eJournals lendemains 39/154-155

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Narr Verlag Tübingen
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2014
39154-155

Les tremblés de l’idenité – la France multiculturelle

2014
Régine Robin
ldm39154-1550267
267 AActuelles Régine Robin Les tremblés de l’identité - la France multiculturelle Conférence inaugurale du IX e congrès des Francoromanistes allemands (Münster, 24-27 septembre 2014) Le monde entier a été emporté par un même mouvement d’ensemble depuis les années 70, un grand changement de paradigme économique et technologique. Ce qui a frappé l’ensemble du monde après le premier choc pétrolier des années 70 et mis fin aux solidarités les plus élémentaires, précarisé le travail, tiré le salariat vers le bas; ce qui a amené la dérégulation généralisée avec Thatcher et Reagan, qui a vu le passage au capitalisme financier, actionnaire, a débouché sur ce qu’on a appelé la mondialisation ou la globalisation. On se souvient du fameux: „Fallait-il se rêver maoïste pour devenir américain? “ de Régis Debray, à propos de 68. 1 Ce dernier a remarquablement analysé à la fois „la langue de vent“ de 68 et la réalité changeante de la société française dont mai 68 est le symptôme. „Parole flottante, sans ancrage dans la matérialité sensible ou historique; syntaxe sans sémantique où les signes jouent entre eux, en l’air “, mais aussi ce qui chemine derrière cette syntaxe sans sémantique: „En France, tous les Colomb de la modernité crurent, derrière Godard, découvrir la Chine à Paris, quand ils abordaient en Californie. C’est le vent d’ouest qui gonflait les voiles, mais ils se guidaient sur le petit livre rouge qui disait le contraire, comme les découvreurs sur la Géographie de Ptolémée“. 2 Pour Luc Boltanski et Eve Chiapello 3 il s’agit d’analyser les transformations des trente dernières années et les nouvelles configurations idéologiques qui nous gouvernent. Ils tentent de cerner ce monde de désarroi idéologique. Aucune alternative aux anciens dispositifs critiques n’est venue relayer les discours révolutionnaires, réformistes, voire même ceux du keynesiannisme. Le capitalisme a su se transformer (avec d’énormes crises), se réformer, adoptant, adaptant le discours de certains de ses adversaires. Il a su endosser la ‚critique artiste‘, qui, partout dans le monde, dans les années soixante, appelait à ‚changer la vie‘ et prônait des transformations qualitatives plutôt que quantitatives, l’autonomie, la créativité. Il a vu quel parti il pouvait tirer de l’aspiration à la segmentation, à la fragmentation, à l’individualisation. Le nouvel esprit du capitalisme prend appui sur les critiques qui dénonçaient alors la mécanisation du monde. Il a repris à son compte la revendication d’authenticité, le rejet de la massification, de la standardisation, de l’inauthentique. Il est entré de plain-pied dans la société postindustrielle, celle des réseaux, de l’informatique, de l’effacement des frontières, des identités poreuses. Les nouveaux dispositifs capitalistes d’organisation du travail relaient, à leur façon, 268 AActuelles la critique artiste des années de contestation. Même l’‚homme unidimensionnel‘ de Marcuse a été récupéré. D’autres, d’après la conceptualisation de Michel Foucault, ont pensé le passage d’une société de la disciplinarisation à celle du contrôle. 4 La grande période de l’accumulation du capitalisme avait vu se mettre en place un réseau d’institutions (l’asile, l’hôpital, la prison, puis l’école, l’atelier, l’usine), ensembles de dispositifs structurant le social, régissant les comportements, de façon à rendre les individus dociles et à sanctionner les déviances. La société de contrôle ou postmoderne, au contraire, obéit à de tout autres dispositifs. Il s’agit d’une société de communication, d’information où les processus de singularisation, de subjectivation, reposent sur l’intériorisation par les individus de leur ‚place‘, beaucoup plus que par des structures d’autorité hiérarchisées. Alors que la modernité avait vu l’affirmation de la puissance des États-nations, la société de contrôle et de réseau est le témoin de leur déclin. Ce sont des sociétés où les structures productives sont de plus en plus déterritorialisées, de même que tendent à le devenir les formes d’exploitation et de contrôle de structures de travail. Les difficultés de ce ‚transfert‘, de ce passage ont été précipitées par l’implosion des régimes communistes. Dans la seconde moitié des années 80, avec la fin de la guerre froide, le capitalisme s’est retrouvé seul, sans qu’aucune alternative crédible ne paraisse pouvoir lui être opposée. Cette croyance ne s’est pas seulement imposée aux gestionnaires d’un capitalisme triomphant, mais a gagné de larges secteurs de la pensée. Fukuyama décrète la ‚fin de l’histoire‘, la mort des idéologies, tentation à laquelle nous ne succomberons pas, car si on a bien assisté à un changement de conjoncture, à un renversement des polarités du discours, en fait, les idéologies ne sont pas mortes. On a assisté au contraire au retour de la ‚main invisible‘ d’Adam Smith, au retour en force de l’idée que le capitalisme était un mode de production ‚naturel‘, une donnée à laquelle il ne fallait pas toucher, un peu comme l’interdit de l’inceste au fondement symbolique de notre société. On a vu également resurgir l’idée que les structures du marché et la démocratie étaient liées par nature, oubliant que la démocratie avait été historiquement une conquête. D’autres encore ont appelé la ‚société liquide‘ celle qui se mettait en place à la suite de la globalisation. C’est ainsi que Zygmunt Bauman appelle „modernité liquide“ le monde actuel issu de la globalisation, marqué par la multiplicité des croyances et des appartenances, la pluralité des choix identitaires, la société marquée par l’éphémère et la précarité. ‚L’homme sans attaches‘ serait ainsi le successeur de ‚l’homme sans qualités‘ de Robert Musil. 5 Entre temps, le capitalisme a connu sa pire crise depuis celle de 1929, crise dont on ne s’est pas encore relevé et qui a bouleversé toutes les données. Immigration massive et remaniement des identités On assista après la guerre et pas seulement dans les États anciennement impériaux comme la Grande-Bretagne ou la France, à de grandes migrations de main 269 AActuelles d’œuvre, de réfugiés économiques ou politiques. Qu’on pense par exemple à la grande immigration turque en Allemagne. Ces travailleurs immigrés, personne dans un premier temps ne songeait à les voir s’installer dans les pays européens. On les appelait des ‚Gastarbeiter‘, des travailleurs ‚invités‘, destinés à repartir chez eux après quelques années. L’Amérique du Nord, quant à elle, a toujours été une terre d’immigration. C’est comme cela que se sont construits et développés les États-Unis. Des années 1880 à la guerre de 1914, on estime que 16 millions d’immigrants sont entrés aux USA. Puis, les choses se sont resserrées avec la loi des quotas, les États-Unis restant un grand pays d’immigration, même si les nouveaux arrivés ne sont plus originaires des pays européens et y entrent de façon illégale. Une immense immigration hispanique s’est produite de même qu’une immigration asiatique. Ces travailleurs souvent clandestins ont bénéficié par vagues successives de régularisations massives. Il semble que la construction d’un mur à la frontière mexicaine n’arrive même pas à stopper l’entrée de nouveaux clandestins. En France, de très nombreux descendants de travailleurs immigrés de seconde, voire de troisième génération sont pour la plupart Français, munis d’une carte d’identité française, ayant en apparence les mêmes droits que n’importe quel citoyen français. Il en est de même des Martiniquais et des Guadeloupéens. D’autres sont arrivés d’Afrique noire, engagés dans les grands chantiers de la banlieue parisienne à l’époque où le travail (très mal payé) se trouvait aisément. Au Québec ou en France, ces immigrants sont souvent de religion ou d’origine musulmane, croyants ou non. Un certain nombre de femmes revêtent le foulard comme simple marque identitaire ou comme coutume religieuse. Audelà des choix des politiques d’intégration des pays d’accueil, des problèmes d’intégration ont émergé partout, réels ou imaginaires, que ce soit dans le cadre de l’assimilation du vieux modèle républicain français, ou que ce soit dans la politique intégratrice des États-Unis qui laisse une place fondamentale aux communautés tout en se fondant sur un lien social transverse fort, une identité américaine, un culte de la Constitution, voire une ‚religion civile‘ qui traverse toutes les communautés et tous les milieux sociaux malgré les crises, les antagonismes et les ressentiments de toutes sortes. Au Canada, un Canadien sur 6 est né à l’étranger, à Toronto, 4 habitants sur 10 sont nés hors du Canada. Près d’un tiers des grands-parents des Français sont nés à l’étranger. Que ce soit dans le cadre des divers multiculturalismes (Pays-Bas, Grande-Bretagne, Australie, Canada), que ce soit en France dans celui de l’assimilation du républicanisme jacobin, tous les grands pays sont aux prises avec une immigration massive. Ils ont tous à gérer cette pluralité, tenaillés par des fantasmes, des peurs qui peuvent engendrer tension et haine. C’est qu’après le 11 septembre 2001, les immigrés où qu’ils se trouvent, surtout s’ils sont musulmans, sont pris dans une spirale de suspicion parfois infernale. Ce qui fut particulièrement frappant dans les débats concernant l’immigration, ce qui se dissimulait derrière les discussions sur l’identité nationale, sur ‚l’identitaire‘ en France; ‚l’identitaire‘, c’était et c’est encore la confusion entre le 270 AActuelles civique et l’ethno-culturel, entre les garanties de l’État de droit, l’égalité juridique, la déclaration des droits de l’homme, les lois qui protègent les individus et l’adéquation au moule culturel, à l’idée que la société d’accueil se fait de son passé, de ses coutumes. Le problème avait semblé réglé par la loi de 2004 qui interdisait le port du voile à l’école publique comme signe religieux ostentatoire. Mais les vrais débats tournent court comme si le véritable choix se situait entre ‚le patriotisme constitutionnel‘ au sens de J. Habermas et l’adhésion herderienne aux traditions du groupe majoritaire. Il me semble qu’il faut privilégier la déclaration des droits de l’homme et du citoyen avant le bon vin et la langue pure de Racine, l’État de droit et les garanties juridiques sur les traditions, sans en faire un absolu. Cela éviterait les confusions mortifères auxquelles on assiste entre citoyenneté, appartenances et identités. On a, du reste, souvent à faire à de faux problèmes. Au bout de plusieurs générations (si les fils et filles d’immigrés ne sont pas stigmatisés, discriminés et renvoyés sans arrêt à leur identité d’origine), le sentiment d’appartenance se modifie, se plisse, se dénoue. De nombreuses coutumes du groupe majoritaire, sa langue en premier lieu, deviennent celles des immigrants tandis qu’un certain nombre de leurs coutumes séduisent et sont adoptées par le groupe majoritaire (musique, cuisine, fêtes, parfois costumes et coiffures). La culture du pays d’accueil se modifie elle-même. Tout cela prend du temps. Qu’on appelle ce processus ‚métissage culturel‘, ‚hybridité culturelle‘, ‚identités postmodernes, transculturelles‘ ou ‚créolisation‘, peu importe! Mais c’est bien à ce phénomène qu’on assiste partout en fonction des spécificités de chaque pays. Le terrain de l’‚identitaire‘ La France a subi une régression sans précédent, voulant mettre les problèmes d’identité en lieu et place du politique, ce qui est désastreux pour les valeurs républicaines. Ce qui est nouveau et terriblement inquiétant, c’est que la République française ait abandonné le terrain du politique et du civique pour investir celui de l’identitaire. Comme le fait très justement remarquer Alain Renaut, elle a tendance à faire passer pour l’universalité ce qui relève de sa culture propre: L’idéologie du creuset a aussi son envers, celui de la colonisation, enjoignant à l’autre de se soumettre à la domination d’une nation qui imposait, en même temps que la loi de ses armes, le poids de sa culture et de ses valeurs. Sauf à décider d’oublier ce geste colonisateur, voire, en ironisant sottement sur la repentance, de le réhabiliter, force est de se demander si ce prétendu républicanisme où la conscience nationale se reconnaît n’est pas simplement l’autre nom du vieux nationalisme qui érige en universel un modèle identitaire particulier. Comme si, par une chance inouïe, notre identité, produit d’une histoire, avait la fantastique singularité de coïncider avec l’universel. Fabuleux et commode privilège: nul travail, de notre côté, à faire sur nousmêmes pour nous ouvrir à l’altérité de l’autre, tout l’effort incombant à ce dernier - un effort que nous supposons animé par l’envie irrépressible de nous rejoindre dans cet universel que nous incarnerions si bien. 6 271 AActuelles Ainsi, la France (droite et gauche confondue) s’est braquée sur le communautarisme. Le communautarisme, comme le rappelle plaisamment Éric Soriano, 7 „c’est les autres“, c’est tout ce dont on ne veut pas en matière d’immigration et d’intégration, le contraire du ‚vivre ensemble‘. On l’assimile en général aux politiques d’intégration des pays anglo-saxons: Grande-Bretagne et Etats-Unis quand on n’évoque pas carrément le ‚multiculturalisme‘ canadien, chargé de tous les péchés. Le communautarisme, c’est la ghettoïsation, l’entassement des immigrés de première, de deuxième et de troisième génération dans des cités de banlieues, dans des quartiers dits ‚sensibles‘ où parfois la police ne va plus, sans qu’on s’interroge sur les raisons profondes de cette ghettoïsation. Le communautarisme désigne souvent la persistance, dans le pays d’accueil, de mœurs qu’on estime incompatibles avec ceux de la République. On glisse aisément de la critique du communautarisme à la stigmatisation des communautés elles-mêmes. 8 On aurait à faire à une sorte d’essentialisation de l’Islam qu’on stigmatise de toutes les façons. C’est ainsi que le voile islamique, le foulard porté par les femmes serait le symbole même de cet essentialisme civilisationnel, du refus de s’intégrer, d’accepter l’égalité des hommes et des femmes, la laïcité, pilier fondamental de la République. Quand ce n’est pas la notion de communautarisme qu’on met en avant, c’est celle de multiculturalisme qui sert de repoussoir. En veut-on un denier exemple? Sous la plume de Jean-Louis Amselle, je lis: „L’ethnicisation de la France est une réalité préoccupante et met en scène une guerre des identités. Que ce soit avec l’extrême droite qui reprend à son compte l’idée qu’il existerait des ‚Français de souche‘, mais aussi à l’extrême gauche, avec des organisations post-coloniales et multiculturelles comme le Conseil représentatif des associations noires de France (CRAN), le Parti des indigènes de la République et peut-être aussi Les Indivisibles qui mettent en avant la spécificité des identités singulières. Cela peut être une identité noire, arabe, ou même lesbienne, gay, bi et trans (LGBT). Ainsi, la société française se fragmente et se fracture.“ 9 Toutes les organisations de lutte pour la reconnaissance de leur spécificité culturelle, de lutte contre la discrimination qui commence à celle de la couleur de peau sont ainsi fustigées comme tenant du multiculturalisme qui met à mal les valeurs de la République. Partout les classes dominantes et une large fraction des intellectuels font montre d’une étonnante cécité sur ce qu’est devenue la population française et sur le devenir des identités de tous ceux qui sont à plusieurs générations souvent ‚d’origine étrangère‘. Prenons quelques exemples de cette cécité. Ils sont parlants. Le journal Le Monde publiait le 24 septembre 2009 le témoignage accablant du journaliste Mustapha Kessous. 10 Voici quelqu’un qui a sa carte de presse, qui est journaliste au Monde, et ce qu’il raconte est une suite d’humiliations et de discriminations quotidiennes. „Je pensais que ma ‚qualité‘ de journaliste au Monde allait enfin me préserver de mes principaux ‚défauts‘: être un Arabe, avoir la peau trop basanée, être un musulman. Je croyais que ma carte de presse allait me pro- 272 AActuelles téger des ‚crochets‘ balancés par des gens obsédés par les origines et les appartenances“ dit-il, mais il n’en est rien. Que ce soit pour louer un appartement, pour entrer dans une discothèque, c’est toujours la même discrimination. Il ne dit plus son prénom au téléphone. Kessous, ça passe, mais Mustapha absolument pas. En 2004, peu après son accréditation, il part près d’Avignon couvrir un fait divers: un gamin avait été assassiné par un Marocain. Il arrive à la maison où le drame a eu lieu et frappe à la porte. Le cousin de la victime lui lance: „J’aime pas les Arabes“, mais le laisse entrer. Comme on fait l’hypothèse que le meurtrier s’était échappé de l’hôpital psychiatrique de l’endroit, le journaliste téléphone et obtient un rendez-vous. Une fois sur place, on lui demande où est le journaliste du Monde qu’on attend. Il se présente. „‚Vous avez votre carte de presse? , me demande-t-elle. Vous avez une carte d’identité? ‘ ‚La prochaine fois, Madame, demandez qu’on vous faxe l’état civil, on gagnera du temps‘, riposté-je. Je suis parti, évidemment énervé, forcément désarmé, avant de me faire arrêter plus loin par la police qui croyait avoir trouvé le suspect“. À plusieurs reprises, arrivant sur place pour suivre un procès, envoyé par le journal, il se fait demander par l’huissier ou le gendarme en faction à la porte du tribunal s’il est „le prévenu“. Le reste est à l’avenant. Exaspéré, le journaliste conclut son témoignage par ces mots: „On dit de moi que je suis d’origine étrangère, un beur, une racaille, un islamiste, un délinquant, un sauvageon, un ‚beurgeois‘, un enfant issu de l’immigration Mais jamais un Français, un Français tout court.“ Tout le problème est là, dans cette différenciation perpétuelle en dépit des grands principes, dans ce racisme ordinaire toléré, banalisé qui peut susciter de violentes réactions de ressentiment. Quelques mois plus tard, le même journaliste rendait compte du débat sur l’identité nationale, débat qui avait été initié par Sarkozy. Il terminait sa réflexion par le passage suivant: „‚La France tu l’aimes ou tu la quittes‘ Une vieille rengaine du FN reprise par l’actuel hôte de l’Élysée. Mais que doit-on faire si la France ne vous aime pas? Certains quittent le pays des Lumières qui s’éteignent peu à peu. Et si, au final, ce grand débat sur l’identité nationale poussait certains à ne plus se sentir Français? “ 11 L’histoire de Khaleb Kalkal, abattu par la police dans la région de Lyon en octobre 1995, illustre bien ces destins détruits dont la révolte va être canalisée vers l’intégrisme, réduit à une seule appartenance, incapable de ‚bricoler‘ une identité à partir de ses multiples liens. Quelques années avant ce tragique événement, Kelkal avait participé à une interview, répondant à un sociologue allemand qui enquêtait sur les banlieues. Dans un documentaire qui lui est consacré, le sociologue Dietmar Loch dit: „La biographie de Khaleb Kelkal est emblématique du problème de l’intégration. C’est un exemple d’un bon départ d’un bon élève qui a échoué face à la discrimination. Un exemple pour la force de l’initiative individuelle qui n’a pas pu trouver sa place et qui a dérivé dans la délinquance“. 12 Né en Algérie, il arrive avec sa famille à l’âge de deux ans, à Vaulx-en-Velin dans la région lyonnaise. C’est un bon élève à l’école primaire et il recueille de bonnes notes. C’est au lycée, après sa classe de troisième, que les choses tournent mal. Son intégration 273 AActuelles au lycée, sa difficulté, fait mieux ressortir son origine arabe maghrébine, toutes choses secondaires jusque-là. Il est donc en situation d’échec. On lui renvoie une image négative de lui-même. Il se sent rejeté, mal dans sa peau, se met à sécher les cours, à se couper de sa famille, à traîner avec les jeunes de la cité. Petit délinquant, il va faire de la prison et c’est là que son destin se noue. Il dira dans son interview: „En prison, j’ai appris beaucoup de choses, j’ai même appris ma langue, là j’ai appris l’arabe, j’ai bien appris ma religion, l’islam. J’ai appris une grande ouverture d’esprit en connaissant l’islam, tout s’est écarté. Je la vois la vie pas plus simple, mais plus cohérente“. 13 Le lycée était devenu le lieu de l’exclusion alors que la prison est celui de la conversion. C’est son moyen d’échapper au conflit de ses appartenances. Il est devenu un membre de l’Islam face aux Occidentaux. C’est bien l’histoire d’une faillite de l’intégration qui avait pourtant très bien commencé. Au pays des droits de l’homme, chacun a sa place dans l’école républicaine, chacun peut, par son instruction, par son savoir, devenir ce qu’il veut devenir, réaliser toutes ses potentialités. À un moment, ce discours s’est défait, cassé, ne laissant apparaître que sa condition d’immigré, d’enfant des cités. La révolte a été brutale dans son cas. Certes, on ne devient pas un délinquant dès que le ressentiment étend sur vous son empire, mais tout est question de contexte. Ici, ‚l’offre‘ identitaire islamique a résolu l’écartèlement des appartenances dans lequel il se trouvait pris, jusqu’à la mort. A l’autre pôle, la star, Zinédine Zidane, Zizou comme on l’appelait dans l’euphorie de cette France fière d’avoir gagné la Coupe du monde de football et disant sa fierté sur les Champs-Élysées le 12 juillet 1998, cette France ‚Black, Blanc, Beur‘, métissée et pluriculturelle à l’image de son équipe de football gagnante. Né en France, fils d’immigrés algériens, le petit garçon de Castellane à l’accent marseillais incarne une intégration parfaite par le haut sous la forme de la starisation, de la performance sportive exceptionnelle et de l’argent. Mais même là, il y a une limite. Lors de la finale de la coupe de 2006, face à l’Italie, son geste, son coup de tête contre Marco Materazzi qui lui vaut immédiatement un carton rouge et son éviction du stade, montre à l’évidence autre chose que sa parfaite intégration. L’Italien l’avait attrapé par le maillot avec des mots orduriers concernant sa sœur. Réaction contre une infraction au code sacré de l’honneur, ce geste, comme le fait remarquer Vincent de Gaulejac, fait réémerger le gamin de Castellane fils d’immigré à la place de la star: „Je ne suis pas seulement un joueur de football, je suis un enfant des cités qui sait se battre face aux humiliations et répondre aux insultes pour sauvegarder ma dignité“. 14 Il n’y a pas que des délinquants issus des cités que le candidat à la Présidence de la République, alors ministre de l’intérieur, avait traité de ‚racaille‘ et dont il voulait débarrasser les banlieues au Kärcher, il n’y a pas que des stars. Il y a des milliers de jeunes dont les statistiques montrent que nombre d’entre eux font, comme le journaliste du Monde, leur chemin dans la société française. Une enquête récente souligne que le problème est plus complexe qu’il n’y paraît. 15 Cette enquête 274 AActuelles a été menée auprès de 6200 immigrés de toutes nationalités âgés de 45 à 70 ans qui ont parlé d’eux-mêmes et de leurs enfants. Elle montre que les enfants d’immigrés réussissent bien à l’école contrairement à une idée reçue. Ils sont mus par un fort désir d’ascension sociale. Mais elle indique également que la réussite scolaire ne peut pas tout. Le risque de chômage est plus fort dans ce groupe que dans l’ensemble de la population. Le facteur discrimination, même s’il n’est pas le seul, reste important. L’héritage de la guerre d’Algérie pèse très lourd et souvent les enfants d’immigrés gardent un ressentiment très fort à l’égard de la France qui se manifeste sur les stades où la Marseillaise est sifflée à l’occasion. Pour tous, être intégré c’est être comme n’importe quel Français sans nier sa culture d’origine. Cette dernière phrase est importante. Elle se situe aux antipodes du modèle assimilationniste d’autrefois. On accepte sa multi-appartenance, on fait avec, et on veut être accepté dans le cadre de cette identité plurielle. On va chercher sur l’Internet les nouvelles de son pays d’origine ou celui de ses parents, on en aime la musique, mais on se sent français tout aussi bien. C’est que la France est une vielle terre d’immigration. Selon les mots de Gérard Noiriel elle est ‚l’Amérique de l’Europe‘. Près d’un Français sur trois, répétons-le, a au moins un grand parent immigré et les mariages mixtes sont légion. C’est-à-dire que la France a changé de visage et que tout appel régressif concernant son identité, le culte de son histoire ramené au vieux récit, tout appel à son enracinement, à la vieille terre chrétienne et aux petits clochers, même si on aime ces villages et ces clochers, ne correspond plus à rien aujourd’hui. La France ne connaît et n’oppose que Républicanisme à Communautarisme en s’épuisant à ne pas gérer les différences par peur de la diversité, et c’est le différentialisme qui revient alors avec fracas au moment où on s’y attend le moins. Le problème s’est encore exacerbé avec la frilosité du Président Hollande et des gouvernements de gauche. On a vu des intellectuels épouser la cause identitaire. Renaud Camus va jusqu’à développer la thèse du ‚grand remplacement‘. „Le Grand Remplacement est le choc le plus grave qu’ait connu notre patrie depuis le début de son histoire puisque, si le changement de peuple et de civilisation, déjà tellement avancé, est mené jusqu’à son terme, l’histoire qui continuera ne sera plus la sienne, ni la nôtre“, écrivait-il récemment dans un manifeste. 16 Il fut l’inspirateur des thèses du Front national sur l’immigration, 17 de la grande peur de voir disparaître la culture française avec armes et bagages, de voir l’identité des Français de souche contaminée par l’Islam et disparaître. Même un Alain Finkielkraut ne reste pas insensible à cette grande peur et brandit la laïcité comme le bouclier qui va défendre les valeurs françaises sans prendre garde que Marine Le Pen instrumentalise constamment cette laïcité. „Il n’empêche: on ne fait pas la même expérience, on n’est pas confronté à la même réalité quand on voit des femmes revêtues du voile et a fortiori du voile intégral dans les rues de Kaboul, du Caire ou de Téhéran et quand on en croise dans les rues ou sur les marchés de nos villes“. 18 Autrement 275 AActuelles dit: on n’est plus chez soi. Dans une émission sur France Inter du 15 octobre 2013, Finkielkraut est allé jusqu’à dire qu’il n’était pas français comme l’était un Français de souche auquel il attribue le privilège de l’antériorité historique sinon historiale, ce qui est une négation de l’égalité des Français et un flirt dangereux avec les idées essentialistes de l’identité. Comme si les appartenances n’étaient pas flexibles et plurielles aujourd’hui, comme si vous étiez assigné à l’origine pour l’éternité. Ce qui le choque particulièrement, c’est la façon dont certaines femmes voilées ou jeunes des cités se disent français et insistent sur le fait que ce n’est pas aux élites de définir pour eux ce qu’est l’identité française. Quand, à l’issue d’un match de football dans le cadre du Mondial 2014, les Algériens ayant gagné, les jeunes de Marseille en particulier ont manifesté leur joie dans la rue avec force drapeaux algériens et qu’il y a eu des débordements et des arrestations, Marine Le Pen a immédiatement protesté en prônant l’interdiction de la double nationalité car nombre de ces jeunes sont Français en même temps qu’Algériens. Certains même ne sont que Français mais, ce jour-là, en tant que descendants de colonisés par la France, ils se sentaient d’abord Algériens, identité subjective si répandue aujourd’hui. Encore faudrait-il s’interroger sur le pourquoi de ces affleurements identitaires subjectifs et imaginaires, c’est-à-dire s’interroger sur le rapport de la France à son passé. La perte des repères historiques et mémoriels Les débats se sont exacerbés parce que, comme le répètent les élites, ‚la France ne s’aime pas‘. Elle semble avoir perdu son grand récit des origines, la conscience d’être unique, de sa singularité géographique et historique, des ses hauts faits, de son grand récit dans lequel j’ai encore été bercée et qui s’est dissous vers la fin des années soixante, sous les coups de butoir de la modernité, des retombées de la guerre d’Algérie et de l’entrée des sciences humaines dans les interrogations et questionnements de l’école. Gaston Bonheur, en 1963, a une manière plaisante de présenter, de résumer cette hagiographie républicaine: La grande chance de notre fête nationale c’est de tomber le 14 juillet. Et d’annoncer à grand renfort d’artifice les grandes vacances. L’ancien régime finit en même temps que les pensums. [ ] Quelques images vont vous mener rondement à l’échafaud de Louis XVI. Le jeu de Paume, et Mirabeau avec sa hure criblée de petite vérole comme un morceau de granit; le boulanger, la boulangère et le petit mitron (cet épisode se raccorde par le biais des chemins détrempés de Versailles à un des mythes institutionnels de notre éducation: le pain, le pain sacré); Varennes (perspicacité du postillon qui reconnaît sur son écu le visage du voyageur déguisé), le Temple (c’est tout de même une bien triste scène, ces enfants à genoux, cette mère qui pleure. On dirait que quelqu’un est mort dans la maison). Pour arrêter nos larmes, nous allons chanter la Marseillaise avec ce Rouget de Lisle qui, ‚accablé de l’inspiration divine s’endormit la tête sur son clavecin‘ comme si les notes finales ‚abreuve nos sillons‘ avaient été obtenues par le hasard de ce brusque affaissement sur le clavier. La Marseillaise démontra son efficacité à Valmy dont le moulin tourne tou- 276 AActuelles jours ses ailes à l’horizon de nos souvenirs superposé à celui de don Quichotte. L’école prend l’affaire en main grâce au club des Jacobins. Nous nous y sentons chez nous. Il y a le même poêle, la même chaire. Carnot qui a tant de places et de rues dans nos villes de Province est une espèce de super-instituteur. Il décrète la ‚patrie en danger‘. Il installe à tous les carrefours des baraques aussi attrayantes qu’un cirque ambulant, où s’opère ‚la levée en masse‘. Et qui vient s’enrôler à la mairie de Palaiseau? Moi, toi, le petit Bara 19 L’essentiel est dit. Certes le récit va se complexifier et ne se bornera pas à ces images d’Épinal, même si elles ne disparaîtront jamais tout à fait de l’horizon. À partir des années 60, les manuels se complexifient et l’histoire ne se résume plus à un récit continuiste sans aspérités. Il s’ouvre au monde et aux remises en question. Il s’interroge, même de façon feutrée, sur certaines pages sombres de l’histoire. Sans arriver à être pluriel, il se frotte d’ethnologie et de sociologie. Il abandonne le consensus et l’horizon patriotique de la Troisième République triomphante pour aborder le dissensus des luttes, parfois même des ‚luttes de classe‘ sous la pression du marxisme. Il n’hésite pas à parler de Juin 1848 et pas seulement de la Révolution de février, il aborde la Commune de Paris bien oubliée aujourd’hui. Il montre que les acquis sociaux dont nous sommes si fiers ont été, en fait, arrachés par des décennies de luttes sociales, parfois sanglantes. On aborde Les Thibault de Roger Martin du Gard et la grande figure de Jaurès essayant d’arrêter la marche à la guerre, on parle de la Résistance même si on ne sait pas encore trouver les mots concernant le génocide des juifs et la complicité de Vichy dans cette marche à la mort. Puis, les jeunes ont vécu Mai 68, ils sont sortis de leur village, de leur ville de province ou même de Paris, ils se sont mis à voyager, à aller partout jusqu’à Katmandou. Avec l’Europe, avec leur goût de l’aventure, ils ont vécu d’autres expériences que celles que la France leur offrait. La télévision depuis les années 60 leur a ouvert d’autres horizons que ceux du salut au drapeau pour lequel, d’ailleurs, nombre d’entre eux se sont fait tuer durant la guerre d’Algérie. Peut-être même se sont-ils sentis déjà européens ou citoyens du monde avant de se tourner vers l’écologie qui ne connaît pas de frontières. La France a vécu véritablement un changement d’époque. L’ancien passé glorieux devient souvent un passé piteux où plus aucun événement historique ne se trouve digne d’être commémoré sans controverse. Il y a ceux qui sont ‚morts pour la France‘, mais aussi ceux qui sont morts ‚à cause de la France‘. Il a été impossible de commémorer Austerlitz, non seulement parce que Napoléon avait mené des guerres sanglantes mais parce qu’il avait également rétabli l’esclavage. La Révolution française qu’on magnifiait du temps de mon enfance tomba dans l’opprobre. François Furet, au moment du bi-centenaire de la Révolution française, est venu rappeler, dans le basculement de l’hégémonie discursive, que si la France avait connu 1789, elle avait aussi vu 1793, la Terreur, racine selon lui de tous les totalitarismes à venir. La pauvre Jeanne d’Arc était aux mains de l’extrême droite et on ne voyait pas comment on pourrait la déloger de ce lieu sinistre. Un contre-discours s’est mis en place, symétrique de celui d’autrefois. La 277 AActuelles France, c’était la croisade des Albigeois avec ‚Tuez-les tous, Dieu reconnaîtra les siens‘, la Saint-Barthélemy, le code noir, la révocation de l’Édit de Nantes, la Terreur, l’affaire Dreyfus, la colonisation, Vichy, la guerre d’Indochine, les massacres de Madagascar, la guerre d’Algérie etc. On sait à quel point la France a eu du mal avec son passé récent, avec quelles réticences elle a reconnu le rôle de Vichy dans la déportation des Juifs de France, avec quelles difficultés elle a reconnu qu’une grande partie du pays n’avait pas été résistante mais ou bien collaboratrice ou bien indifférente la plupart du temps. Henri Rousso a étudié tout cela il y a déjà un certain nombre d’années. Il a fallu un historien américain, Robert O. Paxton, pour montrer l’ampleur de la collaboration de la société française, ampleur sur laquelle on faisait silence. Puis, il y eut des difficultés concernant le passé colonial de la France. Si la guerre d’Indochine a disparu de l’horizon politique et culturel des Français, il n’en est pas de même de la guerre d’Algérie dont l’État, jusqu’en 1997, ne reconnaissait même pas qu’il s’agissait d’une guerre et pas simplement d’événements et d’interventions de maintien de l’ordre. Ce passé récent trouble et divise. On a enfin parlé des massacres de Sétif, du massacre qui eut lieu lors des manifestations du 8 mai 1945, ‚l’autre 8 mai‘ qui n’a rien de glorieux. Rien ne se vit dans l’apaisement. Car il y a la mémoire des ‚Pieds-noirs‘, de ces Français d’Algérie rapatriés en 1962, elle-même divisée entre ceux qui soutenaient l’OAS et les autres; il y a la mémoire des combattants algériens, qu’ils fussent membres du FLN ou non, en Algérie ou en France, et dont le souvenir douloureux du 17 octobre 1961 reste vivant chez leurs descendants, qu’ils soient devenus Français ou non. Il y a la mémoire des Harkis et de leurs enfants, ces Algériens ayant choisi le camp de la France et abandonnés par elle, massacrés en Algérie ou, pour ceux qui avaient réussi à gagner la France, parqués dans le sud de la France, dans des villages qui pouvaient ressembler à des camps. Mémoires conflictuelles qui toutes demandaient de trouver place dans les récits de la mémoire officielle et les replis du ‚roman national‘. 20 Mémoire nationale qui se vit en danger, fragmentation de la mémoire collective, émergence véhémente des mémoires autres, difficulté à inscrire le pluralisme dans l’affrontement et l’imaginaire des passés tous instrumentalisés et tous concurrents - comment une mémoire commune pourrait-elle émerger? Peu avant la fin de son ministère, Jean-Marc Ayrault commande à quelques sociologues et dirigeants associatifs des rapports sur la crise de l’intégration et sur les solutions préconisées pour en sortir. Il en résulte cinq rapports placés sur le web du premier ministre sans que personne n’ait à y redire. Puis vint le scandale de leur dévoilement dans le Figaro du 12 décembre 2013. Devant les attaques de la droite mais aussi de la gauche, devant la levée de boucliers quasi unanime, le ministère les retire immédiatement et dit que cela ne correspondait pas à ses idées. Personne ne prend soin de lire véritablement ces cinq rapports. Or, si le 5 e fait montre de quelques demandes excessives comme celle d’abandonner l’interdiction du port du voile à l’école, l’essentiel de ces rapports constitue une des premières analyses véritables de la panne du vivre ensemble aujourd’hui en 278 AActuelles France. Que disent ces rapports? D’abord que la notion d’intégration qui avait joué un rôle positif quand elle s’est substituée à celle d’assimilation, depuis une trentaine d’années est elle-même, par glissements, devenue quasi synonyme de l’assimilation. Elle est une injonction, un ordre à devenir français de la façon dont on le devenait il y a une cinquantaine d’années: Cette notion politique adresse, malgré ses dénégations, un message très explicite d’assimilation: on conditionne l’accès à la citoyenneté à une adaptation préalable des populations [ ] vues comme toujours étrangères et sans cesse à intégrer. En pratique, l’injonction d’intégration n’a pas de fin et les personnes et les groupes qui en sont la cible font chaque jour l’expérience d’une précarité de leur condition politique: ils ne sont jamais vraiment considérés comme légitimement et normalement français. 21 Le rapport propose de parler plutôt de société d’inclusion en reprenant les propos de Thierry Tuot, conseiller d’État qui avait remis un rapport au Premier ministre en février 2013, rapport immédiatement mis sous le boisseau. Le rapport montre les mécanismes parfois subtils de la discrimination. Ils plaident pour un ‚nous‘ inclusif et solidaire, appellent à repenser le sentiment d’appartenance et s’interrogent sur le ‚nous‘ auquel on a perpétuellement à faire. La stigmatisation de l’immigration, de l’Islam ou des populations dites Roms renforce et relégitime le ‚nous‘ nationaliste qui périphérise d’emblée des groupes entiers tenus pour des outsiders. 22 Dans la longue liste des préconisations, je mettrai en avant l’enseignement d’une histoire plurielle, ce qui permettrait de mettre fin à cette guerre des mémoires à laquelle on assiste sans la penser, et l’accent mis sur l’enseignement de l’arabe et / ou d’une langue africaine, ce qui conférerait à ces jeunes une relégitimation reconnue par tous et pourrait ouvrir les portes de leur possible carrière et ascension sociale. Comme le fait fortement remarquer Rokhaya Diallo, aujourd’hui les identités sont fluides, plurielles, multiples: Nous ne sommes pas des demi-français. Quand beaucoup de gens ont des nationalités multiples, comme c’est le cas pour des Franco-Algériens, on n’est pas moitié l’un, moitié l’autre. On est 100 % français et 100 % algérien, et selon les circonstances, on peut avoir envie de mobiliser l’une ou l’autre des identités qui nous composent. L’appartenance à une autre identité que l’identité française ne menace en rien cette dernière. Ce qui unit les Noirs de France, ce n’est pas une identité, mais une expérience commune. On a six fois plus de chance d’être contrôlé quand on est noir que quand on est blanc, et huit fois plus quand on est d’origine maghrébine. Cette identité, elle nous est imposée de l’extérieur. 23 Beaucoup de maisons à Londres, surtout dans les quartiers petits bourgeois, sont ‚semi détachées‘, attachées les unes aux autres par un mur seulement, ce qui leur permet d’avoir un jardinet, une pelouse, un balcon. C’est le rêve de nombre d’immigrants de s’établir en banlieue, où les loyers et les prix de vente sont moins élevés que dans le Central London, dans une maison semi détachée. John Clement Ball, dans un livre consacré à l’imaginaire de Londres à travers l’écriture 279 AActuelles des écrivains migrants, 24 reprend le terme pour désigner les modalités d’appartenance des migrants. N’est-ce pas le destin des mégapoles de permettre aux identités semi détachées, diasporiques, fluides, déterritorialisées, de se développer? Londres ne le préfigure-t-elle pas depuis toujours? Être ou ne pas être chez soi, avoir ou ne pas avoir la nationalité du lieu, maîtriser ou ne pas maîtriser la langue de la mégapole, repartir dans son pays d’origine pour s’apercevoir qu’il faut revenir à Londres, y rester, penser trouver, ne serait-ce qu’un moment, un nouvel équilibre dans quelque retour identitaire, puis finalement rester dans l’entredeux, cultiver la ‚messthetics‘ dont parle Sukhdev Sandhu, habiter l’interstice. À l’encontre des fantasmes de délocalisation évoqués par les personnages du roman de Goeff Nicholson, mais à l’encontre également de toute identité fixée, collant à l’origine, une mégapole comme Londres devient un hors-lieu, la ‚villeentre‘, ouverte aux mille possibilités de la réalisation de soi. Prenons cet autre exemple: Taiye Selasi. À propos de son livre Le Ravissement des innocents (Ghana must go), qui vient de paraître en traduction chez Gallimard, la journaliste du Monde qui en rend compte dit plaisamment à l’auteur: „Where are you from? “ Voilà bien la question la plus anodine et la plus complexe qu’on ait jamais posée à Taiye Selasi. D’où venez-vous? Si on avait posé cette question à des jeunes dans un bar de Londres, répond-elle, ces jeunes gens auraient été bien en peine de répondre, continue Selasi. „Ils sont nés à Accra ou Lagos. Ont été élevés à Toronto ou Houston. Ils vivent et travaillent aujourd’hui à Londres, mais pour combien de temps? Je dis toujours, pour faire un jeu de mots, qu’ils sont, non pas ‚lost in translation‘ mais ‚lost in transnation‘“, note-t-elle en souriant. Elle est la parfaite représentante de ces ‚Africains du monde‘, cette nouvelle génération de jeunes diplômés, actifs, mobiles et multilingues que l’on appelle aussi les ‚Afropolitains‘. Née en 1979 à Londres d’une mère nigériane et d’un père ghanéen, élevée en Amérique près de Boston, elle fait ses études à Yale et est écrivain. Son écriture est à son image. Un étonnant produit de fusion. Mots, sons, images, tout s’y télescope. Imaginez une base de musique classique à laquelle vous incorporeriez du hip-hop américain et des percussions africaines comme celles du peuple Ewe, au Ghana, une musique dont les rythmes complexes sont un peu similaires à ceux du jazz. Mettez tout ça dans une centrifugeuse et vous obtiendrez mes tempos, mes mélodies, mes phrasés Oui, dit Taiye Selasi. Nos parents cherchaient des professions sûres, médecine, droit, banque Notre génération investit les médias, la politique, le capital-risque, l’art, le design, la littérature Ce qui nous caractérise, c’est une volonté de ‚compliquer l’Afrique‘, de refuser les simplifications, de marier des influences disparates tout en préservant l’héritage de nos pères. Sans avoir peur de nous poser des questions. 25 Et pourquoi pas Paris? 280 AActuelles Dans la fluidité des appartenances et des identités, la société inclusive c’est peut-être cela, une appartenance ‚entre‘, interstitielle en même temps que plurielle, une appartenance semi-détachée prête à toutes les aventures. Si 25 % des votants peuvent donner leur voix au Front national, les Français sont cependant nostalgiques d’un autre cours des choses. Ce n’est pas pour rien que 10 millions de spectateurs ont vu cette comédie: Qu’est-ce qu’on a fait au bon dieu? de Philippe de Chaveron, où les quatre filles à marier d’un couple de la bonne bourgeoisie de province épousent qui un jeune d’origine algérienne, qui un juif, une autre un asiatique et la dernière un noir et finalement au-delà des préjugés et des clichés tout se passe bien. Une nostalgie de ce soir de juillet 1998 quand la France gagna la coupe de football et que des milliers de personnes de toutes origines, se retrouvèrent sur les Champs-Élysées en scandant: Zidane Président! Tout ceci reste encore très confus et la crise économique aggrave les peurs identitaires. Le chemin est long pour faire prévaloir l’égalité sur l’identité, l’horizon sur l’origine et la fraternité sur le repli d’un ‚nous‘ étriqué. La France comme nombre de grandes nations aujourd’hui est multiculturelle, mais elle ne sait pas encore tout à fait qu’elle l’est devenue. 1 Régis Debray, Modeste contribution aux discours et cérémonies officielles du dixième anniversaire, Paris, Maspéro, 1978, 37. 2 Régis Debray, op. cit. (note 1), 35-36. 3 Luc Boltanski / Eve Chiapello, Le nouvel esprit du capitalisme, Paris, Gallimard, 1999. 4 C’est le cas de Michael Hardt et Antonio Negri, dans Empire, Paris, Exils éditeurs, 2000. Le cadre épistémologique n’est en rien celui de Luc Boltanski et Eve Chiapello, mais un certain nombre de constats convergent. 5 Zygmunt Bauman, L’identité, Paris, Les éditions de l’Herne, 2010. 6 Alain Renaut, „Les pièges et arrogances du creuset républicain. De la difficulté française à assumer la diversité“, Le Monde, 7 novembre 2009. 7 http: / / www.academia.edu/ 5522583/ Notice_Communautarisme_dans_Comment_Nicolas_ Sarkozy_%C3%A9crit_lhistoire_de_France_2008_ (01/ 12/ 14). 8 Cf. Patrick Lozès, „La lutte contre le communautarisme ne peut être une lutte contre les communautés“, Le Monde, 09 mars 2010. 9 „L’ethnicisation de la France met en scène une guerre des identités“, Le Monde, 09 juillet 2014, propos recueillis par Nicolas Truong. 10 Mustapha Kessous, „Ça fait bien longtemps que je ne prononce plus mon prénom quand je me présente au téléphone“, Le Monde, 24 septembre 2009. 11 Id., „L’identité nationale, un débat français qui passe mal“, Le Monde. Dossiers et Documents, 393, janvier 2010, 1. 12 Cité par Vincent de Gaujelac, Qui est ‚je? ‘, Paris, Seuil, 2009, 74. 13 Ibid., 75. Les italiques sont de moi. 14 Ibid., 83sq. 15 Claudine Attias-Donfut / François-Charles Wolff, Le destin des enfants d’immigrés: un désenchâinement des générations, Paris, Stock, 2009. 16 Cité par Frédéric Joignot, „Le grand boniment“, Le Monde, 23 janvier 2014. 281 AActuelles 17 Il ne faut pas oublier que le Front national a obtenu 25% des voix aux élections européennes en France en mai 2014. 18 Alain Finkielkraut, L’identité malheureuse, Paris, Stock, 2013. 19 Gaston Bonheur, Qui a cassé le vase de Soissons? , Paris, Laffont, 1963, 105-107. 20 Pour tous ces phénomènes cf. les excellents travaux de Benjamin Stora et en particulier Les guerres sans fin, Paris, Stock, 2008. 21 Propos cités par Lucie Delaporte, „Intégration: le rapport déjà enterré et que personne n’a lu“, Médiapart, 18 décembre 2013. 22 Cf. à ce sujet le remarquable article de Esther Benbassa, „Quand les ‚Arabes’ prennent le pouvoir par la plume: ces rapports qui font trembler le gouvernement“, Huffington Post, 16 décembre 2013. 23 Art. cit. (note 9). 24 John Clement Ball, Imagining London. Postcolonial Fiction and the Transnational Metropolis, London / Toronto, University of Toronto Press, 2004; id., „The Semi-detached Metropolis. Hanif Kureishi’s London“, in: A review of International English Literature, 27, 4, oct 1996, 5-27. 25 Tous ces éléments dans Florence Noiville, „Tayse Selasi. Tout lui sourit“, Le Monde des livres, 21 août 2014.