sur le caractère polysémique et polémique de la notion de Kulturkritik, qui peut être utilisée de manière extrêmement diverse et large pour englober des auteurs et des problématiques très différentes, mais le plus souvent avec une certaine charge négative: il s’agirait d’un discours politiquement passéiste, voire carrément préfasciste, en tout cas plus littéraire que scientifique, tombant souvent dans un lamento d’intellectuels élitistes sur la société de masse moderne. Si le terme a été transposé sur Rousseau et même sur les mythes antiques de la décadence, il est en fait apparu dans l’Allemagne du tournant du siècle. La première occurrence connue apparaît justement sous la plume de Max Weber: dans une lettre de 1905, il dénonce l’historien Karl Lamprecht comme un „escroc et un charlatan de la pire espèce pour autant qu’il se présente comme un critique de la culture (Kulturkritiker) et un historien de la culture“. 7 Ensuite, la notion est conceptualisée pour la première fois en 1913 par Troeltsch pour désigner la réaction à un „siècle simultanément démocratique, capitaliste, impérialiste et technique“, critique si diffuse que Troeltsch en fait „l’esprit“ de cette „fin de siècle“. 8 A partir de là, on peut saisir ce qui fait le noyau originel de la notion de critique culturelle. Cette réaction à un XIX e siècle que Troeltsch qualifie de „mécanique“ ne renvoie pas seulement à la critique de la pensée „mécaniste“ ou „positiviste“, mais au grand bouleversement historique lié à cette vision du monde: la révolution industrielle qui, à l’époque, avait été conçue par Werner Sombart comme la naissance du „capitalisme moderne“. 9 Mais si l’on peut dire que la critique culturelle est une réaction à l’expansion du capitalisme industriel, une précision s’impose: la fin du XIX e siècle est aussi caractérisée par l’essor colossal de la critique sociale du capitalisme, incarnée en Allemagne par la social-démocratie marxiste. Or, Troeltsch souligne que la critique culturelle s’attaque aussi à la démocratie et à la technique - toutes choses que les socialistes ne décriaient pas, bien au contraire. Il s’agit donc d’une critique du capitalisme différente de la critique sociale. 41 DDossier Plus précisément, la Kulturkritik s’est construite comme concurrente de la critique sociale. Voilà ce que suggère l’évolution des discours et de la sémantique allemande à la fin du XIX e siècle: peu à peu, la question sociale est réinterprétée en termes de „question culturelle“, 10 les problèmes sociaux thématisés comme „problèmes culturels“ 11 et la notion de Kultur tend à remplacer celle de société (Gesellschaft) dans son rôle de concept-clef pour analyser le présent. Toutes les disciplines qui sont ailleurs associées à la ‚société‘ sont ici pensées en termes culturels: „l’histoire culturelle“ fait son apparition (là où en France on parlera d’histoire sociale), les sciences sociales sont pensées comme des sciences de la culture, 12 la philosophie de la culture apparaît aussi, en contrepoint de la philosophie sociale. Nietzsche, „figure de proue“ de la Kulturkritik, 13 avait d’ailleurs comme projet explicite de remplacer la société par la culture comme problème fondamental. 14 C’est ainsi que la Kulturkritik apparaît en contrepoint de la critique sociale - raison pour laquelle je propose de traduire cette notion par l’expression ‚critique culturelle‘, expression française que je prends dans un sens plus général que celle de Kulturkritik, en la détachant en partie du contexte historique allemand d’origine auquel le phénomène, ainsi compris, ne se limite bien sûr pas. 15 En ce sens, la Kulturkritik émerge dans l’espace germanophone vers 1870 et s’y diffuse vers 1890, pour dominer le monde intellectuel à la veille de la Première Guerre mondiale. On se retrouve alors dans une configuration triangulaire où, face aux tenants du libéralisme, la réflexion sur les maux du présent se scinde en deux camps opposés. La critique culturelle s’attaque à la révolution industrielle dans toutes ses dimensions et implications économiques, politiques et culturelles, mais d’un autre point de vue que la critique sociale, car elle inclut toujours une critique du discours de la social-démocratie. Elle désigne une critique de la civilisation moderne qui s’attaque aussi bien au capitalisme qu’au socialisme, qu’elle dénonce comme une variante bureaucratique du même industrialisme moderniste. Une comparaison schématique de la critique sociale et de la critique culturelle fera apparaître clairement les différences logiques qui les opposent sur trois plans: ceux des perspectives normatives, des visions du monde et des cadres théoriques. 1. Sur le plan normatif, la critique sociale s’attaque avant tout aux injustices liées à la structure de classe de la société capitaliste, alors que la critique culturelle dénonce plutôt le caractère pathologique des formes de vie modernes. Elle s’appuie sur des valeurs éthiques, esthétiques ou existentielles qui se rapportent plus à l’individu qu’à la nature des rapports sociaux. Plus précisément, elle s’intéresse aux implications anthropologiques de l’évolution moderne, en posant la question des ‚types humains‘ que cette évolution favorise. 2. Sur le plan des conceptions du monde, la critique sociale prolonge la philosophie rationaliste du progrès et sa confiance dans la science et la technique. La critique culturelle, elle, prend son essor avec la crise de la croyance au progrès, prenant la forme d’une ‚philosophie de la vie‘ qui critique les Lumières, d’un néoromantisme nostalgique du bon vieux temps ou d’une conception esthétique du 42 DDossier monde. En termes marxistes: alors que la critique sociale s’attaque aux rapports de production, la critique culturelle dénonce le développement des forces productives (notamment celui de la science et de la technique), en réaction à l’idéologie moderniste et à l’âge des machines. Si l’on peut définir la critique sociale comme une critique progressiste de la société capitaliste, la critique culturelle est plutôt une critique du progrès industriel qui part d’une autre vision du passé que celle, progressiste, qui le réduit aux ‚ténèbres‘ de l’ignorance et de la soumission. 3. Sur le plan théorique, la critique sociale est d’inspiration ‚matérialiste‘, la critique culturelle plutôt ‚idéaliste‘. Pour utiliser des termes moins équivoques: la critique sociale focalise son attention, dans le sillage de Marx, sur les questions économiques et politiques (notamment celle de la propriété), la critique culturelle sur l’évolution des conceptions du monde et des dispositions éthiques, mais en général sans prendre en compte les questions économiques, jugées secondaires ou bassement matérielles (d’où son ‚idéalisme‘). Il s’agit ici bien sûr d’une opposition idéal-typique qui est certes construite sur la base de ce que mes recherches ont montré en ce qui concerne les débats allemands vers 1900, 16 mais qui dépasse en partie ce contexte historique et a donc une valeur plus générale. Notons aussi que ces deux formes de critiques ne doivent pas être conçues comme deux ‚classes‘ dans lesquelles les auteurs pourraient être distribués de manière univoque, mais comme un champ de tension entre deux pôles opposés (bien qu’éventuellement complémentaires, comme on va le voir avec Max Weber) sur l’évolution moderne. A présent, on peut reprendre l’analyse du contexte allemand et montrer que la Kulturkritik y prenait en 1900 six formes différentes. Dans son essai de 1913, Troeltsch esquisse une typologie intéressante des diverses formes de critique culturelle. En s’inspirant des analyses que Simmel a fait de Nietzsche et de son individualisme qualitatif, il commence par analyser la „critique culturelle individualiste“, de caractère aristocratique et héroïque (1). Il lui oppose la „critique culturelle socialiste“, qui se distingue de la social-démocratie par l’idée social-conservatrice de „socialisme organique“ qui aspire à mettre fin, non pas à la structure de classe de la société capitaliste, mais au désordre social et moral dû à l’individualisme libéral (2). Ensuite, il analyse la „critique culturelle des esthètes“: sur la base de la révolution artistique de la fin du XIX e siècle se développe une critique culturelle qui s’inspire de critères esthétiques et s’enracine dans le monde des artistes - ce serait la „critique artiste“ de Boltanski et Chiapello (3). Enfin, Troeltsch distingue une critique culturelle d’inspiration religieuse ou spiritualiste qui, comme chez Maeterlinck ou Tolstoï, s’attaque surtout au désenchantement du monde et cherche le salut dans des formes non ecclésiales de religiosité (4). 17 A cela il faudrait ajouter deux autres types: la critique culturelle nationaliste, dont le postulat central est que les racines des maux du présent doivent être cherchées en dehors de la nation allemande, soit à l’étranger (on s’attaque alors à l’‚américanisme‘ ou au ‚rationalisme plat‘ des Lumières françaises), soit dans les minorités nationales présentées comme étrangères, comme 43 DDossier les juifs (5). 18 Enfin, il faut souligner l’existence d’une critique culturelle anarchisante qui revalorise les formes de vie communautaires contre la civilisation capitaliste et la croyance marxiste au progrès (6). 19 2. Le diagnostic de Weber entre critique culturelle et critique sociale Où situer Weber dans cette polarité et dans cette galaxie? Son œuvre, centrée sur la volonté de comprendre „l’originalité de la réalité de la vie qui nous environne“, 20 présente aussi bien des éléments de critique culturelle que de critique sociale. Par ailleurs, il se situait politiquement du côté national-libéral. Il n’est donc assignable à aucune des cases esquissées et combine des éléments issus des diverses positions qui s’affrontaient dans les débats sur le monde présent et ses dangers. Précisons la nature et les enjeux de cette combinaison. Ce qui le rapproche de la critique culturelle, c’est à la fois sa remise en question désabusée du progrès et son questionnement anthropologique sur le ou les types humains favorisés par le monde moderne. 21 Ce ne sont pas les injustices liées à la structure de la société qui l’intéressent, mais les menaces anthropologiques induites par les tendances structurelles des sociétés modernes, menaces qui s’incarnent dans des formes d’humanité aliénées et mutilées: le „jouisseur sans cœur“, le „spécialiste sans esprit“, „l’homme d’ordre“, autant de variantes d’un utilitarisme purement et simplement an-éthique. 22 La modernité apparaît alors comme le résultat d’un processus de rationalisation qui n’est pas, comme dans les philosophies du progrès, une réalisation heureuse de la raison morale et politique dans l’histoire, mais une réification tragique de la rationalité formelle et téléologique. 23 Que Weber soit tributaire du glissement de la question sociale vers la question culturelle, c’est aussi ce que montre l’avertissement, cosigné par Jaffé et Sombart, qu’il a écrit lors de leur reprise en main de l’Archive de science et de politique sociale (1904). S’il s’y propose bien d’élargir le questionnement sur le capitalisme du social vers le culturel, il ne coupe pas pour autant tous les ponts avec la tradition de la critique sociale dans laquelle s’inscrivait la revue. Du coup, il ne peut être entièrement assimilé à la critique culturelle: alors qu’elle était hostile à la science en général et à la réflexion sociale en particulier, Weber veut faire de la sociologie une science, et rester attentif à la dimension sociale des phénomènes et aux grandes évolutions socio-structurelles de son temps. Ce faisant, il s’inscrit plus dans la tradition rationaliste que dans la Lebensphilosophie de son époque. S’il formule une critique culturelle, il le fait dans un cadre théorique qui tient compte des réalités ‚matérielles‘ de l’économie capitaliste, dont il cherche précisément à saisir les implications éthiques. En fait, il fonde sa critique culturelle, qui emprunte beaucoup à Nietzsche, dans une analyse socio-économique du capitalisme tributaire de la pensée de Marx. Ce faisant, il élargit la réflexion marxiste sur les méfaits du capitalisme tout en s’intéressant aux racines culturelles de ce système économique, à son lien avec l’éthique protestante et plus largement avec le 44 DDossier rationalisme occidental. Bref, il reprend l’objet de Marx, mais dans une perspective nietzschéenne: loin de se concentrer sur „l’anatomie de la société civile“, il s’intéresse au capitalisme comme „phénomène culturel“, interrogeant l’ensemble des conditions qui ont rendu possible son avènement, et l’ensemble de ses implications, c’est-à-dire sa „signification culturelle“. 24 Toute son originalité est alors de faire preuve d’une grande lucidité théorique et politique, à égale distance de la doxa évolutionniste de la critique sociale et des clichés vitalistes de la Kulturkritik. Il évite ainsi les écueils des deux courants: en tenant compte de la transformation de la structure économique de la société sous l’influence du capitalisme moderne, il ne tombe pas dans l’idéalisme historique qui grève si profondément les diagnostics de la critique culturelle; mais il n’en est pas moins sensible au caractère réducteur d’un matérialisme historique qui dénie toute forme d’autonomie et d’efficace historiques, au moins relatives, aux phénomènes culturels; et contre lui, il tient compte des impasses du progrès technique et de la rationalisation sociale. Du coup, il ne fait ni preuve de la cécité sociale tendancieuse d’une critique culturelle refusant de tenir compte des ‚vulgaires‘ réalités politiques et économiques, ni de l’aveuglement progressiste d’une critique sociale incapable de saisir les implications humaines et politiques du progrès économique et technique - aveuglement manifeste dans l’illusion de pouvoir établir, sur la base des moyens de production engendrés par le capitalisme, une société libérée de la domination de classe. Nous sommes parvenus à un premier résultat, qui permet de mieux saisir ce qui rapproche et éloigne Weber de la critique culturelle de son temps: ce qui l’en rapproche, c’est avant tout sa mise en question des implications éthiques et anthropologiques du progrès; ce qui l’en éloigne, c’est son sens des réalités économiques et politiques de son temps. Mais cette combinaison de critique sociale et de critique culturelle est également vraie de Ferdinand Tönnies et Georg Simmel, tout comme de la ‚théorie critique‘ à leur suite. 25 Afin de saisir plus finement l’originalité de Weber et de le situer plus précisément par rapport aux grands types de critique culturelle de son temps, et notamment par rapport à ses deux collègues sociologues, il faut rappeler les grandes lignes de son diagnostic historique. Quand on s’attache à reformuler le diagnostic historique de Weber, il est courant de dire qu’il tourne autour des deux problèmes canoniquement désignés comme la „perte de sens“ liée au désenchantement du monde, et la „perte de liberté“ due aux développements conjoints du capitalisme industriel et de la bureaucratie. 26 Cette présentation schématique n’est pas fausse, à condition de souligner deux choses. D’une part, ces problèmes sont indissociables aux yeux de Weber: ce qu’il y a de problématique dans le monde moderne, c’est que l’on soit contraint d’y agir selon des manières auxquelles on ne peut plus trouver de signification. L’entrepreneur, l’ouvrier et le bureaucrate modernes sont forcés, par les contraintes sociales, à faire des choses qui n’ont rien à voir avec leurs convictions personnelles et leurs désirs intimes, sous la pression de règles impersonnelles inaccessibles aux exigences de l’éthique. D’autre part, Weber accorde un primat à 45 DDossier la question de la liberté: la question de l’enfermement des Modernes prime sur celle de l’absence de sens, car c’est seulement là-dessus qu’il estime qu’il est encore temps d’agir: c’est la liberté, ou plutôt ses „derniers restes“, que l’on peut éventuellement sauver ou préserver. 27 On comprend alors pourquoi le thème de la ‚cage‘ est le pivot du diagnostic de Weber sur le monde moderne. D’une part, il permet de désigner ce qui ne va pas dans le monde moderne: le poids croissant des contraintes objectives sur la vie sociale et individuelle, et donc le rétrécissement des marges de liberté. D’autre part, il sert aussi à dénoncer les solutions utopiques qui font l’économie, par idéalisme de militants ou inconscience de dilettantes, de ces contraintes et de leur poids inexorable, et risquent donc de suggérer des solutions plus dangereuses que les maux qu’elles prétendent éliminer. Autrement dit, il permet aussi à Weber de se démarquer des diverses formes de radicalisme de son temps, aussi bien des projets socialistes de planification de l’économie que de l’aveuglement ‚escapiste‘ traversant la plupart des formes de critique culturelle, si souvent tentée de fuir les réalités sociopolitiques dans des constructions illusoires. Car pour Weber, il n’y a pas de d’évasion possible, du moins pas sur les plans social et politique. Le terme qu’il utilise exprime bien son fatalisme en la matière: le Gehäuse n’est pas une cage dont on pourrait s’évader, c’est plutôt la coquille de l’escargot (un poids certes, mais sans lequel il ne peut vivre) ou le logement dans lequel le rouage d’une machine s’insère et dont il ne peut sortir. A chaque fois que Weber recourt à ce terme très particulier, c’est pour évoquer l’enfermement des humains dans le monde qu’ils habitent, que ce soit celui de la bureaucratie, du capitalisme ou du système des castes. Le Gehäuse, c’est le logis dans lequel on naît et habite bon gré mal gré, le cadre „de fait et immuable“ 28 dans lequel il faut vivre - raison pour laquelle la traduction ‚cage d’acier‘, qui suggère la présence d’un en-dehors, n’est pas entièrement satisfaisante, même si elle reste la plus suggestive. Dans l’impossibilité de revenir sur l’ensemble des analyses que Weber fait de son époque, je voudrais seulement revenir sur le diagnostic qui conclut L’éthique protestante et qui, ce me semble, n’est pas toujours bien compris. Cela nous permettra d’affiner cette première vue générale sur le positionnement de Weber. 3. La signification de L’éthique protestante: ascétisme, capitalisme et rationalisme Ce que révèle L’éthique protestante, c’est avant tout l’origine et la nature ascétiques du monde du travail moderne et, ce faisant, le lien intrinsèque entre „ascèse et capitalisme“. 29 Mais le propos de Weber n’est pas de dénoncer cet ascétisme au nom d’une conception plus souple de la vie. Certes, la manière dont il oppose la jouissance ingénue de l’existence et l’esprit ascétique du capitalisme a bien une portée critique. Elle ressort nettement quand il note qu’aujourd’hui encore, la conception de l’homme „comme une ‚machine à produire du gain‘, pèse sur la vie de tout son poids glaçant“, 30 ou quand il souligne le contrôle „tyrannique“ et „contre 46 DDossier nature“ auquel le protestantisme a soumis les humains, 31 ainsi que le „refoulement“ 32 de la vie pulsionnelle qui en a découlé. Mais en dépit des distances qu’il prend vis-à-vis de l’ascétisme protestant, ce n’est pas l’ascétisme qu’il dénonce. S’il le faisait, il se retrouverait de plain-pied avec l’hédonisme de son temps. Or, Weber le méprisait, et il a lui-même mené une vie plutôt ascétique, estimant que l’autocontrôle continu auquel pousse l’ascétisme est le vecteur d’un libre façonnement de soi. 33 En fait, la „réglementation de la conduite de vie entière“, si pesante, qui caractérise le protestantisme par rapport au catholicisme, implique une „rationalisation éthique rigoureusement volontaire“ 34 de la vie qui, en dépit de tous ses aspects négatifs, a au moins une vertu positive: forger des personnalités responsables - et c’est bien cet idéal que Weber défendait. Ce n’est donc pas l’ascétisme comme tel, ni le caractère „trop ascétique“ du monde moderne que Weber critique à la fin de L’éthique protestante. C’est le fait que le caractère ascétique de la vie moderne ne résulte plus d’un libre choix personnel et n’a plus la moindre signification éthique: il n’est plus qu’un impératif structurel imposé aux hommes nés dans la ‚cage d’acier‘ du capitalisme industriel. Ce qui, chez les puritains, résultait d’une libre décision motivée de manière éthicoreligieuse - consacrer sa vie à une profession déterminée - n’est plus aujourd’hui qu’une nécessité objective à laquelle les individus ne cherchent même plus à trouver du sens, soit parce qu’ils ne la perçoivent que comme une „simple contrainte économique“, soit parce qu’elle ne peut plus être mise en rapport avec les „valeurs spirituelles suprêmes de la culture“. 35 Avec la sécularisation, l’implication professionnelle a perdu sa signification religieuse, et au regard des valeurs eudémonistes des Modernes, elle ne peut apparaître qu’absurde. Bref, la seule chose qui motive encore l’engagement dans une profession est le fait qu’on n’a ‚pas le choix‘, que l’on ne peut plus ‚vivre sans‘. Et cela signifie, dans un même mouvement, perte de liberté et perte de sens. L’ascétisme s’est donc maintenu, mais il ne s’est maintenu que partiellement, dans la vie professionnelle seulement, et sous la forme d’une obligation extérieure, perdant de ce fait sa vertu culturelle d’instrument de libre formation de soi. Car les valeurs modernes, qu’elles soient utilitaristes, hédonistes ou vitalistes, sont en contradiction avec la contrainte objective au travail spécialisé qui caractérise la vie moderne. Ce qui signifie que l’homme moderne est scindé entre l’ascèse professionnelle imposée, et la quête de jouissance ou d’expérience vécue qui l’occupent une fois sa tâche accomplie, entre le fait de devoir être un ‚spécialiste sans esprit‘ d’un côté, tout en étant un ‚jouisseur sans cœur‘ de l’autre. C’est sur ce point précis que va la critique de Weber. Alors que le protestantisme avait promu une „unité sans faille“ entre la profession et la „personnalité en son foyer éthique le plus intime“, on peut aujourd’hui „toucher du doigt la dissolution interne de cette unité, la mise au ban de l’‚homme de la profession-vocation‘“: le capitalisme n’a plus besoin de cet étai contre lequel s’insurge en outre la critique culturelle d’inspiration vitaliste. 36 Bref, le monde moderne a hérité des aspects négatifs issus de l’esprit du capitalisme, tout en perdant l’unique vertu éthique qu’il avait eue: 47 DDossier Les traits spécifiques qui sont l’apanage d’une vie complètement imprégnée de l’‚esprit‘ du capitalisme [ ], à savoir: l’‚objectivité‘ froide et insensible à l’humanité, l’‚esprit de calcul‘, la logique rationnelle, un sérieux dans le travail dépouillé de toute naïveté devant la vie ainsi que le confinement dans une spécialité, tous ces traits donc, qui ont suscité et suscitent une protestation anti-chrématistique pathétique tant d’un point de vue esthétique que d’un point de vue éthique et simplement humain, se voient à leur tour privés, chez les personnalités sérieuses, de la cohérence interne qui fondait l’autojustification éthique [ ]. Tout cela étant, il va de soi que le capitalisme peut mener une existence confortable. [ ] Mais il ne peut guère apparaître désormais, aux gens précisément les plus sérieux, comme l’expression extérieure d’un style de vie qui serait fondé dans une unité, cohérente, désignable et ultime, de la personnalité. 37 On le voit ici, Weber dresse un tableau sans fard du monde capitaliste, montrant l’inanimé des discours bourgeois essayant de lui donner une valeur éthique ou culturelle. Notamment, il discrédite l’ultime argument en sa faveur: le capitalisme ne favorise plus l’unité éthique de la personne. Si tel avait bien été le cas à l’aube des Temps modernes, c’en est désormais fini, même de cette valeur minimale. Le capitalisme n’a que faire d’éthique, sous quelque forme que ce soit: il constitue désormais un „cosmos“ qui repose sur une base mécanique, suit ses propres lois et les impose aux humains, fonctionnant comme une machine qui n’arrêtera sa course folle qu’une fois le „dernier quintal“ de carburant consumé. 38 En insistant sur le fait que ce ‚mécanisme‘ est intimement lié à une certaine forme de rationalisme, et qu’il broie toutes les valeurs éthiques et culturelles sur son passage, Weber semble proche de la critique culturelle. Il ne s’en démarque pas moins nettement. Toute son originalité tient à ce qu’il considère comme le facteur décisif dans la genèse du monde moderne, celui qui, compte tenu de son rôle crucial, a décidé du ‚sens‘ de ce monde. Selon lui, il n’est ni technique, ni économique. A rebours des diatribes de la critique culturelle contre „l’âge des machines“, et même s’il reconnaît que la „mécanisation de la technique“ joue un rôle important dans le capitalisme de son temps, il s’oppose à „l’erreur populaire selon laquelle des ‚conquêtes‘ techniques auraient constitué la cause évidente du développement capitaliste“: pour lui, la technique n’est pas la source ultime des maux du présent. 39 De même, il s’attaque aux „méthodes d’explication purement économique“ du capitalisme. Ce n’est pas la révolution des prix au XVI e siècle qui l’a produit, 40 ni „l’accumulation primitive“ du capital, sous quelque forme que ce soit. 41 En revanche, l’avènement d’un nouvel esprit a suscité une accumulation qui, parce qu’elle pouvait s’adosser à ce nouvel esprit, a favorisé l’expansion capitaliste en poussant à l’épargne et à l’investissement productifs. 42 Fi donc de l’économisme et du déterminisme technologique - du ‚marxisme‘ donc - pour comprendre le monde moderne. Ce qui a été décisif selon Weber, c’est une révolution culturelle, l’apparition d’un nouvel ‚ethos‘. Mais si une mutation éthique a pu jouer un rôle crucial dans la genèse du capitalisme moderne, ce n’est pas, „comme certains romantiques modernes en entretiennent l’illusion“, un déchaînement de la cupidité et un assouplissement des exigences morales à l’égard de l’argent. 43 Il est donc faux de penser que les maux du présent seraient 48 DDossier le résultat d’un déclin de l’éthique - pour Weber, ce déclin n’est pas une cause, mais un effet paradoxal qu’il s’agit d’expliquer. Et à rebours de ces „romantiques“, il estime que le capitalisme est né d’un resserrement sévère de l’emprise de l’éthique sur la vie 44 - ce n’est qu’ensuite qu’il a banni l’éthique hors de la vie. Et cette éthique si rigoriste était centrée sur le devoir professionnel: en valorisant l’auto-exploitation, elle a créé le ‚rapport au travail‘ qui était nécessaire au développement capitaliste. Ce qui signifie que ce n’est pas le capital qui importe au premier chef dans la genèse du monde moderne. Ni même l’argent, que ce soit en raison des passions qu’il suscite ou, comme Simmel était enclin à le croire, des facultés qu’il cultive. En réalité, c’est le travail professionnel, cette valeur partagée même par les socio-démocrates, qui a scellé le désastreux destin de l’Occident. En quelque sorte, le coup d’éclat de Weber est de déplacer le regard du capital sur le travail: ce qui a été décisif, ce n’est pas la valorisation (économique) du capital, mais la valorisation (éthique) du travail. Ou encore: avant la révolution industrielle, il a fallu une ‚révolution industrieuse‘. En valorisant le fait de se vouer à l’exercice d’une profession licite, quelle qu’elle soit, le protestantisme a déplacé le questionnement éthique du choix de la profession (quelle profession choisir? ) vers la manière de travailler (comment faut-il exercer sa profession? ). Ce qui importe moralement n’est plus de pratiquer une profession jugée bonne en vertu de ses implications positives dans le monde, mais de se vouer corps et âme au devoir professionnel, d’exercer son métier avec diligence et objectivité - telle est la „volonté divine“. 45 Or, c’est aussi la condition sine qua non de l’intégration fonctionnelle de l’individu comme ‚rouage‘ dans les grandes organisations bureaucratiques, privées ou publiques: „La ‚vocation‘ consiste à collaborer sobrement et rationnellement aux fins objectives des groupements à finalité rationnelle dans le monde“. 46 En mettant ainsi le travail professionnel et, plus largement, une éthique de vie rationnelle à la racine et au cœur du monde moderne, Weber semble bien rejoindre certaines intuitions de la critique culturelle. Mais son diagnostic a en fait une portée polémique vis-à-vis de cette mouvance qui tendait presque toujours à mettre en cause les Lumières. Si le facteur décisif dans la genèse du capitalisme a été „en dernière analyse“ le développement d’un „mode de pensée rationnel“, Weber précise immédiatement que ce qui importe est la „rationalisation de la manière de vivre“, et plus encore l’apparition d’un „ethos économique rationnel“. 47 Autrement dit, ce n’est pas la rationalité des idées qui a scellé le destin du monde moderne, mais la rationalité pratique, éthique et économique, celle qui se joue sur le plan de la vie quotidienne. L’origine de ce ‚rationalisme‘ si froid qui caractérise le monde moderne n’est donc pas à chercher dans les Lumières, mais dans la Réforme. Et dans la mesure où celle-ci constitue la contribution décisive de l’Allemagne à l’histoire universelle, Weber discrédite la critique culturelle d’inspiration nationaliste, aux accents souvent antisémites, qui rapportait le développement du capitalisme à des influences extérieures à la nation allemande (que ce soit ‚l’Amérique‘ ou ‚les juifs‘). 48 49 DDossier 4. L’éthique de la responsabilité contre l’acosmisme de la critique culturelle Maintenant que l’on a identifié quel était le noyau des inquiétudes de Weber ainsi que la signification précise de sa généalogie de la culture moderne à partir de l’éthique protestante, il faut élucider les principes qui régissent ses prises de position pratique. Ils résultent essentiellement de son réalisme désabusé: pour lui, la plupart des formes de critique culturelle (ainsi que des formes de critique sociale d’ailleurs) font preuve d’un idéalisme irresponsable. A ses yeux, elles n’étaient pour la plupart que des „bulles de savon“ de „littérateurs“ 49 dont les caractéristiques premières sont „le manque de perception politique et l’aveuglement soigneusement entretenu face aux réalités“, notamment sociales et économiques. 50 Contre les illusions qu’ils véhiculent, Weber défend la probité intellectuelle et l’éthique de la responsabilité: d’une part, il faut voir les réalités en face, si désagréables soient-elles, et garder la tête froide face à tous les idéaux, si majestueux soient-ils; 51 d’autre part, il faut anticiper les conséquences des mesures que l’on prône, et tenir compte de ces conséquences qui menacent de ruiner les idéaux qu’on prétend défendre. Weber s’oppose à toute forme d’idéalisme irresponsable et inconséquent. Ceux qui veulent „introduire la main dans les rayons de la roue de l’histoire“, c’est-à-dire s’engager dans l’action politique ou la réforme culturelle, doivent se régler sur „l’éthique de la responsabilité“, c’est-à-dire agir de manière rationnelle en finalité, en tenant compte des conséquences prévisibles de leurs actes. Car l’action en ce monde ne peut être régulée par „l’éthique de la conviction“ qui engage à des actions au nom de leur valeur inconditionnelle. 52 Cette opposition entre éthique de la responsabilité et éthique de la conviction ne signifie pas que, pour Weber, il faille renoncer à défendre des idéaux: la responsabilité n’est pas identique à l’absence de conviction. Pour Weber, un homme politique doit même avant tout „se dévouer passionnément à une ‚cause‘“, se battre pour des idéaux - cette capacité de dévouement est plus généralement la marque de toute „personnalité“ authentique. 53 Mais il doit le faire en tenant compte des conditions qui sont celles du monde dans lequel il veut les réaliser, et en en tirant toutes les conséquences. Autrement dit, Weber invite à sortir des tendances à l’escapisme ou à l’‚acosmisme‘ qui traversent la critique radicale du monde moderne, qu’elle soit culturelle ou sociale. On comprendra mieux ce point en se référant à la fameuse „Considération intermédiaire“ de ses études sur L’éthique économique des religions mondiales, qui se présente comme une „théorie des degrés et des orientations du refus religieux du monde“. 54 Ce texte propose un diagnostic du monde moderne qui tente d’en cerner les contradictions constitutives, et de comprendre les motifs de refus du monde qui s’exprimaient à son époque. Sans entrer dans le détail, déployonsen l’idée phare: plus la religion se rationalise dans le sens d’une éthique de la fraternité universelle (comme ce fut le cas du christianisme), plus elle entre en tension avec le monde et ses ordres, au point d’être tentée par le refus du monde. Et plus les ordres du monde, et avant tout les sphères économique et politique, se 50 DDossier rationalisent de leur côté, c’est-à-dire plus les hommes prennent conscience de leurs logiques propres et s’y soumettent, plus les tensions avec les exigences éthiques deviennent inconciliables. La „Considération intermédiaire“ ne s’intéresse pas seulement aux tensions entre l’éthique religieuse de fraternité et les „ordres rationnels“ du monde. Weber y aborde aussi la manière dont la religion entre en conflit avec „les puissances de la vie en ce monde qui sont de nature fondamentalement a-rationnelle ou antirationnelle: surtout avec la sphère esthétique et avec la sphère érotique“. 55 Et dans ce cadre, il analyse aussi les tensions qui apparaissent entre les sphères rationnelles et les puissances a-rationnelles, à mesure que les unes et les autres se différencient pour suivre leurs logiques propres. Autrement dit, il s’intéresse aussi à la manière dont l’art et l’éros s’opposent à la vie rationnelle en finalité, ou plutôt constituent des échappatoires à la rationalisation de la vie, en promettant une „délivrance du rationnel à l’intérieur même du monde“. 56 Ce que Weber essaie de comprendre, ce sont les déchirements de l’homme moderne qui, face à l’impitoyable rationalisation de la vie promue par le capitalisme et l’État modernes, doit renoncer à la fraternité ou fuir le monde moderne - s’il y reste, il peut seulement chercher refuge et compensation dans la quête de jouissance érotique ou artistique. Dans ce texte, il reprend sur un mode historique la question de la „dislocation des valeurs“ qui tourmentait ses contemporains, en cherchant à saisir les raisons de ce processus au terme duquel l’unité du beau, du vrai et du bien a éclaté. On peut même y lire une ‚cartographie‘ des positions de son temps face à la rationalisation du monde, une ‚mise en scène‘ où le Capital et l’État se trouvent opposés à l’Éthique, à l’Art et à l’Eros, et dont le message est de dire que la seule opposition conséquente émane de l’Éthique, mais doit aboutir à la fuite ‚hors du monde‘. Or, c’est bien ce à quoi il se refuse, et c’est à partir de là que l’on peut comprendre ses positions par rapport aux diverses formes de critique culturelle vers 1900. Conclusion: la position singulière de Weber dans la galaxie de la Kulturkritik Weber a été en contact avec la critique culturelle anarchisante du monde moderne: il s’est intéressé à Tolstoï et a séjourné deux fois dans la communauté libertaire, pacifiste et végétarienne de la ‚Montagne de la vérité‘. 57 S’il éprouve un certain respect face à de telles idées, et même une relative fascination, il ne s’agit pour lui que d’une forme d’acosmisme, de refus radical du monde lié à l’idéalisme de la fraternité universelle, tout comme le christianisme du sermon sur la montagne et le syndicalisme révolutionnaire (qui constituent ses deux exemples favoris pour illustrer l’éthique de la conviction). A ces gens, il demandait seulement d’être cohérents, c’est-à-dire de renoncer à la violence et donc à la politique, et d’être conséquents, c’est-à-dire de fuir le monde comme le faisaient Tolstoï et ces „communautés de jeunes“ en quête de fraternité authentique que Weber voyait 51 DDossier grandir discrètement autour de lui. 58 Car c’est à cette seule condition, dans des cercles restreints, que l’on peut réaliser aujourd’hui les exigences de fraternité. C’est ici que l’on peut situer Weber par rapport à Tönnies: certes, ce dernier n’était pas anarchiste, mais sa critique repose essentiellement sur une éthique ‚communiste‘ de la solidarité et de la fraternité qui le conduit finalement à défendre la mise en place de l’État social et de ses structures bureaucratiques. La critique de Weber, en revanche, repose sur une défense de la liberté individuelle qui le conduit à mettre la bureaucratisation du monde au cœur des dangers planant sur l’humanité moderne. Néanmoins, il retrouve le propos de l’auteur de Communauté et société (1887) dans la mesure où il envisage aussi l’avènement du monde moderne comme un processus de rationalisation lié au développement du capitalisme et de l’État modernes, puissances qui ont effectivement mis la modernité sous le signe d’un reflux des formes de vie communautaires et de leur ‚éthique de la fraternité‘. Mais contrairement à Tönnies, Weber n’idéalise pas le monde d’hier. Selon lui, la communauté domestique est certes régie par le principe communiste de Marx: ‚A chacun selon ses besoins, de chacun selon ses capacités‘. En cas de coups durs, elle peut compter sur ‚l’assistance du voisinage‘, activité communautaire dont Weber note, comme Tönnies, qu’elle est à peu près nulle dans les grandes villes modernes. Mais Weber souligne que même dans le cadre traditionnel, „l’activité communautaire n’est pas la règle, mais l’exception“. En outre, si „la quantité de services réciproques qu’on se rend entre voisin et la serviabilité qu’on se témoigne“ ressort bien d’une „éthique de la fraternité“, c’est en un sens prosaïque: les formes d’entraide bénévole, loin d’être le signe d’une relation désintéressée à autrui, ne font que révéler la communauté d’intérêts entre voisins. „Ces formes de coopération naissent du voisinage en vertu du principe fondamental de l’éthique populaire du monde entier, dans son absence totale de sentimentalité: ‚ce que tu me fais, je te le ferai aussi‘“. 59 Bref, Weber s’oppose à l’idéalisation un peu naïve des formes de vie communautaires par Tönnies. A la critique culturelle socialiste, c’est-à-dire à la critique social-conservatrice du libéralisme, Weber s’oppose encore plus durement: aux partisans du socialisme organique, il montre qu’ils font en fait le jeu du grand capital. 60 Mais ce qui l’oppose aux projets chimériques de reconstitution des corporations, c’est avant tout les valeurs individualistes et démocratiques qu’il défend: Weber est un libéral, mais un libéral conscient des paradoxes du libéralisme économique qui a finalement enfanté un monde qui tend à abolir la liberté individuelle. Pour lui, il est donc faux de dire que l’on va vers un monde de plus en plus individualiste. Bien au contraire, c’est l’individualisme qu’il faut défendre, car c’est cela qui est le plus menacé par le capitalisme moderne. 61 On pourrait croire que Weber se situe donc du côté de la ‚critique culturelle individualiste‘ présentée par Troeltsch. Mais ce n’est pas vraiment le cas, car Weber défend un individualisme éthique et démocratique contre le mainstream de la critique culturelle qui défendait, à la suite de Nietzsche, un individualisme aristocratique et esthétisant (c’est notamment le cas de la ‚critique culturelle des esthètes‘). 52 DDossier On cernera mieux l’individualisme de Weber en le faisant contraster avec celui de Simmel qui, lui aussi, est un partisan de la liberté des Modernes, mais comprise selon un modèle optionnel de la liberté intérieure: pour lui, la liberté croît presque mécaniquement avec l’éventail des possibles, de sorte que l’homme moderne a de plus en plus de liberté intérieure, c’est-à-dire de possibilité de s’individualiser sur le plan de sa vie subjective - même si cette liberté est constamment menacée de se transformer en simple „liberté négative“ et de conduire à une existence vide de sens. 62 Weber a une conception plus exigeante de la liberté, qui inclut un versant extérieur, à la fois économique et politique: il ne se focalise pas sur l’accroissement des possibilités données à l’individu de se distinguer, mais sur la capacité à se donner des valeurs et à les défendre avec persévérance. Or, cela est de moins en moins possible dans un monde où les contraintes objectives pèsent si fortement sur la vie individuelle et sociale que toute considération éthique devient vaine. Pour Weber, la simple adaptation rationnelle aux contraintes extérieures n’est pas la liberté: c’est juste une forme de soumission intelligente aux circonstances, qui ne peut conduire qu’à „nager dans le sens du courant“, alors que c’est plutôt la capacité à être „à contre-courant“ qui constitue le critère de la liberté. 63 Or, les Modernes sont de plus en plus pris dans des systèmes d’action qui leur imposent les fins qu’ils doivent suivre et leur dictent leur comportement quotidien, non seulement dans la sphère du travail, mais aussi dans celle de la consommation. Ce qui menace la liberté moderne n’est pas seulement d’être vide ou négative, mais d’être illusoire. Venons-en au rapport de Weber à la „critique culturelle spiritualiste“: certes, il a mis au centre de son œuvre la question du „désenchantement du monde“ et du „polythéisme des valeurs“. Mais pour lui, le sens est définitivement perdu: on ne peut rien faire contre le processus multimillénaire de désenchantement du monde; de même, le „rationalisme grandiose“ du christianisme ne pouvait pas éternellement masquer les tensions entre les sphères de valeur réglant les divers ordres de vie, d’autant moins que ces derniers se sont développés de manière autonome en suivant leurs propres lois. Et c’est même une chance pour l’individu, qui est alors remis à lui-même pour donner du sens à sa vie en choisissant les valeurs qu’il veut défendre: à partir du moment où le sens n’est plus donné de manière transcendante, c’est à lui seul à prendre parti dans la lutte entre les valeurs et à suivre „le démon qui tient les fils de sa vie“. 64 Je voudrais conclure par le rapport de Weber à la critique culturelle nationaliste. On l’a vu, Weber était nationaliste. Sa critique culturelle est-elle pour autant nationaliste? On peut le dire, mais cela n’est vrai qu’en partie et au début de sa vie. Au fond, il a toujours été déchiré entre son nationalisme viscéral et ses exigences éthiques, et il a souvent pris ses distances vis-à-vis des poncifs de la Kulturkritik nationaliste sur les Lumières ou l’Amérique; au final, on va voir que c’est justement son nationalisme qui le conduit à renoncer à tirer toutes les conséquences de sa critique culturelle. 53 DDossier Dans sa Leçon inaugurale de 1895, Weber a élevé la défense des intérêts durables de la nation en matière de puissance politique au rang de valeur suprême de l’économie politique ‚nationaliste‘ dont il se fait l’avocat: „C’est la ‚Raison d’État‘ qui est pour nous l’ultime critère d’évaluation“. 65 Néanmoins, ce texte est traversé par une puissante tension. Si Weber y expose clairement le primat qu’il accorde à la nation dans ses décisions, il n’y fait pas moins de nombreuses références à ses valeurs éthiques et culturelles. La science économique à laquelle il aspire se veut être une science qui „s’intéresse avant tout à la qualité des hommes“ que les conditions d’existence économiques et sociales façonnent. Et Weber précise: „Ce que nous souhaitons développer en l’homme, ce n’est pas le sentiment de bienêtre, mais ces qualités dont nous ressentons qu’elles font la grandeur humaine et la noblesse de notre nature“. 66 Un peu plus loin, Weber précise que ce sont des „grands types universels d’idéaux humains“ 67 qu’il introduit dans sa science. Mais comment concilier le primat axiologique de la puissance nationale avec la volonté d’œuvrer pour l’épanouissement de qualités et d’idéaux humains ayant une portée universelle? N’y a-t-il pas une contradiction insurmontable entre une analyse du monde moderne consciente de ses répercussions culturelles négatives et une option nationaliste qui ne peut que conduire à adhérer aux dynamiques porteuses des pathologies culturelles par ailleurs dénoncées? A première vue, il semble y avoir une conciliation possible dans la mesure où le nationalisme de Weber a une dimension ‚culturelle‘. Reprenant au début de sa Leçon inaugurale ses analyses sur les évolutions contemporaines à l’est de l’Elbe, il y fait preuve d’un mépris culturel envers les Polonais qui témoigne du recoupement qu’il fait entre qualités éthiques et appartenance ethnique. 68 Les tensions entre les nations, dont Weber ne masque pas les enjeux purement économiques, ont aussi à ses yeux une dimension culturelle. Dans un article intitulé „Entre deux lois“, il défend plus tard l’idée que les grandes nations ont une „responsabilité historique“ en ce qui concerne la physionomie future du monde. Voilà pourquoi les Allemands doivent suivre la „loi ‚pragmatique de la puissance‘“, et non celle de la fraternité chrétienne: seule l’Allemagne peut faire en sorte que la „culture de l’avenir“ ne soit pas prise „entre les règlements des fonctionnaires russes et les conventions de la ‚society‘ anglo-saxonne, avec peut-être une dose de ‚raison‘ latine“. 69 Son nationalisme ayant toujours été politique et culturel, on comprend pourquoi la puissance économique et politique lui importe tant: c’est la nation la plus puissante qui définira la culture de demain. Dans cette mesure, l’aporie mentionnée semble trouver une solution. Mais en fait, le grand écart n’est pas réduit. Car même si l’on admet que la puissance est indispensable pour peser sur le cours de la civilisation, la tension demeure puisque Weber a montré par ailleurs que cette puissance dépend d’un développement économique et politique dont les répercussions sont contraires aux valeurs qu’il défend. On comprend alors qu’il y a une contradiction entre le nationalisme attaché à la puissance politique et la critique culturelle du monde moderne: on ne peut pas être 54 DDossier nationaliste et critiquer de manière conséquente le progrès, car la puissance nationale est fonction de la modernisation du pays. Telle est l’origine des tensions entre les prises de position pratique de Weber et l’engagement éthique qui apparaît dans son œuvre. Weber est déchiré entre ses valeurs éthiques et politiques. Ou plutôt, tant il est vrai que ses valeurs éthiques et politiques se rejoignent en partie (tant que la question des intérêts de la Nation n’entre pas en compte), il est écartelé entre ses idéaux éthico-politiques universels, qui le font nager à contrecourant, et son attachement passionnel à la puissance de l’Allemagne, qui le pousse à s’identifier aux tendances objectives. Pris ‚entre deux lois‘, il incarne les déchirements caractéristiques de la condition de l’homme moderne, écartelé entre les exigences du monde et celles de l’éthique. De ce point de vue, la „Considération intermédiaire“ peut être lue aussi bien comme un fragment d’auto-analyse que comme le sommet d’une œuvre consacrée au fond aux „conflits intérieurs entre la ‚profession‘, la ‚vie‘ (comme nous disons volontiers de nos jours), l’‚éthique‘“, conflits dont il dit qu’ils sont devenus des „problèmes culturels de premier ordre“ à l’âge moderne. 70 Mais quand il faut se décider dans le monde, et donc trancher dans ce débat, la main de Weber n’a pas tremblé: il n’a jamais hésité à céder aux „exigences du monde“, quitte à sacrifier, sur leur autel, les exigences éthiques. Et au final, c’est pour cette raison qu’il a combattu la critique culturelle nationaliste, celle de ces „teutons des bois et des prés“ 71 qui mettaient selon lui en péril le succès de la politique de puissance de l’Allemagne. * Cet article synthétise les analyses que j’ai consacrées à cette épineuse question dans ma thèse, dont l’objet était plus vaste, sur „La critique culturelle et la constitution de la sociologie allemande: Ferdinand Tönnies, Georg Simmel et Max Weber“ (sous la direction de Catherine Colliot-Thélène et Axel Honneth, Lille, ANRT, 2009) - en ce qui concerne la Kulturkritik, je renvoie d’emblée le lecteur désireux d’en savoir plus, notamment en ce qui concerne la littérature secondaire, à ce travail détaillé. Depuis ma soutenance en 2008, j’ai publié les analyses consacrées aux ‚diagnostics historiques‘ des trois ‚pères fondateurs de la sociologie allemande‘, expurgées de leur mise en contexte dans la mouvance de la Kulturkritik, dans La Fabrique des derniers hommes. Retour sur le présent avec Tönnies, Simmel et Weber, Paris, La Découverte, 2012 - en ce qui concerne le contenu et la méthode du diagnostic de Weber, je me permets aussi de renvoyer le lecteur intéressé au quatrième chapitre de cet ouvrage, 231sqq. Cet article complète les analyses de ce chapitre en resituant la pensée de Weber dans les débats de son temps. 1 Max Weber, L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme. Suivi d’autres essais, Paris, Gallimard, 2003, 251, trad. mod.; Œuvres politiques, Paris, Albin Michel, 2004, 336, trad. mod. 2 Cf. par exemple Eckhard Niebel, Kulturkritik. Ein Arbeitsbuch, Frankfurt am Main, Diesterweg, 1989, 69-76; Thomas Jung, Geschichte der modernen Kulturtheorie, Darmstadt, Wissenschaftliche Buchgesellschaft, 1999, 77-99 et Rita Aldenhoff, „Kapitalismusanalyse und Kulturkritik. Bürgerliche Nationalökonomen entdecken Karl Marx“, in: Gangolf Hübin- 55 DDossier ger / Wolfgang J. Mommsen (ed.), Intellektuelle im deutschen Kaiserreich, Frankfurt am Main, Fischer, 1993, 78-94. 3 Cette interprétation de la Kulturkritik comme idéologie préfasciste a été accréditée par Fritz Stern, The Politics of Cultural Despair. A Study in the Rise of the Germanic Ideology, Berkeley/ Los Angeles, University of California Press, 1961, XIsqq. (Politique et désespoir. Les ressentiments contre la modernité dans l’Allemagne pré-hitlérienne, Paris, Armand Colin, 1990), qui fait à tort un amalgame entre Kulturkritik et ‚pessimisme culturel‘. 4 Cf. par exemple Stephen Kalberg, La sociologie historique comparative de Max Weber, Paris, La Découverte, 2002, 48, ou encore Dirk Käsler, Max Weber. Sa vie, son œuvre, son influence, Paris, Fayard, 1996 (qui amalgame lui aussi Kulturkritik et pessimisme culturel - cf. 213 et 219). 5 J’ai proposé une traduction de ces analyses que mes recherches ont permis d’exhumer: Ernst Troeltsch, „Le dix-neuvième siècle“, in: Philosophie, 94, 2007, 13-33 (sur la ‚Kulturkritik de la fin du siècle‘, cf. notamment 28-33 ainsi que ma présentation dans ce même numéro de Philosophie, „La critique culturelle selon Ernst Troeltsch“, 3-12). 6 Sur cette pratique théorique, cf. Aurélien Berlan, La Fabrique des derniers hommes. Retour sur le présent avec Tönnies, Simmel et Weber, Paris, La Découverte, 2012, chap. 1. 7 Lettre de Max Weber à Willy Hellpach du 5 avril 1905, citée par Luise Schorn-Schütte, Karl Lamprecht. Kulturgeschichtsschreibung zwischen Wissenschaft und Politik, Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht, 1984, 93. 8 Ernst Troeltsch, „Le dix-neuvième siècle“, op. cit. (note 5), 28sq. 9 Werner Sombart, Der Moderne Kapitalismus [1902], 2 vol., Berlin, Duncker & Humblot, 1969. 10 Expression de Robert von Nostitz-Rieneck, Das Problem der Cultur [1888], cité par Rüdiger vom Bruch / Friedrich Wilhelm Graf / Gangolf Hübinger dans l’introduction au recueil qu’ils ont dirigé: Kultur und Kulturwissenschaften um 1900. Krise der Moderne und Glaube an die Wissenschaft, Wiesbaden / Stuttgart, Steiner, 1989, 11. 11 C’est le philosophe Rudolph Eucken qui incarne le mieux ce basculement de l’intérêt des „grands problèmes sociaux“ vers les „grands problèmes culturels du présent“ (cf. notamment Rudolph Eucken, Lebenserinnerungen. Ein Stück deutschen Lebens, Leipzig, Koehler, 1922, 43sqq.). Pour une analyse plus détaillée de ce glissement, cf. Aurélien Berlan, La critique culturelle et la constitution de la sociologie allemande, Lille, ANRT, 2009, 35-55. 12 C’est dans ce cadre que Weber inscrit son propre projet de connaissance: cf. notamment Max Weber, Essais sur la théorie de la science, Paris, Plon (Pocket), 1992, 203sqq. 13 Ernst Troeltsch, „Le dix-neuvième siècle“, op. cit. (note 5), 29. 14 „Au lieu de la ‚société‘, le complexe de culture, mon principal objet d’intérêt“: Nietzsche, Friedrich, Kritische Gesamtausgabe. Werke (KGW), Berlin / New York, de Gruyter, 1967, fragment 10 [28] datant de l’automne 1887, in: KGW VIII/ 2, 136; cf. aussi le fragment 12 [1], in: KGW VIII/ 2, 446: „Complexe de culture, non pas société“. 15 Dans le cadre de cet article, je ne peux pas discuter ce qui rapproche et oppose la distinction que je propose de celle entre critique sociale et critique artiste que Luc Boltanski et Eve Chiapello ont élaborée dans Le nouvel esprit du capitalisme, Paris, Gallimard, 1999, notamment 81-88. Disons simplement que la distinction que je construis sur la base du contexte allemand de 1900 (différent du contexte français sur lequel se basent Boltanski et Chiapello) est moins ‚sociologique‘ que ‚philosophique‘: comme on va le voir, elle ne se réfère pas d’abord aux catégories sociales censées porter de préférence telle 56 DDossier ou telle critique (les ouvriers versus les artistes), mais à l’articulation des diverses dimensions de la critique. 16 Cf. Aurélien Berlan, La critique culturelle et la constitution de la sociologie allemande, op. cit. (note 11). 17 Troeltsch, Ernst, „Le dix-neuvième siècle“, op. cit. (note 5), 29-33. 18 C’est en fait ce type qu’analyse Stern (The Politics of Cultural Despair, op. cit. [note 3]), sans comprendre qu’il ne s’agit en réalité que d’un des types possibles de critique culturelle - d’où le caractère réducteur de ses analyses. 19 Ce type est incarné, entre autres, par l’essayiste socialiste libertaire Gustav Landauer (1870-1919); cf. notamment son recueil de textes Gustav Landauer, Zeit und Geist. Kulturkritische Schriften 1890-1919, München, Boer, 1997. 20 Max Weber, Essais sur la théorie de la science (note 12), op. cit., 148. 21 A ce propos, cf. les études de Wilhelm Hennis, La problématique de Max Weber [1987], Paris, PUF, 1996 ainsi que Wilhelm Hennis, Max Webers Wissenschaft vom Menschen. Neue Studien zur Biographie des Werks, Tübingen, Mohr, 1996. 22 Pour une analyse plus détaillée de ces figures anthropologiques négatives, cf. Aurélien Berlan, La Fabrique des derniers hommes, op. cit. (note 6), 262sq., également 275sq. 23 J’ai proposé une analyse détaillée de cette problématique chez Max Weber: „Rationalisation et réification chez Max Weber“, in: Vincent Chanson / Alexis Cukier / Frédéric Monteferrand (ed.), La réification. Histoire et actualité d’un concept critique, Paris, La Dispute, 2014, 119-145. 24 Cf. Max Weber / Werner Sombart / Edgard Jaffé, „Geleitwort“ in: Archiv für Sozialwissenschaft und Sozialpolitik, 19, 1904, I-VII. 25 C’est ce que j’ai essayé de montrer dans ma thèse, La critique culturelle et la constitution de la sociologie allemande, op. cit. (note 11); cf. notamment le chapitre 3 sur la Théorie critique. 26 Cf. la présentation classique de Jürgen Habermas, Théorie de l’agir communicationnel [1981], I, Paris, Fayard, 1987, 254-265 et 352-361. 27 Œuvres politiques, op. cit. (note 1), 175. 28 L’éthique protestante, op. cit. (note 1), 29. 29 C’est ce que suggère l’un des sous-titres de la seconde partie: „ascèse et esprit capitaliste“ (ibid., 197). 30 Ibid., 232. 31 Ibid., 7sq. et 432. 32 Max Weber, Confucianisme et taoïsme, Paris, Gallimard, 2000, 332, où Weber souligne que „le confucéen ignorait cette réduction et ce refoulement particuliers de la vie des pulsions naturelles, tels qu’ils découlent d’une rationalisation éthique rigoureusement volontaire et qu’ils sont inculqués au puritain“. Il renvoie sur ce point (le lien entre rationalisation et refoulement) aux „très bonnes observations“ de Klages, un des hérauts de la critique culturelle vitaliste du capitalisme. 33 A ce propos, cf. Hubert Treiber, „Im Westen nichts Neues: Menschenwerdung durch Askese. Sehnsucht nach Askese bei Weber und Nietzsche“, in: Hans G. Kippenberg / Brigitte Luchesi (ed.), Religionwissenschaft und Kulturkritik. Beiträge zur Konferenz The History of Religions and Critique of Culture in the Days of Gerardus van der Leeuw (1890-1950), Marburg, Diagonal, 1991, 283-323. Sur la vie de Weber, cf. Joachim Radkau, Max Weber. Die Leidenschaft des Denkens, München, Hanser, 2005. 34 L’éthique protestante, op. cit. (note 1), 7 et Confucianisme et taoïsme, op. cit. (note 32), 332. 57 DDossier 35 L’éthique protestante, op. cit. (note 1), 251. Selon Weber, si l’on interrogeait les hommes „sur le ‚sens‘ de cette chasse inlassable qui jamais ne se satisfait des biens acquis“, ils diraient que „leurs affaires, avec le travail incessant qu’elles demandent, leur sont devenues ‚indispensables pour vivre‘. Cette motivation est effectivement la seule pertinente et, en même temps, elle met au jour, si l’on envisage les choses du point de vue du bonheur personnel, l’élément tellement irrationnel de cette conduite de vie, où l’homme est là pour ses affaires et non l’inverse“ (ibid., 51). 36 Ibid., 437. 37 Ibid., 408. 38 Ibid., 251. 39 Ibid., 443sq. 40 Max Weber, Économie et société, 1, Paris, Plon (Pocket), 1995, 168sq. 41 Que ce soit la théorie des enclosures (Marx) ou celle de la rente foncière (Sombart). Pour Weber, „Le point décisif ne fut pas la simple accumulation de capital, mais la rationalisation ascétique de la totalité de la vie ordonnée à la profession-vocation“ (L’éthique protestante, op. cit. [note 1], 237). 42 „La question des forces motrices de l’expansion du capitalisme moderne n’est pas au premier chef celle de la provenance de réserves monétaires qui peuvent être mises en valeur sur un mode capitaliste; cette question porte avant tout sur le développement de l’esprit capitaliste. Là où il prend vie et parvient à produire ses effets, il se procure les provisions d’argent en tant qu’elles sont les moyens de son action, et non l’inverse“ (L’éthique protestante, op. cit. [note 1], 49sq.). 43 Ibid., 35. 44 Cf. Œuvres politiques, op. cit. (note 1), 261. 45 Le protestant, archétype de „l’homme de la profession-vocation“, „ne s’interroge pas et n’éprouve pas la nécessité de s’interroger sur le sens de l’exercice pratique de sa profession à l’intérieur du monde dans son ensemble, puisque la responsabilité n’en incombe pas à lui, mais à son Dieu“ (Max Weber, Sociologie des religions, Paris, Gallimard, 1996, 201). 46 Sociologie des religions, op. cit. (note 45), 195. 47 Cf. Max Weber, Histoire économique. Esquisse d’une histoire universelle de l’économie et de la société, Paris, Gallimard, 1991, 372. 48 Sur l’anti-américanisme de la Kulturkritik et son rejet par Weber, cf. Georg Kamphausen, Die Erfindung Amerikas in der Kulturkritik der Generation von 1890, Weilerswist, Velbrück, 2002. 49 Derrière la campagne acharnée que Weber mène contre les „littérateurs“ (notamment dans son essai de 1917, „Droit de vote et démocratie en Allemagne“, traduit dans ses Œuvres politiques, op. cit. [note 1], 251-305), c’est avant tout la critique culturelle qui est visée: les littérateurs sont des „dilettantes“ en matières sociales et économiques. Ils se nourrissent de „chimères romantiques“ (ibid., 272) en idéalisant le passé. Ils voudraient „‚terrasser le capitalisme‘, ce dragon responsable de tous les désordres et de tous les maux“ (ibid., 260). Ils s’opposent aussi au parlementarisme et au système des partis, rêvant d’asseoir les corps électoraux sur les corporations professionnelles sans comprendre que ce projet est irréalisable dans une société de croissance, ni que cela favoriserait la pire corruption au bénéfice des grands capitalistes, ni que cela revient à nier un des derniers espaces de liberté individuelle: l’adhésion libre et volontaire à un parti (ibid., 271). Bref, ce sont des „petits bourgeois“ qui regardent le monde „armés d’un moralisme de philistins“ (ibid., 354). Néanmoins, Weber emploie parfois le terme en référence aux 58 DDossier critiques d’inspiration sociale. La catégorie se définit moins par une orientation politique déterminée que par le dilettantisme, l’ignorance des réalités, et l’irresponsabilité. 50 Œuvres politiques, op. cit. (note 1), 260 et 280. 51 Cf. Max Weber, Le savant et le politique, Paris, La Découverte, 2003, 94sqq., et Essais sur la théorie de la science, op. cit. (note 12), 433. 52 Cf. Le savant et le politique, op. cit. (note 51), 182-206 et Économie et société, 1, op. cit. (note 40), 55sqq. 53 Cf. Le savant et le politique, op. cit. (note 51), 182 et Essais sur la théorie de la science, op. cit. (note 12), 372-373. 54 Cf. Sociologie des religions, op. cit. (note 45), 410-460. 55 Ibid., 434. 56 „Innerweltliche Erlösung vom Rationalen“ (ibid., 442). Ce passage se rapporte à l’amour, présenté comme une „porte qui donnait accès au cœur le plus irrationnel mais, par là même, le plus réel de la vie, s’opposant ainsi aux mécanismes de la rationalisation“ (ibid., 439). Quant à l’art, Weber estime qu’il „assume une fonction de délivrance“ à l’intérieur du monde: „Il délivre de la vie quotidienne et, surtout, de la pression croissante exercée par le rationalisme théorique et pratique“ (ibid., 436). 57 Weber s’est rendu à deux reprises à Monte Verità, au bord du lac majeur en Suisse, en 1913 et 1914. S’il n’avait aucune estime pour son fondateur Otto Gross, il a été impressionné par le „monde fantastique“ de cette communauté végétarienne et anarchiste, même si elle ne correspondait pas à ses propres idéaux de vie. Sur cette question, cf. Sam Whimster (ed.), Max Weber and the Culture of Anarchy, Basingstoke / New York, Macmillan Press / St. Martin’s Press, 1999. 58 Le savant et le politique, op. cit. (note 51), 108. J’ai proposé une analyse détaillée de cette position de Weber dans „Le savant et l’anarchie. Éthique et politique de l’anarchisme selon Max Weber, ou ‚Mon royaume n’est pas de ce monde‘“, in: Jean- Christophe Angaut / Daniel Colson / Mimmo Pucciarelli (ed.), Philosophie de l’anarchie. Théories libertaires, pratiques quotidiennes et ontologie, Lyon, ACL, 2012, 239-265. 59 Cf. Économie et société, op. cit. (note 40), 2, 82-87. 60 Cf. Œuvres politiques, op. cit. (note 1), 277. 61 Cf. ibid., 172sq. et Elisabeth Kaufmann, „Écrits politiques de Max Weber: le défi de la liberté“, in: Recherches et travaux du REDS à la Fondation Maison des Sciences de l’Homme, 18, 2009, 145-161. 62 Je résume très rapidement les analyses de la question de la liberté et de l’individualisme chez Simmel que j’ai proposées dans La Fabrique des derniers hommes, op. cit. (note 6), 175-192 et 220-230. 63 Œuvres politiques, op. cit. (note 1), 173 et Essais sur la théorie de la science, op. cit. (note 12), 433. 64 Le savant et le politique, op. cit. (note 51), 110. 65 Œuvres politiques, op. cit. (note 1), 126. 66 Ibid., 124sq.. 67 Ibid., 128. 68 Si les Polonais sont appelés à évincer les Allemands dans ces régions, c’est parce qu’ils ont des „exigences plus modestes quant aux conditions d’existence - tant dans le domaine matériel que dans celui de l’esprit“. Leur victoire, qui montre qu’ils s’adaptent mieux aux conditions locales, risque donc de signifier la victoire d’un „type humain“ relativement peu développé (ibid., 117-121). 69 Max Weber, Gesammelte politische Schriften, Tübingen, J.C.B. Mohr, 1988, 143sqq. 59 DDossier 70 L’éthique protestante, op. cit. (note 1), 369. 71 Weber méprisait les nationalistes passéistes qui partageaient avec la critique culturelle un certain „romantisme agraire“, ces „Wald- und Wiesengermanisten dont, dit-il, l’action est presque aussi stérile que la pédanterie philistine et finalement répugnante des idiots voulant purifier la langue“ (Max Weber, Max Weber Gesamtausgabe, Band I/ 4: Landarbeiterfrage, Nationalstaat und Volkswirtschaftspolitik. Schriften und Reden 1892-1899, Tübingen, Mohr/ Siebeck, 1993, 532).