eJournals lendemains 36/141

lendemains
0170-3803
2941-0843
Narr Verlag Tübingen
Es handelt sich um einen Open-Access-Artikel der unter den Bedingungen der Lizenz CC by 4.0 veröffentlicht wurde.http://creativecommons.org/licenses/by/4.0/
2011
36141

Guillaume-Léonce Duprat (1872-1956), l’Institut International de Sociologie et l’Allemagne dans l’entre-deux-guerres

2011
Cécile Rol
ldm361410018
18 Dossier Cécile Rol Guillaume-Léonce Duprat (1872-1956), l’Institut International de Sociologie et l’Allemagne dans l’entre-deux-guerres Guillaume-Léonce Duprat compte parmi les figures les plus inclassables de la sociologie française, dont il fut, avant d’en disparaître de la mémoire, un prolifique représentant. 1 Il est au faîte de sa carrière lorsqu’il reprend les rênes du vieil Institut International de Sociologie (IIS) que René Worms avait fondé à Paris en 1893. Dix ans durant, de 1927 à 1937, ce poste lui permet de renouer avec les sociologues allemands, tels Gottfried Salomon, Max Horkheimer et en particulier Leopold von Wiese. Le fil rouge de ce laborieux rapprochement se voulait doublement programmatique. L’avènement de la forme „normale“ de la solidarité des peuples à venir, celle d’un fédéralisme européen intégral, ne pouvait être pensé et réalisé que sociologiquement. Aussi n’y avait-il pas de tâche plus urgente que de fédérer la discipline elle-même. „No ‚school‘ will be permitted to prevail. There is no longer any German, or English, or American, or French sociology“: si la sociologie sortait du „chaos“ stérile des oppositions d’écoles et des traditions nationales, les Etats européens abandonneraient leurs rivalités impérialistes et militaires (Duprat 1936a: 451; 1938: 48sq.). Aussi, la réorganisation de la sociologie était-elle plus qu’un pré-requis. Elle valait comme fin en soi. L’IIS de Duprat - ou plus exactement Fédération internationale des Sociétés et Instituts de Sociologie - existera de 1933 à 1937, sans pourtant atteindre son but. Le néo-organicisme durkheimien par lequel Duprat désirait asseoir rationnellement un fédéralisme politique d’extraction proudhonienne reposait sur une double affirmation du référent français. Or à reprendre la typologie de Bock, si cette prémisse permit à Duprat de substituer à un „regard hégémonique“ sur l’Allemagne une stratégie de rapprochement plus „pragmatique“, la méfiance l’emportera sur l’„empathie“. 2 Outre la politisation des relations franco-allemandes, qui explique en grande partie les limites du transnationalisme de l’IIS dans l’entre-deux-guerres, la collaboration que Duprat voulut initier permet de différencier deux autres variables de ce rendez-vous manqué. La première est un effet de génération dans un contexte de quasi-identité entre l’Ecole sociologique française et celle de Durkheim. La seconde, plus complexe, se rattache au concept de „réseau de sociabilité“. Moins étudiée que l’appartenance politique, institutionnelle ou confessionnelle, l’adhésion à la franc-maçonnerie, qu’elle fût active ou idéale, semble mériter une place dans l’analyse. 19 Dossier Duprat, l’Allemagne et la sociologie avant-guerre Duprat naît en 1872, peu après la défaite contre l’Allemagne, à Léogeats, une petite commune du Sud-Ouest de la France. 3 A Bordeaux, il obtient en 1890 deux baccalauréats, l’un ès lettres, l’autre ès sciences restreint. Cette orientation bicéphale se poursuit dans son cursus. Duprat étudie la philosophie et la sociologie, notamment avec Alfred Espinas et Emile Durkheim, mais aussi la médecine. Jamais il ne tranchera, cherchant au contraire à concilier les deux voies dans son programme psycho-sociologique. Comme le neveu de Durkheim, Marcel Mauss, Duprat décroche sa licence en 1893 haut la main. Il est le premier de sa promotion. C’est un étudiant brillant, prometteur et conscient de l’être, un trait constant de sa personnalité volontiers querelleuse. Le faux-pas ne tarde pourtant pas à venir car à la différence de Mauss, Duprat échoue à l’agrégation. De peu, certes. 4 Mais assez pour se voir condamné à être 25 ans durant un ambitieux Jean-sans- Terre qui jamais n’obtint le poste universitaire convoité. 5 Cet échec à l’agrégation de 1896 constitue le point de départ du positionnement de Duprat envers l’Allemagne, tout comme de son plaidoyer pour un néo-organicisme durkheimien fédérateur en sociologie. Ces deux postures connaîtront au fil des ans d’importantes inflexions. A considérer l’idéal républicain qui les sous-tend cependant, la continuité l’emporte. Le fédéralisme qu’avant-guerre Duprat voulait voir réalisé à l’échelle nationale, il voudra le stimuler dans l’entre-deux-guerres dans un cadre transnational et franco-allemand. Le contre-exemple allemand L’image initiale que Duprat se fit de l’Allemagne est celle d’un contre-exemple, ce qui ne l’empêcha ni de recenser ses collègues d’outre-Rhin, ni de publier tôt et avec zèle dans diverses revues allemandes - bien qu’en français. Ce regard engageait trois pans: la sociologie, qui permet „d’établir d’une façon quasi-scientifique la valeur d’une conception démocratique de la vie sociale“; la philosophie sociale ou morale, qui enjoint à réaliser la loi naturelle de la solidarité; enfin l’éducation politique, moyen principal d’une mobilisation performative de la sociologie (Duprat 1900: 27). De fait, le jeune Duprat ne s’en tint pas à regretter qu’on se désintéressât en Allemagne de ce qui se faisait en France. 6 A ses yeux, les sociologues allemands posaient mal le problème. Hormis peut-être Schaeffle, ni la Völkerpsychologie de Lazarus ou de Wundt, ni même la „volonté sociale“ d’un Tönnies ne le satisfaisaient. 7 Il fallait fixer la discipline autour des concepts issus du solidarisme et de l’organicisme français dont Durkheim, qui „parmi les sociologues français [fut] un initiateur, un maître“, a permis l’éclosion: ceux de „contrainte sociale“, de „conscience collective“ - ou de préférence, puisque c’était sa propre proposition, de „solidarité psychique“ (ibid.: i). Néanmoins, l’avènement conjoint de la solidarité et de la démocratie, „développement normal de la civilisation“ que la prévision sociologique permet d’établir, est comme artificiellement freiné. C’est qu’il manque à la nation, „forme sociale suprême en l’absence d’une organisation rationnelle de l’huma- 20 Dossier nité entière“, une décentralisation, une organisation garanties par une force morale rationnelle (ibid.: 227). A cet égard, Duprat approuve certes que l’Allemagne ait dès 1881 rétabli ses corporations, l’un des meilleurs outils de décentralisation et de représentation organique d’un pays qui soit. Mais son esprit reste aristocratique, monarchique, maintenant le peuple allemand à l’état d’une servitude douce tandis que „Nul pays n’est plus attaché que [la France] à la démocratie“ (ibid.: 2). En Allemagne, la philosophie sociale, qu’elle soit idéaliste ou matérialiste, reste en outre métaphysique. N’étant pas conceptualisée comme une „hypothèse ajoutée à la science afin de concevoir ce qui peut-être et de proposer, comme devant être, le meilleur des possibles, le plus conforme aux aspirations des peuples et aux exigences de la Raison“, la philosophie sociale allemande échoue à offrir à la sociologie l’inscription pratico-politique rationnelle, aux nations la morale socio-démocratique objective qui leur sont dues (ibid.: 113). Pour Duprat, le modèle à suivre ici n’était pas Marx - dont l’esprit est „individualiste“, le socialisme „allemand“ et l’internationalisme „du pangermanisme à peine déguisé“ - mais indéniablement Proudhon. 8 Toutefois, il faut plus que Proudhon, plus qu’une morale scientifique pour réaliser la solidarité organique et démocratique dont la sociologie arrête la nécessité. A la „démocratie intégrale“ correspond un „enseignement intégral“, universitaire comme élémentaire, scolaire comme para-scolaire. Or l’Allemagne et son système éducatif délaissent le citoyen: rien n’est fait pour le rendre apte à prendre part au gouvernement. Duprat déplorait d’ailleurs qu’on l’imite trop en France sur ce point, et voyait dans l’agrégation ou le baccalauréat des institutions sclérosées typiques du „péril que fait courir à l’éducation nationale une Université où tant de bons esprits perdent leur temps à imiter les pédants allemands“ (Duprat 1902a: 190). Partant, la réforme de l’ensemble du système éducatif français devenait sinon une croisade, du moins un étendard politique (Duprat 1912: 488-496). Cet idéal éducatif d’une édification sociocratique de la démocratie que Duprat défendait „avec la chaleur de l’apostolat et la vive conscience du devoir civique“ (RIS 1900: 131), fut intimement lié à la franc-maçonnerie, à laquelle il s’initie en 1897, peu après son échec à l’agrégation. Dans ce contexte, il se peut certes que ce soit „en sociologue qu’il aborda la Franc-Maçonnerie, convaincu que ‚la méthode maçonnique‘ était le parangon des modèles éducatifs qu’il cherchait à définir et qu’il exprimait encore en 1920“. 9 Mais c’est en franc-maçon proudhonien bien plus qu’en sociologue qu’il abordait le modèle éducatif, social et politique allemand. Le conflit en lui-même ne pousse pas Duprat à changer ses vues sur l’Allemagne. Dans ses recensions, il cautionne l’idée que l’Allemagne a „trompé, insulté, martyrisé“; que pour „en venir à ce point de folie homicide ou prédatrice“ il faut que ce „peuple soit tout entier malade, perverti intellectuellement et moralement, victime d’un égoïsme monstrueux et d’un mysticisme guerrier auprès duquel pâlit celui des plus sinistres orientaux“ (RIS 1916: 655, 594). Cet „état d’esprit collectif“ typiquement germanique, que Duprat souhaitait „analyser ultérieurement“, devait beaucoup à la vieille ritournelle du „pédantisme inintelligent“ des universitaires d’outre-Rhin (ibid.: 94, 655). Toujours haineux envers la métaphysique alle- 21 Dossier mande, l’Aufklärung et ses suites en prenaient pour leur grade: „Kant, essayant de passer de la morale théorique à la morale pratique, a été amené en définitive à faire l’apologie du pouvoir despotique de l’Etat; il a contribué […] à la diffusion des idées étatistes, qui sont aujourd’hui le fondement de l’obéissance passive de presque tous les Allemands à quiconque personnifie le pouvoir illimité, indiscutable, indivisible, de l’Etat“ (Duprat 1924a: 231sq.). Sans même parler de Nietzsche, tous, de Hegel à Herbart, avaient été les artisans de cet „esprit de discipline qu’une éducation essentiellement militariste et mégalomane […] maintient au profit d’une tendance à la domination universelle, d’un impérialisme pangermanique“ (ibid.: 189). La messe était dite. En revanche, Duprat était très inquiet des conséquences que ce conflit charriait dans son sillage. Outre les ruines, les morts et les traumatismes, la „torpeur morale“ règne partout en Europe. La guerre a renforcé cet „esprit nouveau, essentiellement individualiste“ issu de „l’industrialisme et de la démagogie“ - un esprit qui, tel la gangrène, „travaille sans relâche“ à la dissolution des agrégats sociaux (Duprat 1924a: 240, 206-210). Si cette crainte est ancienne dans sa pensée, elle trahit pourtant une importante rupture. Au-delà de la phobie de l’amputation, dont il se peut qu’elle ait été décuplée par l’expérience de la guerre durant laquelle Duprat est actif comme médecin, 10 l’esprit qu’il indexe va au-delà du marxisme et des révolutions russes ou allemandes. Il va même au-delà d’un capitalisme débridé que Duprat, la crise aidant, qualifiera volontiers de ploutocratique. Fait nouveau, c’est désormais la conception étroite du mot „nation“ qui est en cause. Duprat se voit contraint de constater que le patriotisme français n’a pas été un „amour éclairé“ mais aveugle, qu’il n’a pas été inspiré „par une connaissance de plus en plus précise des conditions [… et] des lois du devenir social“, mais par le profit et la crédulité (Duprat 1900: 288). Voilà ce qu’actualisait la subite occupation de la Ruhr en 1923: „après la guerre la plus effroyable“ qu’a connue l’Europe, le nationalisme et l’ignorance entre les peuples - „a fortiori entre Allemands et Français“ - débouche sur une une ingression dont, en dehors „des esprits simplistes, personne ne croit qu[’elle] puisse amener une solution“. 11 L’alternative qu’il fallait chercher à bref délai confortait son credo: face à la „désintégration sociale que la guerre mondiale n’a fait qu’accroître et accélérer“, tout ce qui tend „à l’intégration progressive des forces dues à la différenciation, à la division du travail social […] est un gain pour le progrès de l’humanité vers la solidarité organique, fin sociale par excellence“ (Duprat 1929: 562, 567sq.). Afin de lutter contre le fractionnement de la „grande civilisation“ européenne, le sociologue devait donc penser un transnationalisme dont les vertus intégratrices et contraignantes soient saines. Partant, le rapprochement des peuples, en particulier entre la France et l’Allemagne, n’était plus une rêverie littéraire, mais une impérieuse nécessité. 22 Dossier Entre méthode et politique: Duprat et le néo-organicisme durkheimien Après l’échec à l’agrégation, Duprat se rapproche de deux sociologues tenus d’ordinaire pour opposants de Durkheim: Gabriel Tarde et René Worms. Ce nonconformisme fut d’autant plus déroutant que Duprat a tôt argué n’être „pas un sociologue“, s’affichant au mieux comme un „disciple souvent infidèle“ de Durkheim (Duprat 1900: 1). Nul doute cependant que Duprat était alors „l’élève le plus zélé de Durkheim“, ainsi que le glissera insidieusement von Wiese. 12 Sa démarche, qui visait bien une réconciliation entre les figures les plus en vue de la sociologie, exprimait d’une part le désaveu de toute une génération plus jeune pour qui leurs polémiques constituaient un préjudice à tous égards. D’autre part, c’est en recourant aux arguments critiques de Durkheim que Duprat pensait, en les utilisant au sein même de pôles adverses, parvenir au but. Il le fit avec Tarde 13 et surtout avec Worms, de tout juste trois ans son aîné. L’intensive collaboration que Duprat lui offre dès 1898 au point de s’imposer comme le „workhorse reviewer“ de la Revue internationale de sociologie (RIS) n’avait pas seulement pour but de faire aussi bien que L’Année sociologique de Durkheim. 14 Il s’agissait encore de maîtriser depuis l’intérieur les excès de l’organicisme dont Worms s’était fait le chantre. A l’instar de Durkheim, dont les premiers écrits s’inscrivent d’ailleurs dans ce paradigme, 15 Duprat a clairement voulu réduire l’organicisme a minima en excluant l’existence de „prétendues races“ - terme qu’il conjugue au subjonctif et entre guillemets - puis en dénonçant l’abus de comparaisons bio-sociologiques (Duprat 1902b: 413; 1907: 10sq., 99). Mais bien que pris à corrections, l’organicisme restait un point de départ analytique auquel ni Duprat ni Durkheim n’entendaient renoncer. Epistémologiquement d’abord, la perspective organiciste semblait éviter l’écueil d’une conception ontologique de la société dans la mesure où elle fondait scientifiquement le fait social fondamental d’une solidarité organique dont il était possible d’induire des lois. L’organicisme permettait d’asseoir „l’existence par soi, naturelle, de la vie sociale“ - ou, et ici Duprat reprenait les termes de Durkheim, de la „contrainte“ (Duprat 1902b: 413). En revanche, c’était la solidarité, non l’idée d’organisme, qui constituait la finalité du discours sociologique. Ce terme de „finalité“ renvoie à un second ordre de raisons pour lesquelles l’organicisme restait un moment nécessaire pour Durkheim comme Duprat: il justifiait un réformisme politique qui se voulait positif. De même que Durkheim indexait non la loi de la division du travail mais les conditions externes anormales de „désintégration“ qui la „dénaturent“, 16 préservant sa finalité, de même Duprat avançait que si la société n’était pas un organisme biologique, elle n’en restait pas moins une organisation qui, si elle prenait des traits pathologiques, exigeait une réorganisation par rétablissement de la solidarité organique. Hormis le puissant correctif de la morale civique, Durkheim convoquait les groupes professionnels ou „corporations“ au chevet de „cette inorganisation que l’on qualifie à tort de démocratie“. 17 „Notre action politique consistera à créer ces organes secondaires“ revendiquait-il, ces „organes normaux du corps social“. 18 Or tandis que Durkheim ne s’engagea in fine jamais dans cette 23 Dossier voie, Duprat s’emploiera corps et âme à relayer le credo que ces groupes seraient à l’avenir la base de la représentation politique et sociale. La „conception politique correspondant à la sociologie est purement ‚sociocratique‘, c’est-à-dire exclusivement favorable à la représentation des ‚unités sociales‘“ incarnant les „divers intérêts essentiels du pays“, prêchait-il ainsi en 1913 (Duprat 1913: 682). Ni partis, ni classes, simples „caricatures“ de représentation nationale, Duprat songeait par là aux „collectivités constituées“: corporations professionnelles, syndicats, associations, loges, ligues et instituts divers, sortes de „circonscriptions morales ou catégories sociales“ (ibid.: 689). Ces vues qu’il jugeait „fort rapprochées“ de celles de Durkheim „en ce qui concerne le système électoral fondé sur la classification des citoyens en castes professionnelles“ (Duprat 1900: 306), Duprat tentera de les mettre en pratique en tant qu’éducateur, moraliste et franc-maçon proudhonien. L’équation entre Etat politique et nation sociale passerait ainsi par „l’artifice d’une fédération de petites démocraties“ (ibid.: 142) - fédérations sociocratique de cités, de corporations ou groupes d’intérêts sociaux et moraux déterminées par la fonction occupée au sein de la structure. C’est au service de cet idéal que Duprat développera son programme d’une morphologie sociale des faits sociaux „auquel il resta fidèle sa vie durant“. 19 Si fidèle qu’il se voudra plus durkheimien que Durkheim lorsque ce dernier, à la veille de la Grande Guerre, s’émancipera de ce schéma. A partir de 1912 en effet, Duprat commence à s’agacer du „sociologisme durkheimien“. Au début à voix basse et à mots couverts, puis à la fin de la guerre à voix haute, voire criarde. Durkheim était la cause de tous ses maux. Sa carrière personnelle d’abord, puisqu’il attribuait pour partie son échec à entrer dans l’Université française au mandarinat de Durkheim. 20 Le déni du maître face à l’apport des élèves ensuite, car Duprat espérait plausiblement se voir cité. 21 Enfin - et pour Duprat par conséquent - Durkheim était coupable du non-avancement, du piétinement sur place de la sociologie. Certes Duprat a pu refuser „la répudiation passionnée“ au nom de „l’examen impartial et serein“, rappelant que Durkheim eut „les qualités de ses défauts“ (Duprat 1922a: 340). Il y a bien une gradation dans la dénégation de Durkheim qui atteindra son apogée à la veille de 1939. Mais dès 1912, son attaque est déjà polémique. Elle exprime clairement un mécompte, le sentiment d’avoir été la dupe d’un programme que Durkheim abandonnait de plus en plus. D’où les deux critiques majeures que Duprat affinait au fil des ans. La première porte sur la relativisation progressive du finalisme de la solidarité organique chez Durkheim qui culmine en 1912 dans son ouvrage sur le totémisme australien, les Formes élémentaires de la vie religieuse. Or pour Duprat, la finalité constitutive de la solidarité n’est pas négociable car tout amoindrissement de sa force déterminante revient à saper les fondements mêmes d’un réformisme sociopolitique. Voilà l’amer constat qu’il formulait en 1932: „Durkheim n’a pas eu à un moindre degré que Comte l’ambition de faire servir la sociologie à une profonde réforme sociale. Mais tout en posant la santé comme fin éminemment souhaitable, il n’a pas su voir ce qu’est la maladie, et sa pathologie, radicalement viciée par des 24 Dossier conceptions de statisticien, a manqué de netteté. Du moment où le crime, le suicide, les délires collectifs [… sont] des ‚imperfections nécessaires‘, c’est que le consensus social, l’unité organique n’est qu’une fin ‚théorique‘“ - et non pratique (Duprat 1932a: 136). Sa stratégie consistera alors à inverser la perspective organiciste dans sa sociologie. Tandis qu’avant-guerre la „solidarité organique“ offrait une réflexion sur la possibilité de la discipline dans un contexte national - „La solidarité est donc, en définitive, la condition de l’existence et de la connaissance scientifique des phénomènes sociaux“ disait-il en 1907 (Duprat 1907: 162) - „la solidarité organique, fin sociale par excellence“ inaugurait au contraire après-guerre l’ère de la „finalité ‚hyper-organique‘“ d’une sociologie en acte au service de la réalisation de l’idéal de l’intégration fédéraliste et européen (Duprat 1929: 567sq.; 1924a: 117sq.). Corrélativement, Duprat fera tout pour déloger Durkheim de son panthéon personnel, quitte à verser dans le parricide. La manœuvre consistera à extirper de la „conspiration du silence“ les victimes du succès de Durkheim, telles Espinas par exemple. 22 Mais c’est avant tout un précurseur que Duprat s’échinera à trouver en Proudhon, Proudhon qui fut „un véritable sociologue“, et peut-être le premier en France car „il a admis (tout comme M. Durkheim, et bien avant que celui-ci formulât la même pensée avec l’intransigeance dogmatique que l’on sait), une ‚réalité sociale‘, différente de de la simple résultante des réalités individuelles“ (RIS 1912: 639). Durkheim ne se serait pas contenté de s’en inspirer, ajoutait Duprat: il lui „a emprunté, sans jamais le citer, presque toute la sociologie de sa ‚Division du Travail social‘“ (Duprat 1929: 528). Idem pour les Formes élémentaires, „ouvrage estimable“ dans la mesure où c’est Proudhon qui le premier a „formulé la théorie socio-religieuse qui paraît l’une des plus originales de M. Durkheim: les dieux sont l’apothéose de la force sociale“ (Duprat 1935b: 180; RIS 1912: 640). Pourquoi ne pas préférer l’original à la copie? Implicite, la question était pour Duprat d’autant plus aiguë que Durkheim n’aurait pas seulement „plagié“ Proudhon en le „dénigrant déloyalement“; il en aurait aussi biaisé l’interprétation politico-pratique (Duprat 1932a: 139, 262). Comme Proudhon, Durkheim était à deux doigts de „concevoir un socialisme épuré, tout proche de la ‚théorie de la société ou science sociale’“ - mais il l’a vidé de son idéal d’une „pleine unité organique“ (Duprat 1929: 528sq.). Car en considérant comme élémentaires „les formes les plus reculées“, Durkheim aboutit à un relativisme moral et politique où la loi clanique vaut autant sinon plus que d’autres (Duprat 1922b: 480). Face à ces „négations qui prétendent arrêter le progrès“, Duprat se veut catégorique: la différenciation sociale ne tend pas à réaliser „la conformité, comme l’avait pensé Durkheim“, mais „la constitution progressive d’une humanité, où le Droit, la Responsabilité, la Justice, la Fraternité ne seront pas de vains mots“ (ibid.: 481). La seconde critique adressée à Durkheim découle de ce premier grief et renoue en même temps avec le constat que Duprat portait sur le rapprochement francoallemand au lendemain de la guerre. La représentation politique nouvelle, prometteuse d’une „démocratie intégrale“, n’avait pas plus eu lieu en France qu’ailleurs, accentuant la dissolution des nations. Par contre, la guerre avait entraîné une plus 25 Dossier grande interdépendance entre elles. Dissolution volontaire versus intégration forcée. Comme Durkheim, Duprat continuait de penser que seule „une constitution démocratique des différents peuples est la condition préalable de la fédération des nations socialistes“ (Duprat 1926c: 15). En revanche, il ne partageait plus avec Durkheim le doute que l’humanité soit jamais organisée en société. En soi, c’était peut-être „en vain“ qu’on envisage une confédération européenne car elle serait en définitive une nation particulière, mais non l’humanité. Or dans cette conjoncture d’après-guerre, Duprat était d’avis que cette „vanité“ n’était pas inutile. A l’état de désintégration pathologique actuel des nations, „la politique internationale peut substituer un état pathologique opposé: celui d’une autorité internationale oppressive“ avant que par une „synthèse adaptative d’antithèses successivement prépondérantes“, on en vienne à l’émergence de démocraties nationales intégrales, réquisit d’un fédéralisme international spontané et libre (Duprat 1926c: 20). La précipitation du sort des démocraties dans l’entre-deux-guerres, les contradictions de la SdN et la montée du nazisme pousseront Duprat à décupler ses griefs à Durkheim, des griefs pour partie contradictoires et marqués par une déception exponentielle. Mais en 1922 la cohérence de son bilan - une révision négative de Durkheim d’une part, une disposition positive à une entente francoallemande de l’autre - en était encore exempte. Elle reposait sur un même mouvement d’ensemble de sa pensée: le terme „organique“, que Duprat appréhendait dans un sens plus normatif que jamais. 23 Duprat, la chaire de Genève et la reprise des échanges franco-allemands Après de longues tractations, Duprat monte sur la chaire de sociologie et d’économie sociale de l’Université de Genève en 1922. Le contexte d’hostilité relative au durkheimisme lui est propice et Duprat semble bien avoir été choisi pour s’opposer au „maître“. 24 Surtout, dès sa leçon inaugurale, il ne cache pas que ses espoirs sont grands: „Une chaire de sociologie à Genève, siège de la Société des nations, le centre de l’humanité nouvelle, si accueillante à tous, peut avoir un grand rayonnement“. 25 De même que les nations doivent apprendre à se comprendre et coopérer afin qu’un régime juridique commun paraisse „possible et désirable“, de même les éducations nationales doivent-elles cesser de dresser les générations les unes contre les autres (Duprat 1926c: 7, 11). Aussi Duprat traite-t-il de „l’esprit scientifique en sociologie politique et économique“ et met la dimension pratique de la discipline au service d’une „éducation politique des peuples“ que les sociologues, „prédécesseurs des hommes politiques“, pourraient, depuis Genève, définir et organiser afin d’éliminer toute nouvelle conflagration mondiale. Les sociologues, c’est-à-dire vu de Genève moins Halbwachs à Strasbourg que von Wiese à Cologne, Oppenheimer à Francfort, et dans cette droite ligne les membres de la Société allemande de Sociologie (DGS) qui vient juste de se reconstituer en prenant pour modèle les statuts de l’Institut International de Sociologie. 26 La coïnci- 26 Dossier dence est d’autant plus déterminante que dès 1921 von Wiese donne des comptes-rendus détaillés des organes de Worms et tente de convaincre le président de la DGS, Ferdinand Tönnies, de gagner des membres correspondants à l’étranger. Choqué de la discrimination de la science allemande, Tönnies freine des quatre fers, mais bien qu’épineuse, l’affaire suit son chemin. 27 Gooch et Russel pour l’Angleterre, Park en Amerique, Gini et Cosentini pour l’Italie, Steffen et Helander pour la Suède… En 1925, il y en aura 38 en tout - mais pas encore un seul Français. Il faudra attendre l’impact décisif de Gottfried Salomon pour que les choses prennent leur essor. De Gottfried Salomon à Leopold von Wiese 1925: un grand nom des échanges franco-allemands, Gottfried Salomon, invite divers savants français à publier dans son Jahrbuch für Soziologie pour „mettre un terme à l’isolement de la science allemande et rendre à nouveau possible une collaboration internationale telle qu’elle s’esquissait déjà dans les sciences naturelles, du fait de l’urgence et d’une meilleure organisation“. 28 Le terme de sciences naturelles est ici doublement décisif. En tant que modèle d’un transnationalisme viable et efficace d’une part, en tant qu’intérêt pour l’organicisme de l’autre, car, ayant été à selon lui rejeté pour les mauvaises raisons, il exigeait un bilan au même titre que le durkheimisme. C’est en ce sens que Salomon dirige la traduction allemande du dernier livre de Worms, parue en 1926, et qu’il contacte ses bras droits les plus influents: Gaston Richard, Achille Ouy, last but not least Duprat, l’un des plus prompts à lui répondre. Il signera dans le Jahrbuch „Soziale Typen oder soziale Klassen? “ - cum grano salis son premier et unique article en allemand. Cette invitation au bilan dans un esprit européen et francophile que Salomon, par ailleurs traducteur de Proudhon, lui propose, correspond exactement à son humeur et ses stratégies du moment. Il pense comme lui que la reprise des relations entre sociologues allemands et français doit obligatoirement prendre pour modèle celui des sciences naturelles. Parce qu’il permet l’évitement de querelles, 29 Duprat y voit la possibilité de rallier autour d’une nature sociale conjointement identifiée et poser les soubassements d’une „morphologie sociale à base éthologique“ (Duprat 1922b: 470ssq.). Mais il y trouve encore le moyen de remplacer la politique „vulgaire“ ayant jusqu’ici prévalu par une politique „noble“, une technique sociale efficace basée sur „une hygiène, une prophylaxie, une thérapeutique, qui ressemblent en tous points à celles qui reposent sur la biologie générale et spéciale“ (Duprat 1926b: 10). Le modèle organiciste est l’occasion de précipiter l’avènement d’une sociologie pure: non pas comme une sociographie ou une philosophie sociale plus ou moins ingénieuses, mais comme science „des formes typiques et des relations essentielles entre variations de formes génériques ou spécifiques“, seule capable d’entamer une „prévision“ de l’anormal, et donc d’éliminer les „vers rongeurs“ de la structure (ibid.; Duprat 1929: 521). Enfin pour Duprat, tout nouveau vice-président du Cercle international de Genève pour l’entente européenne, membre actif du Centre d’études et d’action sociales et du Groupement universitaire pour la S.d.N 27 Dossier de Genève, l’horizon de ce programme à la fois organiciste et formaliste d’aprèsguerre reste l’idéal fédéraliste et maçonnique hérité de Proudhon. La S.d.N., encore trop fragile, a besoin d’une clef de voûte idéale et sociologique afin de devenir une véritable „Ligue Universelle des Peuples“, respectée de tous parce qu’elle aura une „âme“ et non un simple „apparat diplomatique et des occasions de dépenses aussi vaines qu’énormes“ (Duprat 1924b: 16). Le formalisme pour agir. Les jalons de l’entente entre Duprat et von Wiese semblaient tout posés. Fin 1927, Duprat contacte von Wiese et Tönnies. Les raisons sont très prosaïques. La Société de Sociologie de Genève que Duprat a fondée en 1926 sur le modèle de Worms est „déjà florissante“ (AIIS 1928: 68). De plus, Worms vient de mourir et l’IIS est moribond. Craignant que la concurrence de l’Institut international de coopération intellectuelle ne lui porte l’ultime coup de grâce, Duprat tente un coup de poker et prend en charge la tenue du prochain congrès sur le thème „Les causes profondes des guerres et les conditions d’une paix durable“. Cette opération de sauvetage qui lui vaut d’être nommé vice-président de l’IIS lui permet de mettre en place une triple stratégie. D’abord, il a champ libre pour opérer une refonte fédéraliste de l’IIS dans l’espoir de mieux structurer la collaboration sociologique autour d’une méthode acceptée de tous. S’il y parvenait, il saisirait l’occasion de s’imposer comme le sociologue de l’heure. D’autre part, il s’agissait de contrôler l’apparition d’adeptes de la dictature au sein de l’Institut. 30 Enfin, si Duprat souhaitait en „revenir à l’état de collaboration internationale d’avant-guerre“, 31 c’est qu’il était convaincu que les initiatives prises par l’IIS seraient entendues par la SdN qui en profiterait pour se réformer et s’imposer. Or pour remplir ces objectifs, le concours de l’Allemagne était indispensable. Dès 1927, il le dit à von Wiese: „Le vœu de tous les Membres actuels de l’Institut est de voir les Sociologues allemands ou de langue allemande reprendre la place qu’ils occupaient autrefois et qui leur revient dans ces grandes assises du savoir sociologique“. 32 Wiese l’invite - tant que l’affaire n’est pas réglée, à titre de président de la Société de Sociologie de Genève - au Zürcher Soziologentag de 1928. Duprat ne s’y rend pas mais fait patte blanche, envoyant un mémoire sur la „physiologie des migrations“, quelques délégués, puis réitère sa demande. Assez pour dissiper les dernières réticences de Tönnies. En octobre 1928, l’affaire est jouée: „Tous les sociologues allemands qui faisaient partie de l’Institut avant 1914 ont été réintégrés comme Membres: MM. Goldscheid, Jaffé, C. Menger, W. Ostwald, Pikler, Sombart, Vierkandt, Warschauer, Wasserab, Stein, Tönnies entre autres“ tandis que von Wiese, Salomon, Oppenheimer et Pribram, si actif au BIT, sont nommés membres associés. Quitte à faire revivre des morts au passage, c’était déjà „un véritable enrichissement“ en termes d’effectifs. 33 En avril 1929, Duprat est nommé membre correspondant de la DGS, von Wiese et Tönnies devenant pour leur part „membres d’honneur“ de la Société de sociologie de Genève. Plus rien ne semble devoir arrêter l’échange de bons procédés. A cet égard, le Congrès de Genève de 1930 eut certes lieu „devant un public clairsemé“, mais l’Allemagne, „sympathique à [son] œuvre“, était „brillamment représentée“ grâce à von Wiese, „l’éminent sociologue de Cologne“. 34 C’est 28 Dossier un début qui permet à Duprat de reprendre la fonction capitale de secrétaire général - initialement jusqu’en 1943! -, tandis que von Wiese lui succède comme viceprésident, de 1930 à 1933. Ils avaient trois ans, jusqu’au prochain congrès de l’IIS, pour s’apprivoiser. La rupture de 1931 1931 semble avoir ouvert une brèche de taille dans cet élan. Tout d’abord, le projet de réforme de la représentativité nationale hérité de Durkheim bat de l’aile. Duprat peut bien affirmer que „Les expériences de corporatisme faites en Espagne et en Italie, sous le régime dictatorial, ont montré combien il est aisé pour l’Etat de se servir des organes de conciliation et de coordination pour subordonner toute l’activité syndicale aux fins d’une puissance que ni Proudhon ni Durkheim […] n’auraient admise“ (Duprat 1931c: 618). Il n’en reste pas moins qu’il est mis devant l’ambivalence d’un constat largement réitéré depuis: „l’organicisme peut soutenir à peu près toutes les options politiques“, se présentant „sous un jour ‚démocratique‘“ comme „sous un jour despotique, voire ‚totalitaire‘“. 35 Duprat oscille. D’un côté, il cherche à sauver sa valeur de contre-pouvoir et opère un glissement. Ce n’est plus la corporation, mais le syndicalisme qui, ayant „complètement modifié la conception de la démocratie […], est appelé à fournir une nouvelle base à toute l’organisation politique et économique“; inversement le corporatisme, simple „accident dans la civilisation occidentale contemporaine“, devient une „machine de guerre contre le syndicalisme“, un „facteur de trouble social“ au service „d’un pouvoir qui n’a plus la vitalité suffisante pour s’opposer longtemps aux inéluctables transformations de la vie sociale“ (Duprat 1931b: 3sq., 28). De l’autre côté et presque en contrepartie, Duprat donnait à sa critique de Durkheim toujours plus de volume. Il ne s’agit plus de lui reprocher un finalisme frileux. Duprat l’accuse désormais d’hypostasier la Société et d’être par conséquent un agent du nationalisme individualiste, cette conception nettement „anti-sociologique“ qui légitime l’omnipotence de l’Etat. Comme pour mieux les articuler, Duprat rattachait dès lors les deux facettes de ce discours à une seule et même cause, hautement sujette à caution dans ce contexte: le judaïsme. „Le nationalisme contemporain, surtout celui de l’Italie fasciste et de l’‚Action française‘ trouve sa justification chez Durkheim“, écrivait-il ainsi, car il n’a „pas conçu d’unité sociale plus haute que la nation, de sentiment social plus relevé que le patriotisme, car il n’a pas admis une entité telle que l’Humanité. […] Dans son livre fort belliqueux (comme le furent souvent ceux des non-combattants) ‚L’Allemagne au-dessus de tout‘, il s’est montré chauvin; il a attribué au génie allemand ‚une sauvagerie systématique‘. Ailleurs il s’est montré partisan d’une éducation nettement nationaliste. Il paraît de plus en plus certain que le fondateur du sociologisme ‚français‘ était pénétré comme beaucoup de ses coreligionnaires de la croyance à la légitimité d’une véritable tyrannie du groupe: la nation étant le groupe idéal à ses yeux devait avoir les pouvoirs les plus étendus“ (RIS 1932: 81sq.). 29 Dossier La seconde cassure qui devient nette à partir de 1931 concerne le scepticisme grandissant de Duprat quant aux marges de manœuvre de la S.d.N. et du B.I.T. qui lui paraissent „minimes par rapport aux nécessités d’intervention et de profonde transformation admises à la suite d’une étude sociologique approfondie“. 36 Quitte à s’attirer les foudres, il ne mâche pas ses mots contre les institutions genevoises mais consent à faire le poing dans sa poche: il est peut-être encore temps d’agir en Allemagne. C’est ainsi malgré tout sous la rubrique „Guerre mondiale et désarmement“ qu’est annoncée la conférence qu’il tint, sur invitation de von Wiese, le 3 juin 1931 à l’Université de Cologne. 37 Elle portait sur la sociologie de Comte et Durkheim et fut reproduite dans un volume collectif dirigé par Fritz Karl Mann: Gründer der Soziologie. Dans sa recension du livre, Borkenau n’a pas manqué de relever combien Duprat fut arbitraire en présentant Durkheim comme „Herold alles Falschen“. 38 Et pour cause. La mécanique sociale durkheimienne constitue une pure régression: „Comte avait du moins montré la voie; Durkheim en a détourné ceux qui, comme lui, s’étaient accoutumés à la dialectique, sans aucune culture scientifique“ (Duprat 1932a: 120, 139) - comme lui, c’est-à-dire comme „ses coreligionnaires, K. Marx, Bergson, Freud, Einstein“ - autant d’auteurs que Duprat abhorrait pour exercer une „véritable hégémonie“ mondiale (ibid.: 111). Le schème de la conspiration est d’autant plus tangible que c’est bien le juif Durkheim que Duprat incrimine ici. Durkheim a „dévié“ de la bonne trajectoire qu’il avait pourtant à ses débuts empruntée car „il a été porté par son esprit foncièrement ‚talmudique‘“(ibid.: 139, 262). Voilà pourquoi il „n’a nullement appliqué cette ‚méthode comparative‘ qu’il proclamait fondamentale“, renonçant au programme d’une morphologie comparée (ibid.: 123). Voilà pourquoi il n’a rien compris à Proudhon. 39 Et de conclure, non sans cynisme puisqu’il oubliait pour l’occasion ses propres écrits de guerre: „Nous ne voulons pas retenir ici l’opposition, affirmée par Durkheim en 1916, du génie français et de l’esprit allemand. Cependant, la ‚psychose de guerre‘ n’eût pas dû agir sur un sociologue“ (ibid.: 140). Qu’il fallait, une fois ceci posé, compter sur les „aptitudes complémentaires des principales nations qui sont à la tête de la civilisation occidentale“ pour régler le problème du consensus social dans sa forme actuelle - la conclusion était pour le moins expéditive. C’est paradoxalement sur cet argumentaire fragile et ambigu que Duprat entendait investir les échanges franco-allemands - méthodologiquement, dans le but de cimenter la sociologie au sein de l’IIS, comme politiquement, puisqu’il s’agissait de pousser ses collègues allemands à prendre une position plus marquée sur la politique internationale. Paradoxalement en effet, car Duprat utilisera bel et bien l’épouvantail du „talmudisme“ méthodologique de Durkheim afin de rallier von Wiese à sa démarche néo-durkheimienne dans l’espoir d’une dénonciation commune du nationalsocialisme. Le double paradoxe de l’indexation de la sociologie durkheimienne Suite à la visite de Duprat à Cologne, von Wiese sollicite son collègue à publier un article sur „Les faits sociaux“ dans ses Kölner Vierteljahrshefte für Soziologie. In- 30 Dossier versement von Wiese est prié de donner une „Sociologie relationnelle“ à la Revue Internationale de Sociologie (RIS 1932: 27-56). La convergence n’était que de façade. Pour sa part, Duprat affirmait que la Beziehungslehre de von Wiese était „aussi une sociologie ‚fonctionelle‘“: reposant sur une conception qui „n’exclut nullement la finalité“, elle conduit „nécessairement […] à une sociologie de la structure et de comportements collectifs“ analogue à celle que Duprat appliquait aux problèmes politiques internationaux pour les anticiper et y répondre (Duprat 1932b: 280, 289). Von Wiese voit rouge. Il décide „exceptionnellement“ de publier le texte de son collègue en français, alléguant de „difficultés“, lors de ses „tentatives de traduction“, à rendre convenablement „certaines phrases“ en allemand (ibid.: 272). La Beziehungslehre ne s’annexerait pas à une sociologie néo-organiciste d’inspiration durkheimienne. Qu’en 1934 von Wiese avise Duprat „avec beaucoup de peine“ que son Institut de Cologne, suite aux consignes du régime, doit mettre la clef sous la porte, l’aveu ne change rien à la donne. Ce „malheur a seulement ceci de bon que je pourrai désormais prendre plus activement part“ aux travaux de l’IIS, ajoutait-il certes, mais il s’agissait surtout d’une bouteille à la mer, au cas où son collègue puisse „l’aider“ à obtenir une chaire en Suisse. 40 Leur dispute se poursuivra d’ailleurs au fil des congrès suivants de l’IIS, sans qu’aucun d’eux ne cède d’un pouce. Au XII e congrès de Bruxelles, en 1935, Duprat avait choisi pour thème, avec une explicite référence à Durkheim, „Les Formes élémentaires de la vie sociale“. Durant les discussions, il reproche à von Wiese de rester trop général et de s’attacher à des rapports sociaux abstraits n’étant pas déterminés par la structure où ils se déroulent. Von Wiese motivera quant à lui son refus de recourir au terme de structure en sociologie avant tout pour des raisons de méthode: „Les relations sociales et les distances sociales ne peuvent pas être prises pour des phénomènes sociaux élémentaires“ et „La société ne peut pas avoir de structure, parce qu’elle est immatérielle; elle n’est pas une ‚chose‘ composée d’autres choses“ - elle n’est pas l’ontologie qu’en a faite Durkheim (RIS 1935: 570, 454). On retrouve exactement la même opposition entre les deux hommes lors du XIII e congrès sur „Les équilibres sociaux“ en 1937, lors de l’exposition universelle de Paris. Duprat a beau se vouloir conciliant lorsqu’il précise à von Wiese défendre une vision plus fonctionnelle que structurale. Au final, il campe sur ses positions: „Nous maintenons au contraire qu’il n’y a pas de relations sociales indépendantes de la solidarité fonctionnelle“, clamait-il, regrettant que von Wiese „se méfie de la finalité“ propre aux organes de la vie sociale, bien que celle-ci puisse parfois s’avérer contrariée ou artificielle (RIS 1937: 149, 143). Duprat eut-il plus de succès en mobilisant son ambivalente rhétorique durkheimienne au niveau normatif et politique? Au XI e congrès de 1933 à Genève, l’Allemagne est sous les feux de la rampe. Symboliquement d’abord, car von Wiese est élu président pour 1934 et de nouveaux adhérents allemands s’y rallient en masse. 41 Bien que beaucoup „avaient dû renoncer à participer, soit par impécuniosité, soit par suite d’obstacles mis aux déplacements par la politique intérieure“, 13 Allemands y assistent tout de même: 31 Dossier Brinkmann, Elias, Mme Freudenthal, Horkheimer, Kahn, Kelsen, Mann, Mannheim, Pollock, Pribram, Sternheim, Sultan et von Wiese, „représentant de la Société allemande de Sociologie“ (RIS 1934: 3). A priori, la thématique des travaux, la prévision, peut sembler neutre, cautionnant le verdict de Stölting d’un silence relatif de l’IIS sur l’avènement du nazisme. 42 Pourtant, les „sociologues allemands ont pu prendre une part active au congrès, tant par leurs communications orales et écrites que par leur active intervention“ dans les débats, rapporte la RIS (RIS 1933: 595). Or si les discussions de „questions brûlantes“ et „litigieuses“ furent „souvent animées“, c’est que Duprat ne s’était pas limité au seul niveau épistémologique pour concilier l’inconciliable, von Wiese et Horkheimer (ibid.: 597sq.). Malgré le soin avec lequel il évitera de prononcer le nom de Hitler, il avait sciemment mis les pieds dans le plat en faisant de la question juive l’enjeu premier de la prévision sociologique: „ne faut-il pas prévoir de nouveaux conflits qui arrêteront l’expansion du judaïsme en Europe et même en Amérique? La question est d’importance capitale pour l’avenir prochain de la civilisation occidentale: si un ‚conatus‘ ethnique persistant parvient à triompher des résistances nationalistes et à placer un internationalisme juif au-dessus des Etats affaiblis par leurs rivalité, notre civilisation est appelée à prendre une orientation nouvelle. Ne pas le prévoir, s’il y a lieu de le faire, serait, pour des sociologues faire montre d’un singulière myopie intellectuelle“ - plus grave encore: „Un manque de prévoyance sur ce point serait susceptible de faire tourner en dérision, à bref délai, la sociologie elle-même“ (Duprat 1933: 235). Si (on notera l’imparfait) les „mouvements ‚racistes‘ pouvaient être prévus, grâce à une analyse des comportements et aspirations tant des persécutés que des persécuteurs“, dans son rapport c’est surtout à celle des persécutés que Duprat s’en tient (RIS 1934: 120). Au-delà des clichés - „Les Juifs ne se livrent pas“, ils sont portés vers „une véritable conquête du monde“, une „soif de domination mondiale“ qui se „dissimule pour aboutir en cas de succès à un autoritarisme“ (Duprat 1933: 230ssq.) -, la référence à Sombart est aussi récurrente. Bien que Duprat juge que son collègue fasse un type incomplet, se bornant aux marchands et délaissant les professions politiques et intellectuelles - donc oubliant Durkheim - il approuve sans retenue la „valeur objective“ de toutes „ces caractéristiques bien analysées par Sombart“ dans Les Juifs et la vie économique: l’utilitarisme, cette propension „à la discussion interminable“, le goût du luxe et de la puissance (ibid.: 243ssq.). Or c’est ici que Duprat opérait un premier renversement puisqu’il dénonce clairement l’„antisémitisme germanique [qui] s’est manifesté, ainsi que nous avions pu le supposer, comme une réaction socio-économique du nationalisme, déguisée en application d’un principe pseudo-scientifique et motivée en apparence par un souci de préservation de l’unité morale d’un peuple à régénérer“ (ibid.: 230). La „race“ est un délire qui masque l’aspiration de l’Allemagne à une hégémonie mondiale (ibid.: 237). En somme, le nazisme et le pangermanisme, analogues à „l’internationale juive“ qu’ils dénoncent, n’étaient à ses yeux qu’un sémitisme inversé, telles deux variantes de la même théorie du peuple élu (ibid.: 265). Tous deux posent le même problème moral, incarnent cette même „éthique 32 Dossier sans moralisme“ dont souffrent les sociétés européennes depuis 1918: celle d’un capitalisme échevelé, militariste et conquérant, incompatible avec l’idéal de justice proudhonien et de la solidarité organique qui doit - c’est une loi - se réaliser en Occident (ibid.: 248, 254). A l’enjeu de répondre à la crise du parlementarisme en Europe, Duprat greffait donc ouvertement l’impératif de freiner l’antisémitisme „méprisant“ des nazis comme celui de l’Action française qui en France s’opposait „aux ‚partis de gauche‘“ 43 (ibid.: 237). Les pogroms se conjuguent déjà au présent, d’où la nécessité de savoir comment éviter que ne se produisent d’„odieuses persécutions“, des „mouvements de fanatisme parfois sanguinaires“ (ibid.: 270, 258, 265). C’est précisément pour ces deux raisons que la fondation d’un Etat sioniste n’avait pas ses faveurs. Elle ne ferait que confirmer la double logique de ghetto, autant „retraite imposée aux Juifs par des persécuteurs“ que ségrégation voulue, générant de surcroît „la colère“ des Palestiniens (ibid.: 249sq., 269). Ce constat n’ôtait pourtant rien à l’urgente nécessité de fonder une „nation“ juive, sans frontières classiques, mais intégrée dans „un fédéralisme de ‚circonscriptions morales‘, n’ayant rien de géographique“ et disposant d’un centre et de ses juridictions (ibid.: 268). Cette nation de type nouveau mettrait seule un terme définitif à l’antisémitisme tout en participant à l’avènement d’un „fédéralisme croissant des Etats européens“, futurs „Etats-Unis d’Europe“ (ibid.: 241). Elle était la chance de passer organiquement d’un „internationalisme capitaliste ou bancaire ou ouvrier“, au service duquel „nombre de Juifs“ serviraient d’intermédiaires comme le „montre déjà leur activité prépondérante au sein de la bureaucratie internationale (S.D.N. et B.I.T.)“, vers un „fédéralisme européen“ (ibid.: 272). On retrouve ainsi en filigrane ses idées inspirées de Durkheim pour réformer la représentation socio-politique au moyen de „groupes constitués“, que Duprat étendait ici aux nations ellesmêmes. Malgré le nazisme et la guerre qu’il sentait proches, Duprat continuait donc, par le biais d’une attaque ambiguë des idées durkheimiennes, à plaider la cause d’un fédéralisme démocratique en nette opposition à l’antisémitisme et au populisme galopants. Juridiquement, la „politique internationale doit dépendre plus des peuples organisés que des gouvernements“ et créer pour „principal organe“ une „Cour suprême de justice internationale apte à valider les conventions entre Etats et à créer par sa jurisprudence, progressivement, un Code de relations entre peuples, en tenant compte des Comités consultatifs internationaux compétents en chaque ordre de relations“ (Duprat 1936b: 165sq.). Economiquement ensuite, le fédéralisme syndicaliste devait l’emporter sur les tentatives „de coopératisme autoritaire étatiste (Italie, Allemagne, Autriche)“ car cette forme pathologique de contrôle était vouée à l’échec. A cette „hypothèse artificialiste, les sociologues ont le devoir d’opposer, selon la pensée de Proudhon et de tous ceux qui voient dans la vie sociale l’effet de concours d’abord spontanés, à systématiser ensuite, une hypothèse naturaliste, on pourrait dire vitaliste, selon laquelle l’intervention des contraintes organisées par les plus hauts pouvoirs, privés ou publics, suppose, pour être normale, au moins un commencement d’organisation par la base“ (Duprat 1935a: 120sq.). Socialement enfin, le lien social idéal du nazisme - „Zusam- 33 Dossier men marschieren! “ - n’est pour Duprat qu’une façon d’aller „tout droit aux formes inférieures de la solidarité“ - celle de „groupes amorphes“ ou celle des „masses“ barbares (ibid.: 123). Celles que Durkheim aurait consacrées dans ses Formes élémentaires. Le sursis: 1934-1937 Le congrès de 1933 organisé par Duprat a pu prouver „la résurrection définitive“ et le „plein rajeunissement“ de l’IIS (RIS 1933: 599). Via le renouement avec l’Allemagne, Duprat avait en effet réussi à ourdir sa „révolution“: réorganiser l’Institut conformément à son modèle proudhonien en une „genuinely international Federation of all Associations having as their aim the study of social phenomena in a scientific manner according to the methods of positive sciences“ (Duprat 1936a: 450). Mais encore faut-il modérer ce succès. D’une part, l’entrée en bloc de la DGS dans la Fédération amenait de nouveaux membres au pedigree douteux, tels Freyer ou Schmitt, ce qui contrevenait au souhait qu’avait Duprat de juguler les partisans d’une dictature, quelle qu’en fût la nationalité. D’autre part, les statuts de la Fédération ne seront traduits en allemand par von Wiese qu’en février 1934, lorsqu’il est déjà en disgrâce. Or Freyer, s’arrogeant le contrôle de la société allemande, doute reprendre la fonction de président de l’IIS que von Wiese assumait jusque là. 44 Le ralliement des sociologues allemands à la Fédération ISIS, issus de la DGS ou de structures distinctes comme l’Institut für Sozialforschung, fut donc largement fictif et n’a pas débouché sur un transnationalisme concret. Si nous laisserons ici ouverte la question d’un faux-pas, l’hypothèse serait bienveillante, que Duprat aurait commis pour sensibiliser ses collègues allemands, un constat d’échec analogue s’impose quant à l’ambivalence de sa rhétorique anti-durkheimienne. Elle ne servit ni une quelconque convergence méthodologique, ni même une unanimité susceptible de trouver un écho auprès des instances genevoises de la politique internationale. Quel que soit le camp, l’entrelacs entre sa sociologie de la „structure ethnique“ juive, ses plaidoyers socialistes et ses exhortations réitérées à l’apaisement du militarisme pour contrer le nazisme suscitait remous et insatisfaction: Duprat donnait trop ou pas assez. Côté allemand typiquement, il ne convaincra ni von Wiese, ni les extrêmes de l’échiquier, que ce soit Horkheimer d’une part, 45 ou les autorités allemandes de l’autre, lesquelles ne souhaitent plus envoyer de délégation aux congrès de l’IIS. Côté français aussi, ses confrères, germanophiles ou non, se méfient de ses acrobaties. 46 Il est déjà question de l’évincer. Seulement, comment renoncer à cet organisateur hors-pair qui porte depuis sept ans le vieil Institut à bout de bras? Quant à Duprat enfin, ses convictions sont chancelantes. Il se dit dégoûté du „spectacle écœurant des platitudes, des mesquines discussions ou intrigues, des lamentables incompétences, des fantômes qui errent en grand nombre sur les bords du Lac Léman“: la SdN, „fille d’une idéologie anti-sociologique“, a échoué (RIS 1934: 81; 1933: 302). Il n’y aurait plus de congrès de l’IIS à Genève. Raison de plus pour tenir et défendre envers et contre tout les vertus d’une sociologie unifiée. 34 Dossier Dès 1934 néanmoins, les mauvaises nouvelles se succèdent et la position de Duprat n’en sort que plus fragilisée. Pour modérer ses éclats, Emile Lasbax est promu secrétaire général adjoint de la Fédération ISIS: Duprat n’étant plus seul aux commandes, il lui devient difficile de parler au nom de l’Institut. 47 De même, alors que l’heure de la succession de Gaston Richard à la tête de la RIS sonne, c’est encore Lasbax qui hérite de la direction de l’organe. Le coup est d’autant plus dur que la maison Giard et Brière, qui éditait jusqu’ici les actes des congrès de l’IIS, se retire par suite du fiasco commercial des précédents volumes. Duprat tente d’y pallier en fondant les éphémères Archives de Sociologie. Mais elles sont peu visibles et de médiocre facture. Le congrès de 1935 semble condamné au fiasco. Duprat a beau appeler le durkheimien Célestin Bouglé à la rescousse pour qu’il l’aide à faire contrepoids, l’artifice ne trompe pas: si Duprat se targue d’avoir réuni une centaine de sociologues, commentait la Revue de Métaphysique et de Morale, il „dirigeait presque à lui seul le Congrès“, mettant en lumière malgré lui une „totale absence d’inspiration sociologique commune“. 48 Enfin, après qu’il reçoit copie de la lettre „strictement confidentielle“ de Howard Becker à Freyer, dénonçant l’aryanisation et l’absorption de la DGS dans l’Akademie des Deutschen Rechtes de Schmitt, les défections s’accumulent. Malgré les invitations, rares sont les sociologues allemands autorisés à y participer. Hormis von Wiese qui envoie une communication écrite, seuls quatre exilés y participent: Freundenthal, Honigsheim, Salomon et Mann. L’échec du congrès de 1937 à Paris sera pour Duprat encore plus cuisant. Pour les Français, passe encore sa méthode. Mais on peine à cerner ses positions politiques, partagées entre un démocratisme aux teintes socialistes trop criantes et un esprit critique dont on doute qu’il soit encore à „gauche“. 49 Côté allemand, le ministère décide explicitement „de boycotter l’événement, malgré l’insistance de plusieurs professeurs réputés“ mais „jugés trop marqués par l’ancien régime, tandis que le principal conseiller du ministère en la matière, Gunter Ipsen, nazi convaincu et professeur à l’Université de Königsberg, déconseille fortement toute participation étant donné les thèmes retenus par l’IIS et l’impossibilité, pour une délégation allemande, de ‚marquer‘ le Congrès“. 50 Quant aux seuls Allemands à y participer, von Wiese et Salomon, ils récusent avec véhémence l’importation du concept d’équilibre en sociologie, qui plus est abordé psychologiquement, notamment parce que l’harmonie mécaniste et durkheimienne incluse dans la notion d’équilibre a „quelque chose qui correspond aux idéologies totalitaires de l’Etat“ (RIS 1938: 36). Cette polémique atteindra son pic avec Sorokin, qui avait succédé à von Wiese comme président de l’IIS. C’en est fini de l’autorité de Duprat. Lasbax, directeur de la RIS et secrétaire adjoint de l’Institut impose son style en conciliant leurs positions „antinomiques“ et dans son elliptique compte-rendu, il évitera sciemment les détails, ne préférant „qu’évoquer une atmosphère, l’atmosphère sereine d’un débat qui s’est maintenu jusqu’au bout sur le plan de la méthode scientifique et de la critique positive“ (RIS 1936: 532; 1937: 547). Dans ces conditions, il n’y a guère de surprise à ce que Lasbax reprit inopinément la tête de 35 Dossier l’Institut dès la fin du congrès, alors qu’il était initialement convenu que Duprat en assure la direction jusqu’en 1943. Il fut d’ailleurs peu ménagé pour l’occasion. Aucune allocution pour le remercier des ses dix années d’engagement, tout au plus l’expression d’un immense soulagement: „c’est une solution heureuse d’avoir réuni ainsi dans les mêmes mains la direction de la Revue et le secrétariat général de l’Institut“ (RIS 1937: 438). La refonte de l’IIS peut se poursuivre. L’Italien Corrado Gini en devient le viceprésident; René Maunier, futur habitué des salons de Epting à Paris, en assure la présidence en remplacement de Sorokin. Il est aussi question de démanteler le pacte fédéral de Duprat: „Un projet de statuts est à l’étude en ce qui concerne la Fédération, afin de mieux séparer celle-ci de l’Institut proprement dit. Ce projet sera discuté au Congrès de 1939“, annonce la Revue (RIS 1938: 577). Enfin, le thème général du futur congrès de Bucarest corrigeait clairement le tir des „formes élémentaires“ non conventionnelles naguère retenues par Duprat. Il ne s’agissait plus de traiter de groupes locaux, loges ou syndicats, mais des „unités sociales“ telles que le peuple, la nation ou la famille avec une insistance particulière sur le village. Quelques sociologues allemands le regretteront. Ce fut le cas de Stoltenberg, toujours secrétaire de la DGS en 1935 d’après von Wiese, qui recensera de façon très élogieuse l’Esquisse d’un Traité de Sociologie de Duprat encore en 1939. 51 Ce fut aussi celui de Salomon qui revenait en 1938 sur le „remarquable mémoire“ que Duprat avait soumis à l’IIS en 1930 au sujet des causes sociales des guerres. Sélectif, Salomon retenait en définitive de son collègue cette „inquiétude fondée“ face à la situation internationale: „Il peut se faire que l’ère des foules“, non celle de l’Europe, „succède à celle des grandes nations; que des masses imposantes par le nombre et disciplinées […] se forment sans tenir compte des frontières actuelles et amènent le monde civilisé à une nouvelle barbarie“. 52 Mais il s’agira de voix isolées. Dans l’ensemble, la batterie de choix pris pour remanier l’Institut fut assurément perçue comme un gage de bonne volonté par l’Allemagne. Dès 1938, Ipsen est ainsi chargé de préparer la délégation allemande. En juin 1939, à la veille du congrès, pour 62 invitations envoyées en Allemagne, 19 communications sont promises et 45 adhésions effectuées, ce qui en faisait, hormis la Roumanie, pays hôte, le pays le plus représenté - avant même la France et l’Italie. Cette „manifestation d’un éclat exceptionnel“ n’eut finalement pas lieu (RIS 1939: 2). D’abord ajournée à Pâques 1940, elle fut reportée sine die du fait des hostilités. Avec la guerre, les archives de l’IIS tomberont en mains italiennes et restent à ce jour hors d’accès. Les papiers de Duprat sont déposés depuis 1978 aux Archives départementales de la Gironde. Soigneusement triés par sa fille, ils laissent bien des questions ouvertes. 36 Dossier Conclusion Au vu des obstacles, les quatre ans d’existence de la Fédération internationale des Sociétés et Instituts de Sociologie, de 1933 à 1937, relèvent de la prouesse. Nul doute à cet égard que Duprat, véritable „pionnier de la coopération sociologique internationale“, eut le mérite d’esquisser des „projets du plus réel intérêt: rompre l’isolement des chercheurs pour permettre de vastes entreprises internationales d’investigation […], division internationale du travail entre les revues et les instituts, bibliographies internationales systématiques“, quand l’heure s’y prêtait peu. 53 De là à conclure que „Certaines de ces idées se sont partiellement réalisées depuis lors, par exemple sous les auspices de l’UNESCO“, le pas serait hâtif puisque l’International Sociological Association s’est précisément fondée contre l’IIS. Georges Gurvitch, jadis membre de l’Institut et adepte encore en 1946 du modèle de Duprat, a pu suggérer qu’il y eut „deux“ IIS, comme en écho à la thèse des deux Allemagnes. L’IIS d’après 1937, celui de Maunier et Gini, très impliqués dans le nazisme et le fascisme, puis l’IIS d’avant 1937, c’est-à-dire sous la direction de Duprat - dont Gurvitch tait pourtant le nom. 54 Amie de Gurvitch, Jeanne Duprat dressait un bilan analogue quant au projet socio-politique de son père: „On a souhaité souvent de parvenir à une Fédération européenne qui aurait peut-être été la base solide d’une véritable société des nations; le plus grand obstacle est venu de cette conception intransigeante de la souveraineté nationale (et aussi de la trop grande divergence des tempéraments collectifs pour arriver promptement à une certaine unité morale)“ - il aurait fallu „pour y parvenir vraiment qu’on ait à faire à des Etats démocratiques (ou à tendances démocratiques) et non à des puissances autoritaires“. 55 De fait, comme d’autres initiatives universitaires franco-allemandes de l’entre-deux-guerres, les plans fédéralistes de Duprat ne résisteront guère à „la politisation et l’instrumentalisation croissante“ auxquelles ils étaient soumis, 56 un processus qui augmentera toute la difficulté des acteurs et des organes du projet à faire preuve d’un véritable dépassement de leur ancrage national. Cependant Duprat, et lui plus que d’autres, semble en avoir joué à dessein, autant sujet qu’acteur, - quitte à se brûler les doigts en maniant les poncifs ambiants. Ici comme ailleurs, l’orientation personnelle de Duprat fut fortement déterminée par un effet de génération au sein de la sociologie française comme par „ce qu’il faut bien appeler l’illusion maçonnique“ -; ici comme ailleurs, à trop être „ambitieux de servir“, Duprat fut „un homme utile et qui se laisse utiliser“. 57 Sigles, articles et ouvrages de Duprat cités AIIS Annales de l’Institut International de Sociologie. AN Archives Nationales, Paris. (1900): Science sociale et démocratie. Essai de philosophie sociale. Paris: Giard & Brière. (1902a): „Fouillée. La réforme de l’enseignement par la philosophie“, in: Revue universelle, 2: 190. 37 Dossier (1902b): „La Sociologie“, in: Revue universelle, 2: 411-414. (1903): „Education sociale et solidarité“, in: RIS, 11: 922-931. (1907): La Solidarité sociale. Ses causes, son évolution, ses conséquences. Paris: O. Doin. (1912): „L’Université de France au point de vue sociologique“, in: RIS, 20: 484-496. (1913): „La représentation proportionnelle et la représentation nationale au point de vue sociologique“, RIS, 21: 681-689. (1922a/ b): „L’orientation actuelle de la sociologie en France“, in: RIS, 30: 337-355; 464-481. (1924a): Le lien familial: causes sociales de son relâchement. Paris: Alcan. (1924b): Les tâches sociales du Protestantisme contemporain. Labor: Genève. (1926a): „La Psycho-Sociologie en France“, in: Archiv für systematische Philosophie und Soziologie, 37: 133-160. (1926b): „L’esprit scientifique en politique et en économique“, in: RIS, 34: 1-12. (1926c): Esquisse d’un programme de politique internationale. Genève: Jent. (1929): „Physiologie du Socialisme“, in: RIS, 37: 520-568. (1930): Introduction à la sociologie. Genève: Jent. (1931a): „Pour la coopération sociologique internationale“, in: RIS, 39: 165-172. (1931b): Syndicalisme et Corporatisme. Genève: Imprimeries populaires. (1931c): „Coopératisme et syndicalisme“, in: RIS, 39: 581-630. (1932a): „Auguste Comte et Emile Durkheim“, G. L. Duprat, H. Freyer, A. Meusel, F. K. Mann, L. v. Wiese, M. Weber (Hrsg.): Gründer der Soziologie. Eine Vortragsreihe. Jena: Fischer, 109-140. (1932b): „Les faits sociaux“, in: Kölner Vierteljahrshefte für Soziologie, 11, 3/ 4: 272-289. (1933): „Prévision sociologique et structures ethniques. Judaïsme et nationalisme“, in: RIS, 41: 229-272. (1935a): „Formes élémentaires de l’économie sociale“, in: Archives de Sociologie, 2/ 4: 44-147. (1935b): „Réponse aux ‚Remarques‘ de M. le Professeur Sorokin“, in: Archives de Sociologie, 2/ 4: 180-181. (1936a): „The International Institute of Sociology“, in: American Sociological Review, 1, 3: 449-454. (1936b): Esquisse d’un Traité de Sociologie. Paris: Librairie Générale de Droit & de Jurisprudence. (1938): „Rôle de l’Institut International de sociologie dans la coopération intellectuelle internationale“, in: Les Convergences des Sciences sociales et l’esprit international. Paris, Paul Hartmann: 48-55. 1 Duprat a signé d’innombrables recensions. Pour alléger la lecture, celles-ci ne sont référencées qu’en fonction de la revue. Ses monographies et ses articles sont quant à eux indiqués en bibliographie. 2 Cf. Hans Manfred Bock: „Initiatives socio-culturelles et contraintes politiques dans les relations universitaires entre la France et l’Allemagne dans l’entre-deux-guerres“, in: Revue d’Allemagne et des Pays de langue allemande, 34, 2002, 307. 3 Pour les indications biographiques, cf. les dossiers Duprat aux Archives Nationales ainsi que les articles pionniers de Sapaly et de Le Blanc (André Sapaly: „Un sociologue Langonnais: Le professeur Guillaume Duprat (1872-1956)“, in: Les Cahiers du Bazadais, 39, 125, 1999, 29-62; François-Yves Le Blanc: „Guillaume-Léonce Duprat: sociologue, Franc-Maçon et républicain de progrès“, in: Actes du Chimas, 6, 2007, 35-57). 38 Dossier 4 Duprat était sûr d’avoir réussi (cf. Emile Durkheim: Lettres à Marcel Mauss, Paris, Puf, 1998, 46). Tout s’est joué à un cheveu. Sur 91 candidats inscrits, Duprat arrive 10 e pour 8 admis (AN - F17/ 23758). 5 Duprat s’évertuera à sublimer l’échec. „Sans doute j’ai été simplement admissible à l’agrégation“, écrivait-il au Ministre de l’Instruction publique, „mais quinze ouvrages dont plusieurs traduits en diverses langues et parvenus à une 2 e édition me donnent quelque autorité notamment en psychologie, sociologie et pédagogie“: „Mes titres sont surtout mes travaux“ (Lettre du 2.IV.1912, AN - F17/ 23758). Inspecteurs et proviseurs partageaient d’ailleurs d’autant plus son avis qu’ils ne voyaient pas d’un bon œil l’athéisme militant de Duprat dans des lycées de Province: „Peut-être serait-il mieux à sa place dans une Faculté“ lit-on souvent dans son dossier (Avis du 28.II.1903, ibid.). 6 Ainsi blâmait-il Ludwig Stein d’avoir occulté la philosophie française dans ses Philosophische Strömungen der Gegenwart (cf. RIS 1909: 70). 7 Sur la critique de Durkheim à la Völkerpsychologie que Duprat partageait, cf. RIS 1901: 392. Concernant Tönnies, Duprat lui reprochait de préférer „aux termes ‚conscience collective‘, ‚contrainte sociale‘, plus fréquemment employés par les sociologues français, le terme, plus ambigu à notre avis, Volonté sociale: les mœurs seraient les manifestations de cette volonté“ (Duprat: „Tönnies. Die Sitte“, in: Revue philosophique, 68, 1909, 663). 8 Cf. RIS 1916: 389. L’idée d’une préséance de l’humanitarisme (français) de Proudhon sur l’internationalisme (allemand) de Marx est une constante de son œuvre: „la France révolutionnaire a donné au socialisme contemporain plus encore que l’Allemagne marxiste“ (RIS 1904: 850; cf. aussi Duprat 1929: 558sq.). 9 Le Blanc, l. c., 51. Duprat se mit en sommeil de la maçonnerie en 1906, mais en restant fidèle à son esprit. L’affiliation de Proudhon à la maçonnerie participe assurément de l’admiration inconditionnelle qu’il lui vouera. 10 Du 2.VIII.1914 au 24.III.1918, Duprat effectue ce qu’il appellera sa „Campagne contre l’Allemagne“ (AN - F17/ 23758). Il sera au front à Nancy et Verdun durant 3 mois et demi Suite à des troubles cardiaques répétés, Duprat est déclaré inapte. Il quitte la 15 e ambulance du 15 e corps d’armée pour „rendre les services les plus signalés dans un grand hôpital d’évacuation“ à Marseille puis à Nice (cf. Le Blanc, l. c., 53). Il rejoint Aix en 1917, alternant entre ses cours et le Laboratoire de psychologie expérimentale qu’il y avait fondé fin 1908 et qu’il rattache à l’hôpital. 11 Tapuscrit intitulé „Pour la paix européenne“, s.d., Ms. fr. 4013, f. 30-32, Fonds Claparède, Bibliothèque publique et universitaire de la ville de Genève. 12 Leopold von Wiese: Soziologie. Geschichte und Hauptprobleme, Berlin: de Gruyter, 1947, 100. 13 Duprat a conduit sa psycho-sociologie programmatique dans un sens tout à fait durkheimien, affirmant „que Tarde a fait beaucoup moins qu’on ne le suppose généralement pour une véritable psycho-sociologie“ vu qu’il manque à sa théorie de l’imitation ce „principe de la vie collective“ de la solidarité, un principe qu’il faut - le terme est cinglant - „surajouter“ à ses thèses (Duprat, 1926a: 143; cf. aussi Duprat 1907: 19sq., 159; Roger L. Geiger: „René Worms, l’organicisme et l’organisation de la sociologie“, in: Revue française de sociologie, 22, 1981, 353). 14 L’expression est de Martin Staum: „‚Race‘ and Gender in Non-Dukheimian French Sociology, 1893-1914“, in: Canadian Journal of History, 42, 2007, 195. Selon les calculs de Clark, Duprat effectuera entre 1893 et 1914 à lui seul 26% des comptes-rendus de la RIS (Terry N. Clark: „Marginality, Eclectism and Innovation: René Worms and the Revue Internationale de Sociologie from 1893 to 1914“, in: RIS, 3, 1967, 21). Quant à la comparaison avec L’Année, Duprat l’insinuera en 1922: „La ‚Revue internationale de Sociolo- 39 Dossier gie‘, non éclectique, mais accueillante, vaut plus encore par les analyses d’ouvrages que nous nous efforçons de faire substantielles et objectives, documentaires et impartiales, que par les mémoires originaux, qui manquent fatalement d’unité. A ce point de vue l’‚Année sociologique‘, disparue depuis 1912, constituait […] un recueil d’analyses précieux“ (Duprat 1922a: 339). 15 Cf. Claude Blanckaert: La nature de la société. Organicisme et sciences sociales au XIX e siècle, Paris, L’Harmattan, 2004: 50ssq.; Dominique Guillo: „La place de la biologie dans les premiers textes de Durkheim: un paradigme oublié? “, in: Revue française de sociologie, 47, 2006, 516-528. 16 Emile Durkheim: De la division du travail social, Paris, Puf, 1994, 356, 348, 364. 17 Emile Durkheim: Leçons de sociologie, Paris, Puf, 1995: resp. 141, 136, 129. 18 Ibid., 135, 138, 141. 19 Massimo Borlandi: „Duprat, Guillaume Léonce, 1872-1956“, in: ibid. & alii (ed.), Dictionnaire de la pensée sociologique, Paris, Puf, 194. 20 Fait révélateur, certaines biographies présentent Duprat comme „professeur d’université en France de 1896 à 1922“ ou du moins comme chargé de cours „an der Univ. Aix-Marseille“, un poste qu’à son grand courroux il n’a jamais occupé (cf. N. N.: „In Memoriam. Guillaume Léonce Duprat“, in: Actes du XVII e Congrès International de Sociologie, vol. 2., 1958, Meisenheim: Hain, 787; Heinz Maus: „Duprat, G. L.“, in: Wilhelm Bernsdorf (ed.), Internationales Soziologenlexikon, Stuttgart: Enke Verlag, 1959, 129; André Sapaly, l. c., 38). C’est d’ailleurs par réaction que Duprat publie en 1912 „L’Université de France au point de vue sociologique“. Il faut „détruire notre mandarinat“, cette „soumission aux idées d’un maître, pontife du moment“ qui conduit regrettablement à exclure des facultés „tant de chercheurs à l’esprit original“ (Duprat 1912: 489ssq.). Le type du mandarin orgueilleux et sans esprit pratique que Duprat développera à partir de cette date s’inspirera toujours plus de la figure de Durkheim. 21 Lors d’une polémique comme il y en eut tant, un élève de Duprat, Eugène Dérobert, commentait: „Depuis plus de 40 ans, M. Duprat lutte contre les doctrines de Durkheim […] dont il a, à maintes reprises, démontré l’insuffisance. Ce qu’il reprochait à Durkheim, c’était sa conception trop mécaniste de la société. Il fut, en France, l’un de ses plus rudes adversaires, et si Durkheim a évolué jusqu’à admettre que ‚la société est le foyer d’une vie morale‘, peut-être faut-il chercher dans cette évolution l’influence de M. Duprat“ (Gazette de Lausanne, 14.VI.1930: 1). 22 Cf. Duprat 1903: 925; 1926a: 138; 1929: 538; 1932a: 110sq. 23 „Le besoin de sciences sociales positives, mais servant de base à des théories normatives“, écrivait-il en 1926, „se fait sentir d’autant plus vivement que la marasme de la société contemporaine est plus grand, que les anciennes méthodes des plus célèbres hommes d’Etat et pasteurs des peuples paraissent avoir fait faillite, que la vie matérielle et politique des grandes nations, devenues plus étroitement solidaires pose des problèmes nouveaux d’organisation ‚mondiale‘“ (Duprat 1926b: 1). 24 Les procès-verbaux de la faculté d’avant 1925 ayant disparu, on ignore à quand remontent les pourparlers et qui en furent les artisans. Au mieux sait-on que la succession de Louis-Théodore Wuarin, qui occupait la chaire de sociologie, d’économie sociale et de systèmes politiques depuis 1886 „fut difficile à régler“ (Paul-Edmond Martin: Histoire de l’Université de Genève, t. 4 (1914 à 1956), Genève, Georg & Cie, 1958, 67). Inaugurée en 1915, la Faculté de Sciences économiques et sociales genevoise était jeune, et les enjeux nombreux. Au début, on pensait „diviser la chaire en deux, Sociologie et Economie sociale“, mais des „divergences“ apparurent (ibid.: 67sq.), opposant semble-t-il Wua- 40 Dossier rin, qui souhaitait maintenir l’unité de sa chaire, et l’économiste Liebmann Hersch. Wuarin, membre de l’Institut International de Sociologie de la première heure, a-t-il cherché conseil auprès de Worms afin de désigner son successeur? La tournure que prirent les événements à partir du 21 octobre 1921, date où il atteignait la limite d’âge, est du moins intrigante. Presque un mois jour pour jour après son départ, Duprat est invité à tenir deux conférences publiques à la Faculté de Genève. Intitulées „la Sociologie d’après les travaux de Durckheim, Tarde, René Worms et Lévy-Bruhl“ puis „le Facteur psychologique en sociologie“ (Journal de Genève, 22 & 23.XI.1921: 6 & 5). Dire qu’il y annonçait la fin de l’Ecole durkheimienne est un truisme. Les „conclusions de la prétendue ‚science‘ des sociologistes ne s’imposent pas à nous“ concluait Duprat. „Le sociologisme de MM. Fauconnet, Bouglé, Halbwachs, Mauss, n’est pas […] l’unique et vraie sociologie. Nous avons le droit d’affirmer la possibilité et même l’existence d’une sociologie qui n’aboutit pas du tout aux mêmes conclusions en matière juridique, morale et politique“ (Duprat 1922b: 479sq.). Son discours fit mouche. Un mois plus tard, le 21 décembre 1921, un compromis fut trouvé et la succession de Wuarin réglée avant que la Faculté, entérinant l’option d’une seule chaire de sociologie et d’économie sociale, n’ouvre l’inscription en juin 1922. Duprat était nommé dès le 20 juillet. Côté français, l’administration ne fit aucune difficulté à mettre Duprat à la disposition du Ministre des Affaires étrangères pour occuper la chaire. Un ultime esclandre avec l’évêque d’Agen, où il enseignait depuis 1919, avait mis le Recteur dans une position délicate. Un déplacement - le 7 e en 25 ans - s’imposait de toutes façons. 25 Journal de Genève, 29.X.1922: 6. 26 Cf. Erhard Stölting: Akademische Soziologie in der Weimarer Republik, Berlin, Duncker & Humblot, 1986, 63, 66. 27 Cf. von Wiese à Tönnies, 3.XII.1923 & Tönnies à Cosentini, 3.VII.1921; Nachlaß Tönnies, SHLB Kiel. En ce qui concerne la France, l’hésitation de Tönnies sera d’autant plus grande que les relations entre la DGS et l’IIS avaient déjà une longue histoire assez tumultueuse (cf. Cécile Rol: „Die Soziologie, faute de mieux“, in: ibid. (ed.): Soziologie als Möglichkeit, Wiesbaden, VS Verlag für Sozialwissenschaften, 2009, 367-400). 28 Gottfried Salomon: „Vorrede des Herausgebers“, in: Jahrbuch für Soziologie, 1, 1925, 1. 29 „Soyons donc pratiques“, s’exclamait Duprat. „Les Ecoles, les doctrines, les systèmes, nous divisent: ignorons-les. En biologie, les querelles acerbes entre vitalistes, animistes, organicistes, partisans et adversaires du finalisme, pourraient aisément renaître: on les élude, en réduisant au minimum la part faite aux théories générales dans la plupart des hypothèses et des observations. C’est la condition même d’une collaboration intellectuelle féconde. Nous ferons de même en sociologie […]“ (Duprat 1931a: 172). 30 Dans son compte-rendu du dernier congrès de 1927, Sée avait mis l’IIS en garde. „Certaines des communications ont été de purs plaidoyers politiques: par exemple de M. Francesco da Luca, pour le fascisme italien, et de M. Eduardo Sanz y Escartin, pour la dictature de Primo de Rivera“, déplorant que Gaston Richard „trouve naturelle cette incursion sur le terrain politique“ (Henri Sée: „L’autorité et la hiérarchie“, in: Revue historique, 160, 1929, 166). Il est certain que Duprat, qui s’était rapproché du christianisme social, partageait avec son „éminent ami“ Gaston Richard et l’inquiétude suscitée par les événements russes, et le souci de préserver une spécificité éthico-religieuse européenne. En revanche, jamais il n’avalisera comme le fit Richard les dictatures italienne ou espagnole au nom d’une „résistance à la révolution sociale“ menaçant l’avenir de „l’humanité civilisée“ (AIIS 1928: 349). Au contraire, Duprat en appelait à „un enthousiasme quasi-révolutionnaire“ capable de „briser la résistance des forces nationalistes actuelle- 41 Dossier ment prédominantes en bien des pays“ (Duprat 1924b: 16sq.). Pour une critique explicite du fascisme et de la dictature de de Rivera, cf. Duprat (Duprat 1931b: 21sq.). 31 Duprat à Tönnies, lettre du 15.X.1928, Nachlaß Tönnies, SHLB Kiel. 32 Duprat à Tönnies, lettre du 15.XII.1927, Nachlaß Tönnies, SHLB Kiel. 33 Duprat à von Wiese, lettres du 5.II.1929 et du 15.IV.1929, Nachlaß Tönnies, SHLB Kiel. 34 Resp. Journal de Genève, 14.X.1930: 4; RIS 1931: 5. 35 Blanckaert, op. cit., 64. Cf. aussi Duprat 1930: 24. 36 Jounal de Genève, 22.VI.1931: 3. 37 Journal de Genève, 2.VI.1931: 6. 38 Franz Borkenau: „Gründer der Soziologie“, in: Zeitschrift für Sozialforschung, 1, 412. 39 L’hiver 1930/ 31, étrangement lors de conférences faites à la Communauté israélite de Genève, Duprat critiquait la théorie sociale de Durkheim ainsi: „l’individualisme français, l’anarchisme proudhonien, sont quasi-inconcevables pour ceux qui n’ont pas perdu l’habitude d’identifier leur Dieu et son peuple“ (Duprat 1933: 229, 255, 269). 40 von Wiese à Duprat, lettres du 9.II.1934 et du 22.III.1934 - 4J/ 738, Archives Départementales de la Gironde. 41 Les listes de l’IIS sont opaques. En 1932, elles mentionnent 37 germanophones: J. Makarewicz, W. Ostwald; K. Breysig, E. Lederer, F. Oppenheimer, W. Sombart, F. Tönnies, A. Vierkandt, A. Weber, L. von Wiese; M. Adler, G. Briefs, C. Brinkmann, K. Dunkmann, C. Eckert, L. Elster, F. Eulenburg, H. Freyer, T. Geiger, F. von Gottl-Ottlilienfeld, C. Grünberg, A. Günther, H. Herkner, L. Heyde, G. Jahn, H. Kelsen, F. K. Mann, K. Mannheim, A. Meusel, K. Pribram, G. Salomon, C. Schmitt, H. L. Stoltenberg, W. Vleugels, H. Waentig, A. Walther, R. Wilbrandt (Duprat à Salomon, [fin 1932], G. Salomon-Delatour Papers, IISG Amsterdam). 42 Cf. Stölting, op. cit, 69. 43 L’hostilité de Duprat à ce mouvement fut de notoriété publique, et les jeunes de l’Action française le lui rendront bien. „N’a-t-il pas, très récemment, consacré un cours entier, d’une heure à vilipender l’Action française et à salir les anciens combattants? N’a-t-il pas osé, en pleine chaire, injurier grossièrement Léon Daudet, traiter les camelots du Roi et les Etudiants d’A. F. de ‚pauvres imbéciles‘ et les professeurs de la Faculté de droit de Paris de ‚pauvres idiots‘? “. L’auteur anonyme concluait menaçant: „on peut se revoir, n’est-ce pas...“ (XXX: „Mauvaise exportation“, in: L’Etudiant français. Organe mensuel de la Fédération nationale des étudiants d'Action française, 10.V.1934, 5). 44 von Wiese à Duprat, lettre du 3.I.1934, 4J/ 738 - Archives Départementales de la Gironde. 45 Suite au congrès de 1933, Duprat parlera de conclusions „adoptées à l’unanimité“, la position dominante allant à la relativité des prévisions sociologiques. Mais les débats furent tendus. Sur la critique de Horkheimer entre prévision et prédiction, cf. Max Horkheimer: Gesammelte Schriften. Bd. 3, hg. v. A. Schmidt. Frankfurt/ Main, Fischer, 151. 46 Lorsqu’elle publie l’article de Duprat sur le judaïsme, la RIS est ainsi très embarrassée, exhortant le lecteur à le lire „attentivement jusqu’au bout“ car „le libéralisme des conclusions ne peut déplaire à ceux que l’antisémitisme froisse et inquiète“ (Duprat 1933: 229). Elle ne fut pas la seule à pointer du doigt ces difficultés: il y eut aussi du grabuge à la faculté genevoise suite „au cours de M. Duprat et à sa brochure ‚Judaïsme et Nationalisme‘“. Outre les réprimandes de l’Instruction Publique, les procès-verbaux de la faculté évoquent „la plainte de deux Messieurs“ sans que celles-ci soient reproduites (fonds n° 1985/ 1/ 119: PV. de la faculté SES 1931-1941: 61 - Archives de l’Université de Genève). L’incident ne semblait toujours pas clos le 15 juillet 1935, et Duprat, s’estimant insuffi- 42 Dossier samment soutenu par sa hiérarchie, réagira en boycottant son service et les réunions de la faculté (ibid.: 99). 47 Cf. Dirk Käsler: Soziologische Abenteuer, Opladen, Westdeutscher Verlag, 1985, 132. 48 N. N.: „XII e Congrès international de sociologie“, in: Revue de Métaphysique et de Morale, 43, 1, 1936, 18sq. 49 Duprat le concèdera de manière elliptique à Bastide, „je tiens à vous rassurer quant à mon orientation personnelle qui ne peut guère être décelée par ce que j’ai écrit au point de vue sociologique en politique: je doute que vous puissiez être plus ‚à gauche‘ que moi; mais quand on est tenu de dépouiller tout parti-pris, on exagère parfois les critiques dirigées contre les formes auxquelles on est le plus attaché. Si nous avions l’occasion de causer un peu longuement, je crois que nous nous trouverions en parfait accord“ (Duprat à Bastide, 20.VI.1936, BST2. C2-01 - IMEC, St-Germain-la-Blanche-Herbe). 50 Peter Schöttler: „Marc Bloch et le XIV e Congrès international de sociologie, Bucarest, août 1939“, in: Genèses, 20, 1995, 145. 51 Hans Lorenz Stoltenberg: „Duprat. Esquisse d’un traité de sociologie“, in: Weltwirtschaftliches Archiv, 49, 1939, 49sq. 52 Gottfried Salomon: „A propos des sociologies de la guerre“, in: RIS, 46, 1938, 438sq. 53 Roger Girod: „Guillaume-Léonce Duprat (1872-1956)“, in: Histoire de l’Université de Genève, Annexes, Genève, Librairie de l’Université, 1959, 147. 54 Lorsque Gurvitch fonde sa revue en 1946, L’Année sociologique n’était pas un référent: „Pour trouver une analogie aux Cahiers Internationaux de Sociologie dans le passé, il faudrait penser à la Revue Internationale de Sociologie, fondée par René Worms en 1893, reprise par Gaston Richard en 1926, et disparue avant la seconde guerre mondiale“ (Paul Kahn: „Les Cahiers internationaux de sociologie“, in: Annales. Economies, Sociétés, Civilisations, 3, 1948, 376). Sur l’ambivalence de Gurvitch entre l’ISA et l’IIS cf. Christian Papilloud, Cécile Rol: „Rapport éditorial“, in: Georges Gurvitch, Ecrits allemands III. Sociologie, Paris, L’Harmattan, 136-143. 55 Jeanne Duprat: „L’autorité politique dans les démocraties“, in: Archives de Philosophie du Droit et de Sociologie juridique, 9, 1939, 174sq. 56 Bock, l. c., 298. 57 Resp. Le Blanc, l. c., 51; Remarques de l’Inspecteur d’académie du 16.III.1921, AN - F17/ 23758. Resümee: Cécile Rol, Guillaume-Léonce Duprat (1872-1956), l’Institut International de Sociologie et l’Allemagne dans l’entre-deux-guerres untersucht die Wiederaufnahme der deutsch-französischen Beziehungen in der Soziologie der Zwischenkriegszeit am Beispiel des Institut International de Sociologie und des von Duprat initiierten Programms einer Erneuerung soziologischer Kooperation. Die Fallstudie setzt sich zum Ziel, den erstrebten Transnationalismus in der Soziologie zu differenzieren und in zweierlei Hinsicht mit den intellektuellen Prägungen Duprats in Beziehung zu setzen. Zum einen sah er sich generationell vor die gleiche weitgehende Identität der Durkheimschen mit der „französischen“ Schule der Soziologie gestellt, wie dies bei von Wiese im Verhältnis zu Simmel und der deutschen formalen Soziologie der Fall war. Zum anderen verdient die gesellschaftliche Beziehungsebene analytische Beachtung. Seine aktiven oder ideellen Beziehungen zur Freimaurer-Bewegung erfordern mindestens die Aufmerksamkeit, die sonst meist nur den politischen, institutionellen und konfessionellen Faktoren zugeschrieben werden.