eJournals lendemains 39/154-155

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Narr Verlag Tübingen
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2014
39154-155

”Nomades de tous les pays, unissez-vous!“

2014
Jean-Pierre Dubost
ldm39154-1550243
243 DDossier Jean-Pierre Dubost „Nomades de tous les pays, unissez-vous! “ Interroger la cartographie mentale de l’idée de l’Europe Le défi qui consiste à faire se recouvrir en une seule image mentale composite un continent et un archipel interroge indirectement, ou plutôt interroge directement par son détour le nom d’Europe dans ce que j’appellerai la ‚cartographie mentale‘ que ce nom suppose. Je dis cela en pensant à Edouard Glissant qui dit dans son Traité du Tout-Monde, que „la pensée archipélique convient à l’allure de nos mondes“, qu’elle en emprunte „l’ambigu, le fragile, le dérivé“. 1 Quoi de plus ambigu, quoi de plus fragile que ce nom d’Europe aujourd’hui? Quoi de plus fragile que sa capacité à rassembler et à susciter encore l’enthousiasme? En ce qui concerne la question de ce que peut un nom, j’aimerais enchaîner sur ce qu’écrivait Jean-François Lyotard, il y a vingt ans de cela, dans Le différend (remarquablement traduit en allemand par Joseph Vogl sous le titre kantien qui s’imposait, Der Widerstreit). Lyotard y déployait toute sa réflexion autour d’un nom - en l’occurrence c’était le nom d’Auschwitz -, et il le faisait pour montrer qu’un mot ne pouvait pas renvoyer directement à un référent, mais qu’il est „le signe que quelque chose reste à phraser qui ne l’est pas, et qui n’est pas déterminé“. 2 C’est pourquoi justement, se référant à la catastrophe de la civilisation européenne que le seul mot d’Auschwitz suffit à indiquer, il rappelait que sans analyse de récits, sans analyse de jeux de langage et de leur pouvoir, il était vain de prétendre rassembler les hommes et les cultures autour d’un nom faisant consensus pour eux. Fasciné par les travaux de l’ethnologue André Marcel d’Ans sur les rituels de transmission des récits traditionnels des cashinahua - peuplade amérindienne dont le nom signifie ‚les vrais hommes‘ - Lyotard n’a cessé de rappeler dès la fin des années 70 jusqu’au Différend (paru en 1983) que l’écart est insurmontable entre un récit „sauvage“ (païen) qui rapporte des faits à des noms et dans lequel les phrases sont „pour ainsi dire épinglées sur des instances nommées et nommables dans le monde des noms cashinahua“ 3 et le récit cosmopolite, lequel pose justement la question de ce à quoi se réfère ce récit en l’absence de monde connu. Une fois pris en compte le différend (l’incommensurabilité) entre le dit „des vrais hommes“ pour lequel tout univers de phrase se rapporte à un fragment ou éclat d’un monde connu par tous ceux qui entendent et transmettent les récits - un monde où „les petites histoires accueillaient les noms et en donnaient“ 4 - et l’objet d’un récit cosmopolite qui est une totalité hors de ce monde et vers laquelle chaque homme est appelé à progresser, la question qui se pose est comment passer des petits récits à la grande Histoire, laquelle „a pour fin l’extinction des noms (particularismes)“. Il y a donc toujours récit, mais les grands Récits ont absorbé les petits récits. Ils s’appellent au temps des Lumières „émancipation“, „pro- 244 DDossier jet de paix perpétuelle“, „humanité éclairée“. Ils s’appelleront plus tard „communisme“, „capitalisme“. Les grands récits, disait Jean-François Lyotard dès la fin des années 70, sont irrémédiablement morts. Et tout porte à penser que nous sommes probablement en train de vivre actuellement l’effondrement du grand Récit de l’unification européenne. La montée en puissance des partis europhobes, le désintérêt que la construction européenne et l’idéal européen suscitent dans l’esprit de plus en plus d’Européens, le peu de volonté ou de capacité des dirigeants européens à faire face à la grave crise de légitimité que l’érosion de la confiance et la désorientation des populations entraîne - tout semble nous le suggérer. Si l’on ne peut pas dire quel sens pourrait avoir une phrase du type „l’Europe s’effondre“, tant la signification du concept d’Europe peut recouvrir de réalités complexes, contradictoires et antagonistes, en revanche il est évident qu’il arrive quelque chose au nom d’Europe, à tout ce qu’il peut recouvrir ou rassembler de discours, de pratiques, de représentations, d’images de la pensée ou de désir d’appartenance. Pour rappeler la longue durée de cette difficulté à concilier l’idée d’Europe et son territoire, il ne me semble pas inutile de revenir brièvement sur la première tentative, celle de l’Abbé de Saint-Pierre, de donner forme à l’idée d’une union européenne pour mettre fin aux guerres entre Nations, mais aussi aux dangers de la sédition, par une sorte de police des Nations à géométrie variable selon les diverses versions du texte. Castel de Saint-Pierre hésite par exemple d’une version à l’autre de son projet entre un ensemble euro-méditerranéen incluant Maroc- Turquie ou une Europe chrétienne en rivalité avec les conquêtes turques en Europe et au Proche Orient. Dans un article intitulé „L’Europe comme histoire, l’Europe comme roman“, 5 Bernard Pelloile met en évidence le fait que si le ‚Projet pour rendre la paix perpétuelle en Europe‘ se conçoit comme un ‚contre-modèle‘ des Etats-Nations européens, en même temps le modèle dont il découle est en fait préexistant - c’est la structure fédérale de l’Union germanique: „l’union européenne produirait d’aussi grands avantages à proportion aux Souverains d’Europe et à leurs Sujets, que l’Union Germanique en a produit et en pourrait produire aux Souverains d’Allemagne et à tous les Allemands“, écrit l’Abbé de Saint-Pierre. 6 Mais comment un projet de paix utopique, dont la nature de projet résulte de sa projection dans un univers cosmopolite inconnu, pourrait-il être en même temps indexé sur un modèle préexistant, demande Bernard Pelloile? À quoi il répond que la contradiction n’est qu’apparente, puisqu’il suffit de faire tenir l’idée dans un modèle qui est ‚la forme de l’informe‘. Bernard Pelloile met en évidence deux choses: d’une part la limitation de ‚l’universalité‘ à un continent, limitation qu’il considère comme indissociable de la problématique ‚marchande‘ qui sous-tend le Projet; et d’autre part le fait que le projet de l’Abbé de Saint Pierre „est histoire par la défense de son objet réel et des formes sociales et politiques correspondantes“ en même temps que cette histoire est „un roman dans l’histoire: les jeux sont faits avant que de commencer. La conclusion est le préposé dirigeant, le véritable point de départ“. 7 D’une part l’Abbé rêveur propose donc „un roman tout fait“ - un grand 245 DDossier Récit de paix indexé sur le Grand Récit universaliste et cosmopolite des Lumières -, d’autre part cette fiction politique incohérente et confuse dont Voltaire se moquera est construite à partir d’un modèle réel préexistant - l’Union Germanique, avec ses 350 entités en concurrence et en lutte permanente entre elles. Il ne s’agit pas ici de résoudre, mais d’éviter les contradictions entre puissances européennes. Raison pour laquelle Voltaire, dans son Rescrit de l’empereur de la Chine, par un effet ironique de distanciation classique pour l’époque, ridiculise le Projet du „bonze Saint-Pierre“ à partir de la fiction d’un point de vue extérieur, extra-européen, celui de l’empereur de Chine. Le fait qu’il le fasse par une attaque polémique envers Jean-Jacques Rousseau, dont l’idéal européen reposait au contraire sur une communauté de mœurs, de lettres et de lois, une société civile qui est le négatif même de l’Europe de l’Abbé de Saint Pierre, retient moins mon attention que l’étonnant ton d’actualité que prend aujourd’hui le pamphlet voltairien par un effet ironique de distanciation historique: Nous avons été sensiblement affligé [dit l’empereur de Chine] de voir que dans ledit extrait [ ] où l’on expose les moyens faciles de donner à l’Europe une paix perpétuelle, on avait oublié le reste de l’univers, qu’il faut toujours avoir en vue dans ces brochures [ ] Nous avons pensé de nous-même, après l’avis de notre conseil, que si le Grand Turc attaquait la Hongrie, si la diète europaine, ou européenne, ou européane, ne se trouvait pas alors en argent comptant; si, tandis que la reine de Hongrie s’opposerait au Turc vers Belgrade, le roi de Prusse marchait à Vienne; si les Russes pendant ce temps attaquaient la Silésie; si les Français se jetaient alors sur les Pays Bas, l’Angleterre sur la France, le roi de Sardaigne sur l’Italie, l’Espagne sur les Maures, ou les maures sur l’Espagne, ces petites combinaisons pourraient déranger la paix perpétuelle [ ] Pour mieux affermir l’ouvrage de la paix perpétuelle, nous aboucherons ensemble, [ ] notre saint-père le grand lama, notre saint-père le grand daïri, notre saint-père le muphti et notre saint-père le pape, qui seront tous aisément d’accord moyennant les exhortations de quelques jésuites portugais. Nous terminerons tout d’un temps les anciens procès de la justice ecclésiastique et séculière, du fisc et du peuple, des nobles et des roturiers, de l’épée et de la robe, des maîtres et des valets, des maris et des femmes, des auteurs et des lecteurs. 8 S’il est évident que le monde d’aujourd’hui, profondément marqué par une crise de la localité, n’a plus rien à voir avec ces premiers balbutiements (même s’il est évident que la forme Europe est aujourd’hui encore loin de faire consensus), en revanche il me semble que deux choses sont susceptibles d’attirer notre attention dans le scepticisme que l’ironie voltairienne oppose à l’utopie politique incohérente de l’Abbé de Saint-Pierre. D’une part la dérision voltairienne souligne la contradiction consistant à présenter l’idéal de paix en Europe comme un modèle universel reposant sur une limitation (c’est une illusion de projeter une paix universelle sans muphti ni daïri ni lama). Mais d’autre part la contradiction est aussi inhérente à la dimension elle-même eurocentriste de la critique que fait Voltaire de cette universalité limitée - de son eurocentrisme. Le grand daïri, le grand muphti, le grand lama, sont ici bien sûr autant de figures d’altérité négative (même d’altérité ridicule) à la fois sollicitées par Voltaire comme adjuvants polémiques et ridiculisées pour leur étrangeté incompatible avec l’universalisme d’une raison qui ne peut que 246 DDossier délégitimer radicalement toute prétention de leur part à l’universel - à un universel hégémonique. Mais sommes-nous vraiment sortis aujourd’hui de l’aporie universaliste européo-centriste que l’on peut poursuivre du début du XVIII e siècle jusque chez Kant (notamment dans Idee zu einer allgemeinen Geschichte in weltbürgerlicher Absicht)? Est-il seulement possible d’en sortir? Etienne Balibar a, à de multiples occasions, relevé la contradiction inhérente à la citoyenneté européenne, qui fait que le ‚civis europeanus‘ est le citoyen d’une partie délimitée du monde, dont le nom est Europe et dont la forme territoriale et le statut politique restent mouvants et indécis. Par définition l’inclusion que signifie la citoyenneté européenne repose sur une exclusion. Si celle-ci fait l’objet d’un affect politique violent au sein de l’ensemble des mouvements populistes anti-européens, anti-européens parce que tous anti-immigration et anti-islam, l’aporie est inhérente au projet lui-même. Etienne Balibar parle à juste titre du développement progressif d’un véritable „apartheid européen“ constituant à terme un élément décisif du blocage de la construction européenne et de „violence des frontières“. 9 La conséquence en est que la figure de l’ennemi extérieur est remplacée par celle de l’ennemi intérieur, de „l’envahisseur maléfique - alien - infiltré parmi ‚nous‘“. La réponse que me semble exiger le jeu de langage auquel nous sommes invités à répondre („L’Europe comme archipel“), c’est ainsi que je la verrais: quelque incisive que doive être la critique de ce moment de crise politico-économique radicale que nous sommes en train de vivre (et les propositions critiques ne manquent pas), il n’est plus possible de ne pas inclure dans la démarche critique la voix de l’Autre. Nous ne sommes depuis longtemps plus les seuls à parler de nous. La fameuse phrase de Frantz Fanon - „Allons, camarades, le jeu européen est définitivement terminé, il faut trouver autre chose“ énoncée dans Peaux noires masques blancs au début des années 50 (plus précisément en 1952, donc un an après la création de la CECA, de la Communauté Européenne du Charbon et de l’Acier, un an avant le déclenchement de l’insurrection algérienne et 4 ans avant le Traité de Rome) cette formule trouve aujourd’hui, dans un contexte bien différent, plus de 35 ans après ce qu’Orientalism d’Edward Said a déclenché dans le monde entier et que l’on peut définir comme l’époque de la pensée post-coloniale (je sais bien à quel point le terme est inadéquat) une étonnante pertinence et de multiples liens la relient avec les critiques les plus lucides de la limitation européenne (Said, Chakrabarty, Bhaha, Glissant, Mbembe, Appadurai, Du Boy, Gilroy et tant d’autres). Je pense notamment au remarquable chapitre du livre Sortir de la grande nuit du penseur camerounais Achille Mbembe intitulé „Le long hiver impérial français“, qui est à mon sens l’un des constats les plus lucides du blocage des mentalités en France et une clé d’analyse précieuse, parce que précisément pensée du dehors et par ailleurs largement extrapolable à bien d’autres contextes en Europe. Membe met en évidence „le déphasage français en relation à un monde qui, une fois la décolonisation achevée, se constitue désormais sur le modèle de la circulation de flux éclatés et diasporiques“. 10 247 DDossier C’est pourquoi il me semble que la question de l’Europe en mouvement ne peut pas être traitée sans que l’on prenne en compte en même temps l’importance et l’accélération des mouvements vers l’Europe, l’immigration forcée, pour des raisons économiques, politiques, écologiques et climatiques, et parce que la guerre est à notre porte et peut-être pour longtemps. Ce n’est pas un hasard si l’immigration est le thème principal de toutes les tendances europhobes. Au-delà de l’espace idéologique commun à ces mouvements, avec la question de l’immigration, le chez-soi, l’être chez soi, le bien vivre et le bien vivre entre soi (entre „nous“) qui définit depuis Rousseau un idéal européen de citoyenneté paisible entre en tension avec l’urgente nécessité d’enfin traduire en discours politique partagé une pensée de l’hospitalité encore entièrement à traduire en langage politique. Dès les premiers mots du catalogue de l’exposition „Terre natale. Ailleurs commence ici“, que Paul Virilio, Raymond Dupardon et d’autres avaient organisé à la Fondation Cartier en 2008, Virilio rappelle: „en 2008 36 millions de personnes ont été déplacées pour raisons climatiques, catastrophes naturelles, conflits. Le XXI e siècle sera le siècle des grandes migrations“. 11 Penser „l’Europe en mouvement“ ne peut se faire sans penser la violente confrontation à laquelle nous assistons entre d’une part une image fixe ou figée - l’Europe comme terre ou territoire - dont les contours, même s’ils sont problématiques si ce n’est indéfinissables, renvoient malgré leur mouvante indécision à l’image fixe d’une cartographie mentale - et d’autre part l’accélération des processus migratoires actuels, qui prennent le relais des emmêlements irrémédiablement en marche depuis que l’Europe s’est mise en mouvement vers le Monde par ce que Glissant appelle le „nomadisme en flèche“ de la conquête occidentale. Par leur longue durée, leur insistance et leur nature insaisissable, ces emmêlements menacent la tranquillité de cette cartographie mentale. Car à côté des mouvements migratoires à la fois manifestes et refoulés, qui font à la fois l’objet d’une politique de contention sécuritaire et de refoulement mental largement partagé, 12 que dire de toutes les migrations de langue, de culture et d’identités intra-européennes se chevauchant ou faisant rhizome, en comparaison desquelles le peu de mouvement qui caractérise les avancées politiques européennes est quasiment identique à l’immobilité totale? Un Allemand sur cinq est aujourd’hui issu de l’immigration: cette réalité est loin d’être une évidence pour tous. Et pays par pays en Europe, le constat est semblable. Il y a, Virilio nous le rappelle, deux sortes de nomadisme: le nomadisme choisi et le nomadisme subi. Les nomades par choix (que nous sommes tous), équipés par milliards de tous leurs appareils nomades, jouissent à chaque instant et en chaque point du monde de la dé-territorialité. Le nomadisme subi fuit l’insupportable: la sécheresse, la famine, les massacres, la destruction des ressources de vie. L’Europe est pour lui un rêve de bonheur et de paix qu’il paie souvent au prix de sa vie. Là où les frontières de l’Europe se perdent dans l’a-territorialité de la mer, l’Europe est un archipel dont les postes Sud avancés sont dénommables et connus: Brindisi, Malte, Lampedusa, le détroit de Gibraltar, Melilla, les îles Canaries. Les bateaux ne cessent de déverser depuis l’Afrique du 248 DDossier Nord, l’Afrique subsaharienne, le Proche et le Moyen Orient leurs cargaisons d’errants sur ces points avancés de l’Europe ou d’échouer en mer ou près des côtes, et la liste des victimes ne va pas cesser de s’allonger. En réponse, l’Europe se claquemure. Immobilisme contre mouvements nomades: la contradiction est frappante; alors que le projet européen est en panne, les mouvements migratoires s’accélèrent. „Les sociétés anciennes“, rappelle Virilio, „étaient inscrites dans un territoire, la terre natale. Aujourd’hui, elles dérivent pour des raisons de délocalisation de l’emploi, pour des raisons de conflits qui n’en finissent pas. Et puis aussi, évidemment, pour la grande question climatique: la disparition des archipels, la submersion des seuils territoriaux“. 13 On pourrait définir comme nomade celui qui, dépossédé de tout avoir, de tout pouvoir et de tout lieu, serait la figure actualisée du prolétariat comme classe qui, donnant tout de soi, n’a plus rien à perdre - à condition de transposer le monisme économiste sous-jacent à cette idée par la cruelle réalité du primat de l’idéologique et du politique. Si la distinction que fait Virilio entre nomadisme choisi et nomadisme subi est pertinente, il faut aller au bout de sa dialectisation. Un nomadisme par choix, producteur de relation, d’emmêlements assumés et traduits en nouveaux langages et en nouvelles expressions, n’a rien à voir avec un nomadisme hédoniste et consommateur d’altérité, par lequel l’Autre n’est plus que la matière première d’une augmentation du sentiment de la plénitude du Soi. Cette distinction rejoint la profonde distinction que faisait Victor Segalen dans son „Essai sur l’exotisme“ entre un exotisme faible et un exotisme fort, distinction qu’il faut elle aussi soumettre à cette dialectique. Car à tout instant l’exote au sens fort (capable d’un effort d’aller vers l’autre qui n’a rien à voir avec la facilité d’acheter l’altérité comme marchandise) peut lui aussi se perdre dans la jouissance de son Soi rehaussé d’altérité et tourner le dos au souci de l’Autre. En un certain sens, Segalen lui-même n’y a pas toujours échappé. Ce n’est que sur la base de cette dialectique de l’exote que pourrait faire sens politiquement le titre ici choisi: „Nomades de tous les pays, unissez-vous! “ Parce que la vitesse de mouvement de sa multiplicité relationnelle est vertigineuse, „dire le monde“ (ou plutôt dire le „Tout-Monde“) est aujourd’hui aussi urgent qu’à peine possible. Nous ne saurons jamais d’avance à quoi ressemble l’informe de ce „Tout-Monde“ si ce n’est par ce que l’expérience de rencontre engendre de déplacement du Soi. Combien de qualités de nomadisme en Europe pour lesquels aucun nom, aucune figure ne peut encore être nommée et qui, comparés aux programmes de mobilité européenne (dont on ne peut par ailleurs que combattre la réduction) en sont le contre-monde et portent en eux la puissance du négatif? Leur multiplicité, dont l’analyse est en marche depuis longtemps, met sans cesse l’imagination au défi de les concevoir comme de simple points en mouvement sur un territoire, puisqu’ils relèvent plus de la transformation d’un territoire en étendue multiple. Comment l’Europe comme idée pourrait-elle trouver son mouvement et donner à ce mouvement une force d’entraînement des peuples si, indexée sur des cartographies mentales immuables (que celles-ci soient nationales ou euro- 249 DDossier péennes) elle réduit le paradoxe de sa frontière (de son principe, d’inclusion exclusive) à un simple rempart face à l’accélération des mouvements vers l’Europe et reste protégée de l’accélération de ces multiplicités relationnelles pour lesquelles le nom n’arrive toujours qu’après-coup? Si nous ne savons rien de l’informe de ce Tout-monde comme figure, ce que nous savons en revanche - et je suis là encore à la lettre Glissant -, c’est qu’une identité-racine et une identité-relation sont deux postures incompatibles. Grattez un peu sous les stratégies de conquête du pouvoir du Front National et vous retrouverez très vite cette identité-racine, dont Glissant égrène dans Poétique de la relation 14 les caractéristiques en ces termes: „lointainement fondée dans une vision, un mythe“ (pour le FN, Jeanne d’Arc fait une fois de plus l’affaire); „sanctifiée par la violence cachée d’une filiation“ (violence en ce moment d’autant plus effacée que l’espoir d’une conquête du pouvoir au niveau national augmente); „ratifiée par la prétention à la légitimité qui permet à une communauté de proclamer son droit à la possession d’une terre, laquelle devient aussi territoire“. L’identité-racine, ajoute Glissant, est „préservée, par la projection sur d’autres territoires qu’il devient légitime de conquérir - et par le projet du savoir“. L’épisode historique colonial est certes clos et la conquête en ce sens n’est plus d’actualité mais l’Occident (l’Occident ou le Capital) répond plus que jamais à ce critère, et le projet d’une société européenne du savoir performante et économiquement conquérante est plus que jamais d’actualité, prioritaire en tout cas dans la distribution de fonds européens aux projets de recherche. Si dans les conditions de l’après-guerre, le projet européen s’était donné à l’origine pour idéal de dépasser (parlons encore Glissant) „la violence cachée de la filiation“, en revanche „le vécu conscient et contradictoire du contact des cultures“ n’a pas bouleversé la cartographie mentale de l’idéal d’Europe. Si celle-ci s’est d’emblée définie dans les années 50 comme remède aux ravages de l’identitéracine, le projet n’a pas encore été en mesure de se hausser à la hauteur d’une identité-relation, et sans doute une immense partie des citoyens européens sont encore bien loin de désirer que le mot d’Europe puisse être le nom propre d’un enchevêtrement de mondes et de langues animant le désir de parcourir „l’étendue nouvelle“ (archipélagique) que cet enchevêtrement engendre. Mais au fond, et pour ne donner par comparaison qu’un seul exemple majeur, ne parlons-nous pas de même, encore aujourd’hui, de „l’Inde“ au singulier, pur produit imaginaire de la philologie européenne projetant une idée simple sur l’irreprésentable multiplicité des langues et cultures du continent indien? Qui nous dit que l’Europe est autre chose que cet enchevêtrement de mondes? Qui nous dit que, dans une Europe encore habitée par le désir de relation - au sens ou Glissant l’entend - les récits, à coup sûr sauvages au regard de la nécessité de penser les institutions dans leur forme, ne cessent de bruisser depuis des profondeurs de temps qui excèdent largement la temporalité réduite de l’histoire de l’idée d’unification européenne, rapportant des faits à des noms dans l’immense mémoire des textes, dans la réalité nomade, transculturelle, toujours réactivée 250 DDossier depuis l’Antiquité, de cet espace européen dont le nom est littérature, dont la mer est le lieu de naissance, et dont le Tout-Monde informe et chaotique peut être légitimement vécu et désiré parce que la filiation s’y perd dans l’entrelacs des textes? A côté de la multiplicité des œuvres qui portent en eux les noms de ce Toutmonde des mémoires d’Europe et dont l’immense récurrence donne à l’Europe sa dimension de mémoire profonde et multiple, les innombrables trajets nomades du tissage relationnel Nord-Sud (par exemple l’immense continent des littératures francophones et anglophones postcoloniales ou les deux grandes relations intertextuelles américano-européennes Nord et Sud) ou l’emmêlement Orient-Occident (parce que cette relation aussi, où se recompose vers le passé et vers le futur l’archipel mental des écritures et des arts emmêlés de l’Orient et de l’Occident, suffirait à défaire l’image fixe de l’Europe comme cartographie mentale stable et délimitable) - tous ces trajets entre les innombrables îles des œuvres qui ont fait que l’Europe comme idée puisse être désirable, et qu’elle puisse continuer de l’être une fois acté son débordement informe, ne sont-ils pas infiniment plus aptes à proposer aujourd’hui une meilleure image pour la pensée que celle qui hante encore les grands Récits essoufflés d’un projet européen en manque d’idées, bloqué par le jeu contradictoire d’intérêts nationaux, que des élites lointaines proposent à des populations désabusées sans mémoire ni travail ni projet, radicalement désorientées et sans amour aucun pour le Tout-Monde que l’idée d’Europe pourrait ou devrait porter en soi? Nul besoin d’aller solliciter le grand daïri, le grand muphti ou le grand lama. L’archipel Europe existe depuis longtemps. Ses îles sont innombrables: Orhan Pamuk, Adonis, Boualem Sansal, Salah Stétié, Raymond Jabès, Yoko Tawada, François Cheng, Andreï Makine, Juan Goytisolo, Leonid Guirchovitch, Petros Markaris, Halil Gulbeyaz, Amin Maalouf, allez, Mathieu Béluze même. Arrêtons-nous là car il faudrait encore parler sans fin art, cinéma, musique. L’interminable énumération qu’il faudrait ici poursuivre serait comme le très long écho de la formule de Glissant qui dit, dans le Traité du Tout- Monde, au chapitre „Le retour de Mathieu“: „Ces noms que j’habite s’organisent en archipels. Ils hésitent autour de je ne sais quelle densité“. 15 „Inventer autre chose“ (je le dis en pensant à Fanon) est-il encore possible? Icimême, en 1884 et 1885, la „Conférence de Berlin“ imposait à l’Afrique colonisée la figure abstraite et arbitraire de ses frontières et programmait par ce découpage brutal plus d’un siècle d’injustice et le pourrissement des réalités sociales et politiques africaines - les accords Skype-Picot signés à Londres en 1916 feront peu après de même pour le Moyen Orient par le dépeçage des territoires ottomans, et là encore la violence des conséquences ne cesse d’être observable aujourd’hui encore et le sera probablement encore pour longtemps. Que peut répondre aujourd’hui notre modeste sujet à ce destin tragiquement (et parfois heureusement) européen de l’Afrique et du Moyen Orient? Il peut et doit rappeler en premier lieu que dans un monde mondialisé, avec toutes les illimitations que cette mondialité implique, la multiplicité que présuppose un modèle archipélagique du politique, hospitalier aux processus nomades, se heurte à la multiplication des frontières, à 251 DDossier leur renaissance croissante au cœur des territoires nationaux ou supranationaux et surtout dans nos représentations, comme si une réinscription sauvage des frontières avait lieu à la mesure de la montée en puissance de multiplicités nomades. Si la pensée archipélique, selon les mots de Glissant, „convient à l’allure de nos mondes“, et si l’horizon de pensée cosmopolitique ‚in weltbürgerlicher Absicht‘ soulève la question d’une adaptation de l’universel à l’allure de nos mondes, c’est le statut même d’universalité de l’idée d’un monde commun - limité par son inclusion exclusive (et cette frontière est inscrite dans toute idée de communauté) qui doit alors être confrontée à cette „allure“. Et si l’idée du monde pensé à partir du motif de l’universalisme est, selon ses propres termes, „insuffisante“, c’est que „la prétention d’extraire un universel à partir du particulier ne nous émeut plus“. Et pour lui laisser le dernier mot, puisque c’est dans sa langue que l’on vient ici de parler: „C’est la manière même de tous les lieux, leur minutieux ou infini détail et l’ensemble exaltant de leurs particularités qui sont à poser en connivence avec ceux de tous les lieux“. 16 Il y a fort à parier que l’accélération de la densité de connivence de tous ces lieux (comme par une densification archipélique de cette Europe qui n’a jamais été un continent) est l’utopie la plus forte que l’on puisse opposer à la renaissance des identités mortifères qui sont en train de la miner de l’intérieur. 1 Edouard Glissant, Traité du Tout-Monde. Poétique IV, Paris, Gallimard, 1997, 31. 2 Jean-François Lyotard, Le Différend, Paris, Minuit, 1983, 91. 3 Ibid., 220 (§ 220.1). 4 Ibid., 223 (§ 221). 5 Mireille Delbraccio / Bernard Pelloile (ed.), Du cosmopolitisme, Paris, L’Harmattan, 2000, 151-179 6 Castel de Saint-Pierre, Projet pour rendre la paix perpétuelle en Europe, cit. par B. Pelloile in Delbraccio / Pelloile, op. cit. (note 5), 155. 7 Ibid. C’est le titre de l’article de Bernard Pelloile („L’Europe comme histoire, l’Europe comme roman“). 8 Voltaire, Mélanges, Paris, Gallimard (Bibl. de la Pléiade), 1961, 411-413. 9 Etienne Balibar, Nous citoyens d’Europe? Les frontières, l’Etat, le peuple, Paris, La Découverte & Syros, 2001, 189sqq. 10 Achille Membe, Sortir de la grande nuit, Paris, La Découverte, 2013, 133. 11 Paul Virilio / Raymond Depardon, Terre Natale, Ailleurs commence ici, Arles, Actes Sud / Fondation Cartier, 2010, 7. 12 La question de la psychologie des masses (re)devient cruciale. Alors que les classes moyennes aisées et savantes s’accommodent en Europe de leur propre refoulement individuel (on ne s’intéresse à la guerre à nos portes qu’à partir du moment où elle touche un sentiment identificatoire collectif occidental de menace mortelle, comme l’a démontré la destruction d’un avion de ligne au-dessus de l’Est de l’Ukraine en état de guerre civile), le mécanisme de refoulement conduit de plus en plus de citoyens européens à condamner d’une part le passage au politique du refus de l’Autre inscrit dans le programme des partis populistes, tout en étant d’autre part dans l’incapacité d’approfondir politiquement ce que ce sentiment de menace recouvre. Le sentiment de menace 252 DDossier éprouvé par un Soi individuel menacé dans son bien vivre et le principe de ressentiment qui s’articule comme réponse politique adressée aux classes populaires frappées d’exclusion sociale s’opposent et se renforcent mutuellement. Ce sentiment de menace accompagné d’une difficulté à concevoir la complexité du monde et sa brutalité oscille entre le désir de ne plus se payer de mots et de passer à l’acte contre la menace de l’immigration et la crainte diffuse qu’une époque d’insouciance prenne définitivement fin. Aux portes Sud de l’Europe, là où il y a peu encore le tourisme de masse faisait fortune, le civis europeanus n’est plus en sécurité. A l’intérieur de ses frontières, le refoulement de l’urgence à penser la citoyenneté européenne n’est que le revers de cette menace à la fois repérée et refoulée. 13 Virilio / Depardon, op. cit. (note 11), 7. 14 Edouard Glissant, Poétique de la relation, Gallimard, Paris, 1991, 157sq. 15 Glissant, Traité du Tout-Monde (note 1), 77. 16 Ibid., 121.