eJournals lendemains 39/154-155

lendemains
0170-3803
2941-0843
Narr Verlag Tübingen
Es handelt sich um einen Open-Access-Artikel der unter den Bedingungen der Lizenz CC by 4.0 veröffentlicht wurde.http://creativecommons.org/licenses/by/4.0/
2014
39154-155

En marges: Pratiques de lecture et l'écriture de l'Histoire chez Roger Martin du Gard

2014
Andreas Gelz
ldm39154-1550191
191 DDossier Andreas Gelz En marges: Pratiques de lecture et l’écriture de l’Histoire chez Roger Martin du Gard À la mémoire de Jochen Schlobach Cette analyse du rapport entre l’histoire et le roman ne s’occupera pas, comme c’est le cas dans l’étude fondamentale de Jochen Schlobach (1965) et dans bon nombre d’études importantes à sa suite (Sicard 1973, Garguilo 1974, Rieuneau 1974, Daspre 1976, Alluin 1989, Andrieux 1999, Emeis 2003), des transformations littéraires de faits historiques - faits historiques par ailleurs difficiles à établir quant à la question des origines et causes de la première Guerre mondiale qui préoccupe Roger Martin du Gard au moment de l’écriture son roman L’Été 1914, publié en 1936. Il ne s’agira donc pas, dans ce qui va suivre, de voir comment Martin du Gard a modifié dans son roman certains épisodes qu’il aurait pu avoir tirés de ses vastes lectures de textes ou de documents qui - d’une perspective idéologique changeante - retracent les journées avant et après la mobilisation générale le 31 juillet 1914. Pour de plus amples informations sur cet immense travail de documentation de l’écrivain, 1 l’on peut se reporter à Garguilo (1974), Rieuneau (1974, 563-570) et notamment à Schlobach (1965, 293-299) et son inventaire de la bibliothèque de Roger Martin du Gard (Schlobach 2000) qui, en répertoriant les marques de lecture et les commentaires inscrits dans les marges des livres, nous parle des lectures intensives de Roger Martin du Gard. 2 Je ne cite, à titre d’exemple, que le livre d’Antoine Delécraz, 1914: Paris pendant la mobilisation: notes d’un immobilisé: des faits, des gestes, des mots (31 juillet-22 août), Genève, 1915 (qui comporte des annotations et 98 passages cochés), dont Roger Martin du Gard a repris un certain nombre d’épisodes pour son roman L’Été 1914. Parmi les livres assidûment annotés il y a Comment s’est déclenchée la guerre mondiale avec les documents secrets de la Chancellerie allemande annotés par Guillaume II de Karl Kautsky (Paris, 1923) qui a été annoté et dont 128 passages ont été cochés; Juillet 1914 d’Emil Ludwig (Paris 1929) comportant lui aussi des annotations et 199 passages cochés; Juillet 1914: précis du déclenchement de la guerre et des responsabilités d’Ermenonville (pseud. Gustave Dupin) (Paris 1924), et bien d’autres encore. 3 Je ne poursuivrai de façon approfondie ni le questionnement de la transformation des faits et des événements historiques, ni les recherches intéressantes sur le rôle de la citation menées par Charlotte Andrieux (1994, 1996, 1999) qui considère le document consulté par Roger Martin du Gard (et non pas son contenu) comme un ,événement‘ sui generis, comme un élément factuel repris dans la fiction littéraire, et qui se demande si les citations, dans l’œuvre de Roger Martin du Gard, ne seraient finalement pas „une forme de narration propre à l’écriture de la 192 DDossier politique? “ (Andrieux 1994, 82). Il s’agirait selon elle d’une forme de narration à fonctions multiples: le texte cité constituerait une espèce de moteur de la narration (notamment dans le cas de Jean Barois), 4 il produirait un ,effet de réel‘, ou aurait encore, dans sa multiplicité, une fonction de témoignage ou d’indicateur idéologique des personnages (Andrieux 1994, 85), qu’il arrive parfois même à substituer, les documents pouvant être considérés comme „des acteurs à part entière“. 5 La citation serait pour Roger Martin du Gard, simultanément et paradoxalement attiré et rebuté par la politique, une échappatoire: „Ce paradoxe est en partie résolu dans ses romans par l’utilisation de la citation, celle-ci permet un désengagement de la part de l’auteur: le narrateur et le créateur s’effacent pour laisser une liberté d’interprétation au lecteur“ (ibid.). 6 Dans ma contribution, il sera, pourtant, également question des lectures et de la bibliothèque de Roger Martin du Gard dont l’inventaire et l’analyse semblaient à Jochen Schlobach ouvrir de nouveaux horizons de recherche. Si j’essaye toutefois de travailler dans la voie qu’il a ouverte je m’intéresse moins qu’il l’aurait peut-être fait, à la bibliothèque, aux livres que Roger Martin du Gard recevait - souvent sans les avoir sollicités -, aux envois d’auteur, en tant qu’expression d’un champ intellectuel, et par conséquent en tant qu’objet d’une sociologie de la littérature. Et même s’il sera, dans ce qui suit, exclusivement question de quelques-unes de ses lectures préparatoires à l’élaboration de L’Été 1914 en particulier, elles ne m’intéressent pas non plus du point de vue documentaire. J’analyserai les lectures de Roger Martin du Gard plutôt en tant qu’objet d’une génétique du texte qui irait audelà d’une analyse des manuscrits 7 pour s’orienter plus en amont vers la pratique de lecture d’un auteur - pratique au sens concret, matériel, d’une analyse des traits, marques et inscriptions, des commentaires manuscrits, ou d’autres signes textuels notés dans les marges d’un livre consulté. Ce qui m’intéresse principalement, c’est la transition vers la fiction à un stade antérieur à la constitution du texte littéraire - pour paradoxal que ce propos puisse paraître -, à savoir dans la pratique de la lecture même, dans le rapport gestuel et corporel qu’entretient le lecteur Roger Martin du Gard avec le texte qu’il lit. Et ceci avant que ce lecteur ne se transforme dans ,l’écrivain‘ ou ,l’intellectuel‘ Roger Martin du Gard, avant que n’entrent en jeu sa position sociale, ses modèles idéologiques et littéraires, qui le consacreront l’artiste modèle récompensé par un prix Nobel de littérature - même s’il est clair que certaines de ces qualités interfèrent également dans sa lecture. Mes réflexions constituent une tentative pour comprendre ce moment de transition, de passage, qui est en même temps - si l’on pense aux marges annotés des pages qu’il vient de lire - un lieu précaire, une limite où un sujet, dans tous les sens du mot, naît en se délimitant par rapport à un texte antérieur. Il ne s’agit donc pas de parler (mais de tenir compte) de la recherche des causes de la Première Guerre mondiale, recherche qui se traduit entre autres par le choix formel, par Roger Martin du Gard, d’un récit d’origine, d’un roman généalogique à résonances mythiques, qui, elles non plus, aussi peu que la question générique, se trouveront au centre des remarques qui suivent. 8 193 DDossier Plutôt que d’approfondir ces possibles interférences du texte de Martin du Gard avec l’histoire et ses mythes, je me concentrerai donc sur le geste de lecture et/ ou d’écriture fait en marge par Martin du Gard lors de ses lectures, geste qui, à mon sens, évoque la confrontation de l’individu qu’est l’auteur, avec des forces historiques, confrontation matérialisée par sa lecture des multiples chroniques de l’année 1914. C’est dans ce sens que la limite entre le texte lu et ses annotations déclenche une dialectique entre la complexité irréductible de l’histoire, la pluralité des interprètes et de leurs interprétations d’un côté, qui se manifeste dans le grand nombre de lectures historiographiques, politiques et autres de Roger Martin du Gard, et de l’autre la volonté coordinatrice de celui qui est censé réagir à une telle pluralité, qui la voudrait maîtriser dans une narration, une dialectique qui mène derechef à la multiplication des lectures et de leurs annotations. Au fur et à mesure que progresse ce mouvement herméneutique se met en place l’élaboration successive d’une fiction en marge d’un autre texte: tout d’abord, c’est l’ensemble de la configuration du texte de départ et de ses marges annotées et commentées par Roger Martin du Gard qui constitue en quelque sorte un texte nouveau - il ne s’agit plus du texte initial, mais il ne s’agit pas encore de celui de Martin du Gard écrivain -; puis ce sont, dans un processus intertextuel non seulement de transformation mais aussi d’inversion, les marges annotées du texte qui vont s’imposer comme le lieu d’une vision historique qui supplantera finalement celle du texte que l’auteur vient de lire. Ill. 1: Antoine Delécraz, 1914: Paris pendant la mobilisation: notes d’un immobilisé: des faits, des gestes, des mots (31 juillet-22 août), Genève, 1915 194 DDossier Les annotations de Roger Martin du Gard se caractérisent par une systématicité extraordinaire: nous trouvons des passages cochés d’un trait vertical simple ou double, qui peuvent être accentués par un trait horizontal, ou une croix, des passages soulignés dans le texte, des points d’exclamation ou d’autres signes de ponctuation dans les marges du texte, l’utilisation d’initiales, comme ,J‘, ,A‘ ou ,Ant‘, ,Rum‘, ,Phil‘ ou de noms entiers comme Jenny, Rumelles qui désignent les protagonistes des Thibault ou du moins du roman à écrire, L’Été 1914. On trouve également des commentaires manuscrits de Roger Martin du Gard qui peuvent quelquefois s’adresser directement à l’auteur du livre qu’il vient de lire ou qui mettent en rapport deux auteurs consultés lors de sa documentation historique. Je cite l’exemple d’un commentaire de Martin du Gard sur le rôle du secret et de l’hypocrisie dans la préhistoire de la Première Guerre Mondiale (ill. 2); ou celui d’un ,non‘ catégorique qu’il oppose à une idée avancée par Kautsky (ill. 3); ou encore son opinion sur le mouvement des troupes françaises et sur l’attitude correspondante des Allemands (ill. 4). Ce qui attire notre attention en premier lieu c’est que les annotations et les inscriptions de Roger Martin du Gard s’agencent non seulement selon un schéma paradigmatique (un trait, deux traits, une croix, etc.), mais aussi de manière syntagmatique, lorsque l’on prend en compte la fréquence et la distribution des annotations. Il devient par conséquent évident que la lecture de Roger Martin du Gard, Ill. 2: Ermenonville (pseud. Gustave Dupin): Juillet 1914: précis du déclenchement de la guerre et des responsabilités. Paris 1924 195 DDossier Ill. 3 et 4: Karl Kautsky: Comment s’est déclenchée la guerre mondiale avec les documents secrets de la Chancellerie allemande annotés par Gullaume II. Paris 1923 qui est en même temps un embryon d’écriture, obéit à une dynamique dont il s’agira de comprendre les implications. Si l’on considère l’exemple de la lecture par Martin du Gard du texte d’Antoine Delécraz, 1914: Paris pendant la mobilisation: notes d’un immobilisé: des faits, des gestes, des mots (31 juillet-22 août), une des sources majeures de la description des journées avant et après la mobilisation générale à Paris dans L’Été 1914, on peut observer comment le nombre des annotations aussi bien que leur expressivité augmentent lorsque le texte s’approche du 1 er août 1914 et combien ils diminuent après le 7 août. 9 À première vue, cette trajectoire n’est rien de plus que le reflet fidèle d’une attention accrue d’un auteur à la recherche de matériau historique pour son roman, mais elle peut être interprétée autrement, d’une façon pour ainsi dire ,protolittéraire‘, lorsque l’on rattache les signes graphiques, les passages cochés, le soulignage etc. faits en marge aux commentaires manuscrits de Roger Martin du Gard au même endroit qui, par un effet rétroactif, rendent les premiers lisibles et significatifs. Si Roger Martin du Gard écrit par exemple dans les marges du texte de Karl Kautsky, „C’est le point tragique“ (ill. 5), ou bien, „date fatidique“ (ill. 6), il adopte, pour comprendre les événements historiques, ou plutôt leur présentation par Kautsky, le modèle de la tragédie (et l’idée de faute, de culpabilité) et insiste par conséquent sur l’influence qu’exerce un destin inexorable sur le cours des événements. 10 Si l’on considère la trajectoire des lignes et traits dans la perspective de ces quelques mots directeurs, ils nous apparaissent tout à coup 196 DDossier comme l’analogue du schéma classique de la tragédie avec une courbe ascendante, une péripétie et la descente vers la catastrophe finale. 11 Dans ce sens les annotations de Roger Martin du Gard constituent une tentative, encore balbutiante et provisoire, de donner une forme au matériau historique - dans l’exemple concret de sa lecture de Delécraz à l’aide d’un modèle littéraire qu’est la tragédie auquel correspondent certaines présuppositions historiques, voire mythiques -, pour s’approprier la complexité d’une certaine constellation historique, à peine compréhensible pour les contemporains. Avant de connaître donc la forme littéraire de sa vision historique dans L’Été 1914, il nous est possible de déceler quelques orientations épistémologiques, esthétiques et éthiques du regard de Roger Martin du Gard sur la réalité de son temps, et ceci grâce à quelques lignes, traits et marques et à quelques indications verbales isolées dans les marges des textes qu’il a lus. Les marges comme un lieu Ill. 5 et 6: Kautsky, op. cit. 197 DDossier où d’une façon encore indéterminée l’instance de lecteur et d’auteur oscillent, comme un temps de lecture auquel correspond le temps d’une écriture. En effet, le temps de la lecture (du document par Roger Martin du Gard) se distingue de celui du texte - chronique, récit, etc. - que lit le lecteur-auteur Martin du Gard; par la force et le mouvement de ses traits, de ses commentaires manuscrits, il réorganise les éléments du texte lu selon un ordre temporel qui lui est propre et qui peut obéir à son tour à un ordre temporel emprunté, nous l’avons vu, à un modèle narratif ou littéraire, historique voire mythique. Dans notre exemple il s’agissait de celui de la tragédie, ce qui est d’autant plus remarquable que celui-ci n’entretient, au premier abord, qu’une relation accidentelle avec celui du roman, genre que Martin du Gard va finalement adopter pour transcrire sa vision du temps historique. Le fait que Roger Martin du Gard, par l’introduction d’initiales dans les marges du texte qu’il lit, confronte celui-ci (ses figures, les événements relatés) avec quelques protagonistes de son futur roman montre également comment Martin du Gard séquentialise, dynamise et, par là même, restructure le texte de départ, comme il lui imprime non seulement une autre temporalité, mais aussi une théâtralité (dans le sens d’une élaboration d’une scène historique) et une dialogicité. 12 Ce dialogue, constituant le début d’un processus complexe d’interaction entre Martin du Gard et l’histoire, revêt lui aussi un caractère temporel au sens où les différents moments ou les différentes séquences historiques dans leur simultanéité, leur confusion, leur désordre apparent, tel qu’elles se reflètent dans les textes qu’il lit, vont être ordonnées, grâce à leur attribution à certaines initiales tout au long du texte. En juxtaposant les lettres ,J‘, ,A‘, ,Ant‘, ,Rum‘ etc. qui représentent un agent, un personnage embryonnaire, qui pourrait (virtuellement) agir sur l’histoire, l’influencer, changer son cours et se voir transformée par elle, et les noms de responsables politiques de l’avant-guerre et de leurs discours, au niveau français, européen, et américain, de Jaurès, en passant par l’empereur allemand et le président Wilson, Roger Martin du Gard essaye, à l’aide de recoupes entre les différentes parties marquées par le même sigle, d’introduire une perspective identitaire aussi bien actantielle que narrative, d’imprimer une continuité personnelle à la simultanéité désordonnée de l’histoire, de focaliser sa complexité et de lui attribuer donc une certaine logique. A la base de ce dialogue qu’il s’agira de caractériser de manière plus spécifique, se trouve, par conséquent, une relation entre l’Histoire et les histoires multiples des destins individuels que Roger Martin du Gard établit déjà au moment de ses lectures. Avant que nous ne connaissions le sort des personnages de L’Été 1914, Roger Martin du Gard les présente (à lui-même tout d’abord, puis à nous qui lisons par-dessus son épaule un texte qui ne nous était pas destiné), en les juxtaposant, entre autres choses, comme on vient de le voir, aux noms de responsables politiques de l’avant-guerre dont il est question dans ses lectures, comme autant de protagonistes d’une histoire tourmentée. Et ceci dans un double sens: agent ou victime, ils sont en même temps porte-paroles de certaines formations discursives impérantes à l’époque. C’est notamment le cas de Jacques dont l’initiale ,J‘ se 198 DDossier trouve à côté de certaines déclarations d’hommes politiques, par exemple de Jean Jaurès, ou à côté de plusieurs extraits de la presse d’opinion. Si j’ai décrit ce mode de lecture ou d’écriture effectué par Roger Martin du Gard comme une tentative de réduction de la complexité de l’histoire, il faudrait pourtant nuancer cette description. La confrontation de plusieurs acteurs historiques avec certaines initiales tout au long des lectures réalisées par Roger Martin du Gard établit un rapport de représentation certes implicite, mais non moins opérant. L’exemple du texte d’Ermenonville nous montre comment Martin du Gard met en relation ,Rum‘ avec un télégramme du tsar, tandis que ,J‘ devient le témoin d’un entretien entre le sénateur Trystram et Poincaré (ill. 7); et dans l’exemple suivant nous observons une projection d’un manifeste de la C.G.T. sur ,J‘ ou vice-versa (ill. 8). Or, l’initiale, à ce moment inaugural de lecture ou d’écriture, est encore au stade d’une projection ouverte, englobante et transcendante à la fois, indéterminée - les initiales ne possèdent pas encore de contour, elles se distinguent par un caractère multiforme et apparaissent pour cette raison plutôt comme des agents mythiques de l’histoire. C’est cette oscillation entre une représentation qui se voudrait réductrice et sa pluralité incontournable - de par la pluralité des acteurs historiques représentés par quelques initiales aux marges des lectures de Roger Martin du Gard et par le biais de l’indétermination sémantique de celles-ci - qui est essentielle pour comprendre la nature du dialogue qu’instaure Roger Martin du Gard, à travers ses notes de lecture, avec le texte qu’il lit et, à travers celui-ci, avec l’histoire elle-même. Ill. 7: Ermenonville, op. cit. 199 DDossier Il s’agit d’un dialogue complexe qui dynamise le texte de départ, celui que Roger Martin du Gard vient de lire et de commenter. Une typologie provisoire pourrait faire état des catégories suivantes: Il s’agit d’un dialogue de Roger Martin du Gard avec l’auteur du livre qu’il lit, d’un dialogue également avec ses propres protagonistes, Antoine, Jacques, Rumelles, et Jenny, représentés par leurs initiales; 13 il s’agit en outre d’un dialogue de ,J‘, ,A‘ etc. avec les personnages du livre dont ils constituent les marges, d’un dialogue avec l’auteur de ce livre et d’un dialogue entre - et la constellation suivante me paraît très intéressante, parce qu’elle représente une étape supplémentaire dans la transformation progressive du texte de départ par la lecture de Martin du Gard -, ces proto-personnages eux-mêmes, qui peuplent les marges des œuvres de la bibliothèque de Martin du Gard (ill. 9) (comme dans les exemples précédents, nous voyons à l’exemple du texte d’Ermenonville l’alternance de plusieurs initiales), et qui, loin de ne représenter que des figures de Martin du Gard, établissent une relation implicite avec la société et, bien sûr, d’une espèce de polylogue constitué par l’imbrication de ces différents modes dialogiques dont nous ne pouvons épuiser ici toute la richesse. On peut se demander, cependant, si Roger Martin du Gard a été véritablement conscient de ce polylogue, de cette pluralité d’instances, de figures médiatrices, impliquées dans un jeu d’identité et de différence, on peut se demander également si cette constellation, censée - dans l’optique dialogique de Martin du Gard - ré- Ill. 8: Ermenonville, op. cit. 200 DDossier concilier une réalité conflictuelle, ne trahit pas, tout au contraire, les antagonismes irréconciliables de son temps. Ce qui se joue dans ce dialogue protéiforme, c’est la possibilité d’une vision globale de la réalité historique de son temps, des causes de la guerre, des responsabilités à établir. Les marges de ses lectures sont pour Roger Martin du Gard le lieu ou s’établit un dialogue sur l’histoire qu’il mène dans le but d’atteindre un consensus quant à la réalité historique, les marges du texte constituent le corrélat visuel et topographique de cette problématique de représentation. C’est dans ce sens que les marges du texte constituent le lieu où le lecteur-auteur qu’est Roger Martin du Gard tente de repousser la violence inarticulée de l’Histoire, une limite de la compréhension, mais en même temps l’espace dans lequel il essaye de délimiter, de circonscrire une vision de l’histoire, de donner une forme à ce qui n’en a pas. Ce sont ces deux conceptions de la limite entre le texte et ses marges qui entrent dans une dialectique virtuellement illimitée - entre la complexité irréductible de l’histoire, la pluralité des interprétations et des interprètes d’un côté, la volonté coordinatrice et réductrice de celui censé réagir à une telle pluralité de l’autre, une dialectique qui oblige pour ainsi dire l’auteur à produire des notes et toujours plus de notes (songeons aux multiples lectures préparatives de Martin du Gard en vue de la conception de son roman, non moins pluriel dans son intégration de documents et d’événements historiques). Ceci mène à la question du ,pouvoir‘ que s’attribue ou dont dispose l’écrivain. Cette question est d’autant plus pertinente que la plupart des livres qu’a lus Roger Martin du Gard représentent des interprétations très divergentes et antagonistes des mêmes événements historiques, des interprétations qui acquièrent ou s’arrogent elles-mêmes un ,pouvoir‘, entre autres, sur leur légitimité pour établir les responsabilités du déclenchement de la Première Guerre mondiale et qui entrent même grâce à cette qualité en concurrence avec le projet d’écriture de l’écrivain. La pragmatique des textes que lit Roger Martin du Gard - souvenons-nous de certains titres de ses lectures: „Comment s’est déclenchée la guerre mondiale? “, „Précis du Ill. 9: Emil Ludwig: Juillet 1914. Paris 1929 201 DDossier déclenchement de la guerre et des responsabilités“ - correspond à la pragmatique des annotations écrites en marge aussi bien qu’à celle de son futur roman L’Été 1914 qui incarnerait alors l’établissement de la vérité historique sur l’origine de la guerre et la préconisation des conséquences qu’il faudrait en tirer sur un plan politique. Un autre exemple est constitué par les textes de la chancellerie allemande publiés par Karl Kautsky portant les annotations de l’empereur, elles-mêmes annotées par Roger Martin du Gard. Est-ce que la note marginale de Roger Martin du Gard a le même statut que celui des annotations de l’empereur quant à leur pouvoir d’interprétation et de transformation de la réalité historique? Si Martin du Gard pose - voire dépose - ses protagonistes et leurs initiales aux bords de ses lectures, il les fait agir au nom d’un pouvoir peut-être non moins souverain que celui de l’empereur qui, lui aussi, par le biais de ces annotations sur des papiers officiels faisait mouvoir ces hommes. Un dernier exemple: Quelle est la position de Roger Martin du Gard face à l’histoire s’il note dans les marges du texte de Karl Kautsky au sujet de quelques détails mentionnés par celui-ci: „on y avait pensé en effet“ (cf. supra, ill. 4), quelle est l’extension de ce ,on‘? 14 Parle-t-il des arcanes politiques auxquelles aurait accès l’écrivain sur un pied d’égalité avec le militaire ou l’homme politique? D’où proviendrait ce pouvoir que s’attribue l’écrivain afin d’imposer sa vision de l’histoire, quelle serait la source de sa légitimité? 15 Ce ,réalisme‘ se manifeste non seulement dans les commentaires directs de Martin du Gard, mais aussi à travers les figures qu’il introduit dans le texte lu au fur et à mesure de ses lectures. Par la projection de ces personnages sur des événements historiques Martin du Gard suggère la possibilité d’atteindre la réalité de cet événement à travers une relation de représentation et traduit par ce geste en même temps le fait qu’il croit également pouvoir en influencer le cours. S’il écrit en marge d’un texte d’Emil Ludwig qui fait état d’une conférence à Bruxelles et d’un discours de Jean Jaurès à la même occasion: „Jacques y était? “ (ill. 9), il confère à son personnage littéraire le rang d’un personnage historique dont il s’agirait d’analyser les activités et annule la différence qui sépare le référent et son signe. Parfois aussi il attribue des discours et des arguments puisés dans une de ses lectures, par un commentaire dans les marges, à un de ses futurs personnages romanesques (cf. les notes suivantes: „dira Rumelles en août“, [ill. 10], ou „Rumelles en août explique combien de fois la paix a failli l’emporter sur la guerre“ [ill. 11]), et crée de cette manière un simulacre de présence qui convertit ses protagonistes à leur tour en une partie intégrante de l’histoire extra-littéraire. Cette réduction de la complexité historique par représentation interposée, pour compréhensible qu’elle puisse paraître dans la visée herméneutique, humaniste et pédagogique de Martin du Gard, cette tentative d’établir un dialogue entre des forces antagonistes risque d’échouer, non seulement à cause de la pluralité des lectures et des sondages historiques parfois très hétérogènes de Roger Martin du Gard, mais surtout à cause de l’oscillation entre la détermination et l’indétermination des interférences entre l’histoire et l’individu touché par sa violence qu’il est pourtant censé contrôler. Cette oscillation se manifeste visuellement dans le rapport 202 DDossier en fin de compte contingent entre la série de traits, d’initiales, d’annotations et de gloses marginales, comme autant de signes de lecture dont nous avons essayé Ill. 10 et 11: Emil Ludwig, op. cit. 203 DDossier d’établir une typologie, et les événements historiques relatés dans les textes que Martin du Gard vient de lire et de commenter. Cette relation trouve, et ce sera mon dernier point qui ira au-delà des considérations d’ordre génétique dont il a été question jusqu’ici, son écho dans le roman lui-même: Comme Roger Martin du Gard que nous observons en train de lire d’autres textes, de les traduire dans une expérience humaine en les accompagnant d’initiales, ses protagonistes, dont les origines sont à chercher dans les dites notes de lecture, lisent à leur tour dans L’Été 1914 l’histoire qui menace de les anéantir et essayent de s’orienter, sans toujours y parvenir, à l’aide d’autres textes (contes, rumeurs, articles de journaux, pamphlets, textes d’autres activistes etc.). Il s’agit là d’une espèce de mise en abyme de la problématique de la lisibilité de l’histoire que nous avons pu observer de façon explicite dans les lectures annotées de Roger Martin du Gard lui-même. Ce qui est répété dans le roman, ce qui est mis en abyme, c’est sa propre aventure de lecteur et d’auteur confronté à la violence de l’Histoire. Sans poursuivre ce type de questionnement qui nous montre que son roman est plus complexe que ne le fait croire sa catégorisation comme roman à thèse, roman d’idées, ou de son auteur comme un „naturaliste attardé dans l’après-guerre“, comme le prétendait Claude-Edmonde Magny (1971, 318), il est clair que la représentation dans le texte de Martin du Gard va au-delà d’une mimésis d’événements historiques qu’il aurait relevés grâce à une recherche méticuleuse; elle implique plutôt celle de tout le processus de communication littéraire, de la lecture à l’écriture - et il faudrait donc également mentionner le nombre de projets d’écriture reproduits dans le roman, voire dans les Thibault, surtout ceux de Jacques et d’Antoine, les pendants de Martin du Gard -; elle inclut aussi les lecteurs des textes de Roger Martin du Gard qui se voient dédoublés dans la multitude des figures de lecteurs dans L’Été 1914. Si l’on regarde de près, les bords du texte constituent le point de jonction d’un texte et de sa transformation, d’une version de la vérité historique et sa traduction dans une autre, entre le sujet et la violence de l’histoire, un lieu fragile où se montre la vulnérabilité du lecteur-auteur Roger Martin du Gard face à une histoire qui le dépasse, avant qu’il ne convertisse l’hétérogénéité de ses inscriptions, de ses marques dans l’homogénéité d’une fiction, censée parler pour et à une société dont les contradictions se sont, cependant, conservées dans ses multiples notes de lectures. Par là, pourrait-on dire, Roger Martin du Gard transforme la littérature et son histoire en un mythe, celui de la capacité de la littérature à saisir et à communiquer la réalité, et paradoxalement, ce mythe, au lieu de justifier son propre projet romanesque, le relativise, l’incorpore comme un modèle parmi d’autres dans la représentation des formes multiples de communication littéraire qu’on peut lire dans son texte; et c’est à chaque lecteur de partager ou non la leçon que Roger Martin du Gard a cru bon de tirer de cette aporie de l’évolution du roman moderne. 204 DDossier Alluin, Bernard, Martin du Gard, romancier, Paris, Aux Amateurs de Livres, 1989. Amossy, Ruth, „La mise en scène de l’argumentation dans la fiction: Le tract pacifiste de Jacques Thibault“, in: Recherches et Travaux, 57, 2000, 49-62. Andrieux, Charlotte, „Du traitement de la citation chez Roger Martin du Gard“, in: Cahiers Roger Martin du Gard, 4, 1994, 82-86. —, „Un aspect de l’écrivain non-engagé: l’utilisation des documents réels pour écrire la politique“, in: Cahiers Roger Martin du Gard, 5, 1996, 54-65. —, L’Écriture de la politique chez Roger Martin du Gard: de l’utilisation des documents, Villeneuve d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, 1999. Asholt, Wolfgang, „Le début de la Grande Guerre vu comme expérience des limites chez Drieu la Rochelle et Martin du Gard“, in: Pierre Glaudes / Helmut Meter (ed.), L’Expérience des limites dans les récits de guerre (1914-1945), Genève, Slatkine, 2001, 47-62. Barthes, Roland, Le degré zéro de l’écriture. Suivi de Nouveaux essais critiques, Paris, Éditions du Seuil, 1953. Baty-Delalande, Hélène / Massol, Jean-François (ed.), Roger Martin du Gard et le biographique, Grenoble, ELLUG, 2009. —, Une politique intérieure. La question de l’engagement chez Roger Martin du Gard, Littérature de notre siècle 42, Paris, Honoré Champion, 2010. Becker, Jean-Jacques, „Les origines de la Première Guerre mondiale dans ‚l’Été 1914‘ de Roger Martin du Gard“, in: Relations Internationales, 14, 1978, 143-158. —, „,L’Été 1914‘“ de Roger Martin du Gard, un ouvrage d’histoire? “, in: Revue d’Histoire Moderne & Contemporaine, 25, 1978, 213-234. Caucanas, Sylvie / Rémy Cazals (ed.), Traces de 14-18: actes du colloque international tenu à Carcassonne du 24 au 27 avril 1996, Carcassonne, les Audois, 1997. Daspre, André, Roger Martin du Gard romancier d’après ,Jean Barois‘, Thèse d’État, Université Paris III - Sorbonne Nouvelle, 1976. — (ed.), Roger Martin du Gard: son temps et le nôtre. Colloque de Saarbruecken, 9, 10 et 11 novembre 1981, Tome 16, Bibliothèque du vingtième siècle, Paris, Klincksieck, 1984. — / Tassel, Alain (ed.), Roger Martin du Gard et les crises de l’Histoire (Colonialisme, Seconde Guerre Mondiale). Actes du colloque des 16, 17 et 18 nov ’00 (Univ. de Nice, Fac. des lettres, Arts et Sciences Humaines), Nice, Presses Universitaires de Nice, 2001. Delécraz, Antoine, 1914: Paris pendant la mobilisation: notes d'un immobilisé: des faits, des gestes, des mots (31 juillet-22 août), Genève, La Suisse, 1915. Emeis, Harald, L’œuvre de Roger Martin du Gard: sources et significations, FORA, 7, Essen, Die Blaue Eule, 2003. Ermenonville (pseud. Gustave Dupin), Juillet 1914: précis du déclenchement de la guerre et des responsabilités, Paris, Société mutuelle d'édition, 1924. Garguilo, René, La genèse des Thibault de Roger Martin du Gard: le problème de la rupture de construction entre „la Mort du Père“ et „l’Été 1914“, Paris, Klincksieck, 1974. Kautsky, Karl, Comment s’est déclenchée la guerre mondiale avec les documents secrets de la Chancellerie allemande annotés par Guillaume II, Victor Dave (trad.), Paris, Costes, 1921. Ludwig, Emil, Juillet 1914, Paris, Payot, 1929. Magny, Claude-Édmonde, Histoire du roman français depuis 1918, Paris, Seuil, 1971 [1950]. Martin du Gard, Roger, L’Été 1914, in: Les Thibault, tomes 5-7, Paris, Gallimard, 1942-1944. —, „Discours de Stockholm“, in: Revue Nouvelle Française, 77, Mai 1959, 957-960. —, Correspondance générale, Tome V, 1930-1932, Jean-Claude Airal / Maurice Rieuneau (ed.), Paris, Gallimard, 1988. 205 DDossier —, Correspondance générale, Tome VII, 1937-1939, Pierre Bardel / Maurice Rieuneau (ed.), Paris, Gallimard, 1992. —, Correspondance générale, Tome VIII, 1940-1944, Bernard Duchatelet (ed.), Paris, Gallimard, 1997. Mottet, Annie, „Roger Martin du Gard et son Journal, de 1940 à 1945“, in: André Daspre / Alain Tassel (ed.) 2001, 235-252. Rieuneau, Maurice, Guerre et révolution dans le roman français de 1919 à 1939, Paris, Klincksieck, 1974. Santa, Àngels (ed.), Relire l’Été 1914 et l’Épilogue de Roger Martin du Gard, t. 34, Série Literatura, El fil d’Ariadna, Lleida, Pagès, 2000. Schlobach, Jochen, „L’Été 1914: Roger Martin du Gard, historien et romancier“, in: Le Mouvement Social, 49, 1964, 119-138. —, Geschichte und Fiktion in „L’Été 1914“ von Roger Martin du Gard, München, Fink, 1965. —, „Roger Martin du Gard et l’histoire“, in: Revue d’Histoire littéraire de la France, 82, 5/ 6, 1982, 773-788. —, Livres, lectures, envois d’auteur, catalogue de la bibliothèque de Roger Martin du Gard: avec plus de 2000 envois d’auteur inédits d’Aragon à Zweig..., Histoire du livre et des bibliothèques 3, Paris, Champion, 2000. —, „Pacifisme et antifascisme chez R.M.G. 1930-1945“, in: André Daspre / Alain Tassel (ed.) 2001, 143-157. Schoentjes, Pierre, Fictions de la Grande guerre: variations littéraires sur 14-18, Études de littérature des XX e et XXI e siècles 2, Paris, Classiques Garnier, 2009. Schoentjes, Pierre (ed.), La Grande Guerre: un siècle de fictions romanesques; actes du colloque 13 - 15 mars 2008, Romanica Gandensia 36, Genève, Droz, 2008. Sicard, Claude, Roger Martin du Gard: Les années d’apprentissage littéraire (1881-1910), Thèse de doctorat, Univ. de Toulouse-Le-Mirail, 1973. White, Hayden, Metahistory. The Historical Imagination in Nineteenth-Century Europe, Baltimore, John Hopkins Univ. Press, 1973. —, The content of the form: narrative discourse and historical representation, Baltimore, John Hopkins Univ. Press, 1987. 1 Dans une lettre à Pierre Rain du 09.03.1937 il écrit: „Sur quels documents ai-je travaillé? Mais sur tous ceux que j’ai pu trouver, parbleu! [...] J’ai une malle pleine de livres sur les origines de la guerre. J’ai potassé, comme j’ai pu, les recueils de documents diplomatiques, j’ai eu entre les mains des livres allemands, j’ai essayé de me faire une idée des choses, non seulement d’après les événements connus, mais d’après les confidences, les plaidoyers, des intéressés. J’ai compulsé des journaux dans les bibliothèques. Je note et mets de côté, depuis 1921, tout ce que je peux récolter, au cours de mes lectures, sur cette question des origines de la guerre, que je savais devoir tenir une grande place dans la suite des Thibault. J’ai des cartons entiers de fiches, de coupures. C’est avec tout ça que j’ai travaillé. Et nullement d’après mes souvenirs. [...] Je suis arrivé à Paris le 1 er août à minuit; et j’étais mobilisé dès le lundi, à Fontainebleau. Toutes mes descriptions de Paris sont une recréation de romancier [...].“ (C.G. VII, 53). 2 Les copies tirées des livres de la bibliothèque de Roger Martin du Gard qui ont étayé l’inventaire dressé par Jochen Schlobach et dont je me sers dans cet article ont été longtemps conservées à l'université de la Sarre et se trouvent actuellement au Fonds Roger Martin du Gard de la bibliothèque de l’université de Nice Sophia Antipolis. J’ai eu, lors de 206 DDossier deux voyages à Quiberville et à Paris, l’honneur d’assister Jochen Schlobach dans la tâche de dresser l’inventaire d’une partie de la bibliothèque de Roger Martin du Gard et d’établir des copies de „toutes les pages de cette bibliothèque qui portent des traces manuscrites, venant soit des auteurs sous forme d’envoi d’auteur, soit de Roger Martin du Gard lui-même“ (Schlobach 2000, 5). 3 On peut cependant avancer, à partir de ces quelques exemples sans pour autant poursuivre ce type de recherche, certaines caractéristiques qui ont présidées les reprises intertextuelles par Roger Martin du Gard: certaines épisodes ou événements relatés dans les textes qu’il a lus lui ont paru intéressants à cause de leur caractère médiatique (voir p.ex. l’affiche de la mobilisation générale dont la description jouera un rôle important dans L’Été 1914), leur caractère théâtral (dans leur majorité il s’agit de dialogues), leur caractère représentatif (un événement significatif, une anecdote) et de leur fonction synthétique (la confrontation entre la France et l’Allemagne étant représenté à l’intérieur de l’espace urbain de Paris), et finalement, à cause de leur dimension allégorique voire symbolique (v. l’orage la veille de la mobilisation générale comme signe annonciateur de la guerre). 4 „Les documents ont un rôle actif, ils font avancer l’Histoire par les répercussions qu’ils entraînent (le mémoire de Lazare sera à l’origine de la reconsidération de l’Affaire, le procès Zola provoquera la révision du procès Dreyfus, etc.)“ (Andrieux 1994, 83). 5 „Les documents deviennent d’une certaine manière des acteurs à part entière, ils remplacent des personnages historiques que l’auteur n’a pas voulu mettre en scène directement de peur de trahir la réalité par la fiction“ (Andrieux 1994, 85). 6 Cf. également Andrieux 1996. 7 Cf. le programme de recherche de la thèse de Charlotte Andrieux tel qu’elle le résume dans les Cahiers Roger Martin du Gard: „l’examen des avant-textes, des fiches documentaires, des notes préparatoires, des brouillons jusqu’aux manuscrits définitifs. Cette immersion dans le fonds génétique permet de découvrir les premières sources de l’écriture et de déceler les apports de l’intertextualité, en analysant notamment les choix prérédactionnels et la réécriture des documents“ (Andrieux 1999, 176). 8 Cf. les titres initialement prévus du cycle romanesque des Thibault comme Le Bien et le Mal, Ombre et Lumière, Deux Frères, qui évoquent la vision dichotomique et cyclique de l’écriture de Roger Martin du Gard et plus particulièrement de celle de L’Été 1914, ce roman sur l’origine de la Première Guerre Mondiale à partir d’une histoire familiale rédigée, même si Roger Martin du Gard s’est défendu de cette idée, dans la perspective de la crise qui mènera à la Deuxième Guerre Mondiale. Je ne discuterai pas non plus la mise en récit, par Roger Martin du Gard, de nombreux métarécits politiques qui circulaient à l’époque - socialisme, communisme, anarchisme, nationalisme aussi bien qu’internationalisme, les propositions de paix de Wilson etc., tous empreints de mythologèmes idéalistes ou humanistes dont se réclame Roger Martin du Gard, après avoir reçu le Prix Nobel en 1937, dans son discours de Stockholm. 9 Il est intéressant de noter que cette dynamique au niveau de la lecture de Roger Martin du Gard, analysé ici au niveau microstructurel de la lecture d’un seul texte, correspond, dans le sens d’une „esthétique documentaire, voire épistémique du roman“ (Baty- Delalande 2010, 269), d’une „politique du roman“ (Baty-Delalande 2010, 270), au niveau macrostructurel à l’inscription de l’histoire dans tout le cycle des Thibault: „La faible inscription historique de la première partie des Thibault au regard de l’accumulation des dates et de l’accélération des événements dans L’Été 1914 suivi de la lente déflation d’Épilogue fait ressortir crûment cette impossibilité de saisir le temps historique dans sa 207 DDossier durée autrement qu’en rendant compte d’une intensité différentielle“ (Baty-Delalande 2010, 245). 10 Cf. les théories de Hayden White, notamment son concept d’‚emplotment‘ (White 1973, 1987). 11 Inutile d’insister ici sur le rapport étroit entre sa „vocation littéraire“ et ce qu’il appelle „le tragique de la vie“ qu’il développe, précisément à partir de L’Été 1914, dans son Discours de Stockholm au moment de recevoir le prix Nobel de littérature en 1937: „Dès cette époque, je pensais déjà (ce que je pense encore): que le principal objet du roman, c’est d’exprimer le tragique de la vie. J’ajouterai aujourd’hui: le tragique d’une vie individuelle, le tragique d’une destinée en train de s’accomplir “ (Martin du Gard 1959, 958). Cf. également Rieuneau 1974, 493-505. 12 L’importance du principe dialogique dans l’écriture de Roger Martin du Gard - principe éventuellement en contradiction avec l’appartenance supposée de son roman au genres du roman d’idées ou du roman de thèses - est accentuée par plus d’un critique. À titre d’exemple je cite René Garguilo: „Tout au long de sa carrière de romancier, Roger Martin du Gard a été tenté par le roman dialogué et par le roman-dossier. Il n’a jamais pu triompher complètement de ces démons, et, dans toutes ces œuvres, plus ou moins, dans un chapitre ou dans un autre, il a succombé à ses chères tentations“ (Garguilo 1974, 770) et, à plus de trente ans de distance, l’étude récente d’Hélène Baty-Delalande qui, dans le but de „rendre compte de la constitution explicite d’un espace polémique dans ces romans de l’éloquence“ (Baty-Delalande 2010, 282) distingue, quant à l’œuvre de Roger Martin du Gard entre trois „formes de discours“, entre autres „les assertions croisées, dans des séquences dialoguées amples et également très construites“, qui elles, fonctionneraient selon trois ,régimes‘, parmi lesquels „le régime dialogal, qui ne se limite pas aux situations de dialogues proprement dites, mais intervient également dans des dialogues fictifs, au cœur d’exposés, ou dans des processus d’introspection, dans des monologues, et enfin le régime dialogique, qui intervient presque constamment, comme étant lié à la qualité même du langage, à la fois revendiqué par le discoureur et partagé par une communauté. Le discours le plus nettement revendicatif, le plus assertif et le plus univoque inscrit néanmoins en son sein la parole de l’autre, pour la réfuter, la déplacer et finalement l’approprier“ (ibid.). 13 La relation ambigüe qu’entretient Roger Martin du Gard avec ses personnages devient patent si Martin du Gard se déclare l’historiographe de ses figures: Dans une lettre à Lucien Maury du 5.12.1930 il se considère „l’historiographe des Thibault, et ce sont eux que me mènent.“ (C.G. V, 133). D’un autre côté il adopte l’attitude d’un auteur-démiurge quand il dit dans une lettre à Lucien Maury du 29.05.1938: „Je prolonge la vie d’Antoine jusqu’à l’armistice, pour qu’il ait le temps de s’enflammer aux messages du raisonnable visionnaire américain, et pour que j’aie, moi, l’occasion de faire entendre des choses qui me tiennent à cœur.“ (C.G. VII, 289). Ou encore, quant à Jean-Paul, jeune garçon à la fin de L’Épilogue dont il imagine un futur de soldat en lutte contre le fascisme allemand: „Jean-Paul, en 1940, [serait] mobilisé quelque part entre Saarbrücken et Forbach, ou bien parti comme volontaire au secours de la Finlande, et luttant, avec l’ardeur désespérée d’un pacifiste pour faire triompher tout ce à quoi il tient, contre tout ce qu’il hait le plus au monde! Et j’affirme que, ce disant, il ne trahirait ni Jacques ni Antoine, - ni moi! “ (C.G. VIII, 56-57). 14 On trouve des procédés analogues dans son journal des années 1940-1945, dédoublement et projection de la propre subjectivité de l’auteur dans un texte, selon Annie Mottet, lui-même caractérisé par différents strates - chronique privée, chronique publique, jour- 208 DDossier nal d’écrivain, etc.: „R.M.G. use de trois verbes: ,voir‘, ,imaginer‘, ,croire‘ qu’il renforce d’un ,je‘ très insistant avec, éventuellement, une tournure présentative (,voici comment j’imagine‘), il privilégie le présent et le futur de l’indicatif mais emploie aussi un conditionnel présent marquant, selon les cas, le potentiel ou l’irréel. Son ,je‘ s’élargit parfois à un ,nous‘ ou un ,on‘ avec un recours à des tournures impersonnelles, l’écrivain se reprochant alors „de prendre son propre reflet dans le miroir pour l’indice d’un état général, et de prêter à ses contemporains sa propre température...“ (Mottet 2001, 239). 15 Cette question reprend, au niveau des lectures préparatoires de Roger Martin du Gard, la question de l’autorité de l’auteur dans le roman réaliste, notamment dans le roman d’idées ou le roman de thèses: „Elle [la topographie des discours dans le roman de Roger Martin du Gard] garanti ainsi, au cœur des romans et aux lieux mêmes du figement idéologique et des débats apparemment périmés, la permanence et la vivacité d’une interrogation sur les conditions mêmes de l’exercice de la parole, comme prise de pouvoir et constitution d’un public“ (Baty-Delalande 2010, 356).