eJournals lendemains 36/142-143

lendemains
0170-3803
2941-0843
Narr Verlag Tübingen
Es handelt sich um einen Open-Access-Artikel der unter den Bedingungen der Lizenz CC by 4.0 veröffentlicht wurde.http://creativecommons.org/licenses/by/4.0/
2011
36142-143

Une littérature de risques ou les risques de la modernité? A propos du premier roman de Michel Houellebecq Extension du domaine de la lutte

2011
Wolfgang Asholt
ldm36142-1430018
16 Dossier ‘de Houellebecq’, ou examinent simplement une relation ‘avec Houellebecq’, sans parler de ‘et Houellebecq’. Néanmoins, il émerge dans ce même volume la nouvelle tendance de la recherche sur Houellebecq qui s’occupe moins de l’homme et plus des œuvres voire de ses romans. Voir p. ex. les études de Sandra Berger: „Les discours (pseudo-) scientifiques dans l’œuvre houellebecquienne“ et de Sébastien Sacré: „Désirs frustrés, aliénation et souci d’autrui: les rapports de l’éthique et de la morale dans les romans de Michel Houellebecq“. 14 Voir Rita Schober: „Weltsicht und Realismus in Michel Houellebecqs utopischem Roman Les Particules élémentaires“, dans: RZLG 25 (2001), 177-211; idem: Auf dem Prüfstand: Zola - Houellebecq - Klemperer, Berlin 2003; idem: „Vision du monde et théorie du roman, concepts opératoires des romans de Michel Houellebecq“, dans: Le roman français au tournant du XXI e siècle, dir. Par Bruno Blanckeman et al. Paris 2004, 505-515, et Wolfgang Asholt: „Die Rückkehr zum Realismus? Ecritures du quotidien bei François Bon und Michel Houellebecq“, dans: Der französischsprachige Roman heute: Theorie des Romans - Roman der Theorie in Frankreich und der Francophonie, dir. par Andreas Gelz/ Ottmat Ette, Tübingen 2002, 93-110, et idem: Deux retours au réalisme? , op. cit. 15 Voir p. ex. George Chabert: „Michel Houellebecq, lecteur d’Auguste Comte“, dans: Revue Romane 37, 3 (2002), 187-204, Walburga Hülk: „Mythographien des Lebens 1900-2000. Zolas ‘Docteur Pascal’ und Houellebecqs ‘Les Particules élémentaires’“, dans: Walburga Hülk, Anne Amend, Kirsten Dickhaut et al. (eds.): Das Schöne im Wirklichen - Das Wirkliche im Schönen. Festschrift für Dietmar Rieger, Heidelberg 2002, 423-431; Sandra Berger: „Comment les choses en étaient arrivées là? - Michel Houellebecq et la morale“, dans: Lendemains 32 (2007), 136-143; Julia Pröll: Das Menschenbild im Werk Michel Houellebecqs. Die Möglichkeit existenzorientierten Schreibens nach Sartre und Camus. München 2007; Aurélien Bellanger: Houellebecq écrivain romantique. Paris 2010. 16 Voir Jörn Steigerwald: „(Post-)Moralistisches Erzählen: Michel Houellebecqs Particules élémentaires“, dans: Lendemains 138/ 139 (2010), 191-208. 17 Voir pour les deux approches diverses des nouveaux romanciers d’Honoré de Balzac et du réalisme Alain Robbe-Grillet: Pour un nouveau roman. Paris 1963 et Michel Butor: Répertoire I. Paris 1960. 18 Voir De la publication, entre Renaissance et Lumières, dir. par Christian Jouhaud/ Alain Viala. Paris 2002. 19 Même si quelques protagonistes des romans houellebecquiens portent le nom ‘Michel’, à savoir le frère scientifique des Particules élémentaires et le narrateur-protagoniste de Plateforme, tous ces récits sont désignés comme des romans et non pas comme des autofictions. 20 Michel Houellebecq, Bernard-Henri Lévy: Ennemis publics, Paris 2008. 21 Voir Helmut Lethen: Neue Sachlichkeit 1924-1932. Studien zur Literatur des Weißen Sozialismus. Stuttgart 1975; idem: Verhaltenslehren der Kälte. Lebensversuche zwischen den Kriegen. Frankfurt/ Main 1994; Sabina Becker: Neue Sachlichkeit, 2 Vol. Köln 2000. 22 Voir Dominique Viart, Bruno Vercier (eds.): La littérature française au présent. Héritage, modernité, mutations. Paris 2008. 23 Ibid., 211. 24 Ainsi le titre du sous-chapitre traitant entre autres de Houellebecq, 346-364. 25 Ibid., 230: „le profond mal-être qui traverse le corps social peut être traité par certains écrivains, Michel Houellebecq entre autres, avec cynisme […]. D’autres en revanche tentent une écoute plus généreuse.“ 26 Ibid., 346-364. 17 Dossier 27 Pour une discussion des normes dans le roman français contemporain voir Wolfgang Asholt, Marc Dambre (eds.): Un retour des normes romanesques dans la littérature contemporaine. Paris 2010. 28 Voir p. ex.: „L’une des grandes caractéristiques du ‘réalisme’ était de porter un regard informé sur le réel et d’inscrire celui-là dans une réflexion sous-jacente. Il y a chez Balzac, chez Zola, comme dans le ‘réalisme social’, une ‘idéologie’ du réel. C’est ce dont la littérature contemporaine entend se dépouiller.“ Dominique Viart, Bruno Vercier (eds.): La littérature française, 220. 29 Wolfgang Asholt: Deux retours au réalisme? , op. cit., 53. 30 Bruno Blanckeman: „Le souci de société (sur quelques écritures néoréalistes)“, dans: Michel Collomb (ed.): L’Empreinte du social dans le roman depuis 1980, Montpellier 2005, 25-34, 28. 31 Ibid., 29-30. Il approche Houellebecq même de la recherche formelle qui marque des textes comme Penser / / classer de Georges Perec. 32 Houellebecq: La carte et le territoire, Paris, 2010, 141. 33 Ibid., 141. 34 Ibid., 142. 35 Ibid., 143. 36 Néanmoins, il faut le dire, Robbe-Grillet se sert de Balzac dans sa collection d’essais Pour un nouveau roman pour s’opposer aux romans de Jean-Paul Sartre, surtout à La nausée, car selon lui, ces romans existentialistes ne peuvent pas être considérés comme des fictions, mais comme des romans à thèse. 37 Stephen Daedalus explique sa position - et non pas sa théorie - esthétique et son concept de l’‘epiphany’ la première fois après avoir entendu une conversation simple d’un couple amoureux (The portrait, chapitre 4) et la déploie encore plus précisément en discutant le statut d’une chaise pour la connaissance de l’homme („Is a chair finely made tragic or comic? “ (idem, chapitre 5). Voir aussi Zack Bowen: „Joyce and the Epiphany Concept: A New Approach“, dans: Journal of Modern Literature, Vol. 9, N° 1 (1981-1982), 103-114 et John McGowan: „From Pater to Wilde to Joyce: Modernist Epiphany and the Soulful Self“, dans: Texas Studies in Literature and Language, Vol. 32, N° 3, Artistic Tensions: Tradition, Society, Memory, and Gender (FALL 1990), 417-445. 38 Voir surtout l’essai Balzac et la réalité de Michel Butor, publié pour la première fois en 1959, puis intégré dans la collection d’essais Répertoires I en 1960. 39 Voir p. ex. Emily Zants: „The Relation of Epiphany to Description in the Modern French Novel“, dans: Comparative Literature Studies, Vol. 5, N° 3 (Sept. 1968), 317-328. 18 Dossier Wolfgang Asholt Une littérature de risques ou les risques de la modernité? A propos du premier roman de Michel Houellebecq Extension du domaine de la lutte „La littérature de l’étrange, de l’horreur et du surnaturel lance un tonitruant NON au monde tel qu’il est et à la réalité telle que le monde voudrait qu’elle soit.“ 1 (Stephen King) En 1994 paraît le premier roman de Michel Houellebecq, Extension du domaine de la lutte (EdL), chez Maurice Nadeau et en 1998 son deuxième roman, Les particules élémentaires (PE), chez Flammarion. Si encore dans cette année même paraît un article consacré à l’auteur et à son œuvre dans la revue de référence en sciences humaines qu’est Le Débat, introduit par un commentaire de la rédaction, donc de Pierre Nora lui-même, c’est un signe qu’il ne s’agit pas d’un début romanesque ordinaire. Houellebecq semble avoir réussi à se faire remarquer par l’opinion publique à un tel degré que cela vaut la peine pour cette revue de lui consacrer un article et ce faisant à la littérature: „Il arrive que la littérature en dise plus sur l’esprit du temps et sur le mouvement de la société que bien des ouvrages de sociologie. Ce qui justifie qu’une revue, dont l’objet n’est ni la littérature ni la critique littéraire, en traite, à sa manière. Le Débat“ 2 Ecrire en tant que revue de sciences humaines en 1998 „Il arrive que…“, donc accorder à la littérature un savoir de/ sur la société qui va plus loin ou voit plus clair que les disciplines respectives, donc „histoire, politique, société“, sous-titre du Débat, fut à ce moment plus exceptionnel (ou plus anachronique) que ce ne l’est aujourd’hui. Paul Ricœur avait déjà constaté au cours des années 1980 concernant les relations entre littérature et histoire: „l’intentionnalité historique ne s’effectue qu’en incorporant à sa visée les ressources de fictionnalisation relevant de l’imaginaire narratif, tandis que l’intentionnalité du récit de fiction ne produit ses effets de détection et de transformation de l’agir et du pâtir qu’en assumant symétriquement les ressources d’historicisation que lui offrent les tentatives de reconstruction du passé effectif.“, pour en tirer la conclusion: „Le quasi-passé de la fiction devient ainsi le détecteur des possibles enfouis dans le passé effectif“, 3 mais à ce moment l’idéal de l’autonomie et de l’autoréférentialité régnait encore à tel point dans les études littéraires que la littérature même ne voulait pas reconnaître ses propres capacités et c’est encore partiellement le cas une dizaine d’années plus tard, quand paraît la critique du Débat. Depuis le début des années 2000, la situation semble changée. Il me semble significatif qu’en 2008 les sociologues et géographes David Lewis, Dennis Rodgers et Michael Woolcock (London School of Economics et Banque mondiale) aient pu publier un article voulant 19 Dossier montrer que la littérature peut avoir un savoir spécifique sur leurs sujets scientifiques. Dans leur article, „The Fiction of development: Literary representation as a source of authoritative knowledge“, qui a eu un certain retentissement, ils arrivent à la conclusion: „Many of the fictional accounts of developmental-related issues which exist […] may sometimes do a ‘better’ job in conveying complex understandings of development in certain respects.“ 4 Et les débats autour de la conception des études littéraires comme sciences de la vie (Literaturwissenschaft als Lebenswissenschaft), lancés depuis 2007 par un article d’Ottmar Ette 5 ont montré que la littérature possède une capacité extraordinaire de développer un tel savoir, comme en témoigne aussi dernièrement d’une autre manière le livre de Dominique Rabaté: Le roman et le sens de la vie. Je vais revenir à cette perspective dans l’appréciation du roman de Houellebecq. 6 Il est donc de nouveau possible de proclamer que la littérature en dit plus sur l’esprit du temps et sur le mouvement de la société que bien des ouvrages de sociologie ou d’histoire. Cette découverte de la compétence et du savoir de la littérature par la critique littéraire est précédée par des changements importants dans le champ littéraire en France. Il est caractéristique que nombre de travaux ont été consacrés depuis une quinzaine d’années aux changements intervenus dans le champ romanesque à partir du début des années 1980, constatant un „retour au récit“, et après les „jeux formels“ des années 1960 et 1970 se manifeste de nouveau un intérêt pour le „réel“ qui avait déserté la littérature. De l’autre côté, on observe le phénomène que depuis la parution des PE, les études consacrées à Houellebecq augmentent presque exponentiellement. 7 Il est cependant significatif que les études consacrées aux changements littéraires des trente dernières années ne s’occupent qu’anecdotiquement ou de manière marginale et parfois plutôt gênée de Houellebecq et que les travaux consacrés à Houellebecq n’essaient presque jamais de le situer dans les champs romanesques de son époque. Il en résulte que la singularité de l’auteur et de son œuvre est ainsi soulignée des deux côtés, ce qui ne peut que servir la stylisation de l’auteur comme figure de scandale et de son œuvre comme scandaleuse et hors des mesures valables pour le reste de la littérature. Et pourtant, ce que Le Débat soulignait comme l’exceptionnalité de Houellebecq (Il arrive que…) représente plutôt une tendance générale du roman contemporain qu’il ne renvoie à une singularité de l’œuvre romanesque de notre auteur. Si Dominique Viart distingue dans sa Littérature française au présent trois courants majeurs dans le roman contemporain (Les écritures de soi; Ecrire l’histoire; Ecrire le monde) et si le troisième courant est fortement imprégné par ce qu’il appelle „Ecrire le réel“, Houellebecq participe certainement à cette tendance, même si les pages qui lui sont consacrées sont réunies sous le titre „Cyniques, pamphlétaires et imprécateurs“. 8 Si le narrateur de l’EdL est désigné par Viart comme „observateur désabusé d’un monde dominé par le matérialisme économique et régi par des rapports de consommation“ et si celui-ci „constate que le sexe a pris la place du sentiment“ 9 il est clair que ce narrateur décrit le monde et que c’est une écriture du réel, indépendamment de l’exactitude de l’observation et de la vérité, notion reven- 20 Dossier diquée par Houellebecq, et qu’il présente un constat concernant l’esprit du temps et le mouvement de la société (Le Débat). Le diagnostic par ce narrateur d’une société de plus en plus et incurablement malade est partagé par nombre de narrateurs d’autres auteurs romanesques (voir „Le réel malade“ chez Viard 10 ). Viard voit la spécificité de Houellebecq dans son „cynisme“, mais il n’est pas sûr que ce cynisme ne cache pas une certaine sentimentalité et une tendance à l’autocompassion. La singularité de Houellebecq est donc moins à voir dans une lucidité exceptionnelle vis-à-vis de notre époque - d’autres découvrent un esprit du temps analogue et constatent une perspective analogue du mouvement de la société. Ce qui fait de Michel Houellebecq un cas exceptionnel de la littérature contemporaine est plutôt l’amalgame de la dimension sociale avec celle de la sexualité, développant une perspective inconnue ou étonnante sur la vie quotidienne d’aujourd’hui et un amalgame de postures romanesques, esthétiques et quasi-philosophiques souvent inconciliables qu’il serait inadéquat de décrire par des formules comme l’intertextualité. Je vais donc dans une première phase me consacrer à la dimension sociale du premier roman de Houellebecq pour analyser ensuite les postures littéraires développées par cette œuvre pour voir finalement si elle nous donne accès à un savoir de la vie (quotidienne) peu ou pas abordé dans le reste de la littérature et les sciences humaines et en quoi consiste le scandale (littéraire, esthétique et moral) déclenché par ce roman. 1. Cynisme social ou en dire plus que la sociologie? Nombre de chapitres des trois parties du roman sont partiellement ou intégralement consacrés à la situation sociale contemporaine, même s’il s’agit d’un milieu finalement limité: le monde des cadres moyens des entreprises informatiques (vente et après-vente). Le choix de ce milieu spécifique présente deux avantages: en situant son narrateur dans ce milieu professionnel, l’auteur peut se référer à ses propres connaissances, ce qui a pour conséquence un narrateur homoet parfois autodiégétique, et du côté de la réception, les lecteurs de 1994 apprécient ce milieu à juste raison comme celui de l’avenir, lui accordant ainsi une certaine représentativité. La plupart des chapitres abordant la situation sociale contemporaine se situent dans ce monde professionnel spécifique, partiellement déjà avec le chapitre d’ouverture, 11 mais largement à partir du chapitre 4 de la première partie („Bernard, oh Bernard“). Souvent avec des chapitres consacrés à des cas individuels qui en plus portent en général les noms des collègues de travail d’Houellebecq dans la section informatique du ministère de l’agriculture, ce qui renforce l’ambiguïté entre les narrateurs autoet homodiégétiques, le narrateur crée l’illusion d’une synthèse sociale de ce milieu. Le chapitre dédié à Bernard montre l’informaticien qui s’identifie complètement avec son travail; celui qui porte le titre „Catherine, petite Catherine“ (chap. 7) en donne la version féminine qui en plus est 21 Dossier sexuellement frustrée, et le troisième chapitre avec un nom réel, „Les degrés de liberté selon J.-Y. Fréhaut“ (chap. 10) aborde l’idéologie d’un monde complètement informatisé, rendant possible une infinité d’interconnexions et donc „le maximum de libertés“ (46). Il est à noter que le narrateur appelle un chat un chat: il utilise les noms de personnes que Houellebecq a réellement rencontrées dans son travail et n’hésite pas, par exemple avec Catherine Lechardoy, à évoquer des détails physiques désavantageux („En plus des dents gâtées elle a des cheveux ternes […] Pas de seins ni de fesses perceptibles. Dieu n’a vraiment pas été très gentil avec elle.“ (33)) et à montrer toute l’étendue de sa solitude sociale et sentimentale. Ces situations sociales individualisées sont complétées et élargies par des chapitres consacrés à des réunions de travail, produisant une image tout aussi désastreuse mais plus représentative. Qu’il s’agisse d’une réunion au ministère de l’agriculture (chap. 9), des pots de départ d’un collègue (chap. 10 et chap. 11) ou d’une réunion à la direction départementale de l’agriculture, chaque fois la pauvreté du niveau des sujets abordés et de leur discussion est à la hauteur de l’insipidité des personnages présents. Le cas de figure emblématique, à côté de Catherine Lechardoy, est celui de Raphaël Tisserand, la figure centrale de la deuxième partie du roman, présenté aussi bien de manière individualisée que lors de réunions de travail, et dont la vie, les échecs et le quasi-suicide personnifient le théorème de l’extension du domaine de la lutte vers la vie sexuelle. En général, la réalité sociale se réduit au monde du travail, à l’exception du narrateur. En ce qui le concerne, nous le rencontrons à plusieurs moments brièvement dans la quotidienneté de sa vie privée, souvent le dimanche („Plus tard dans la soirée, ma solitude devint douloureusement tangible“ (13) ou „La journée était douce, mais un peu triste, comme souvent le dimanche à Paris […]“ [147]). Ce quotidien privé se situe surtout dans la troisième partie du roman, car le protagoniste-narrateur ne travaille plus. Le décalage temporel entre l’avant-dernier et le dernier chapitre du roman n’a pas la même valeur que celui à la fin de L’Education sentimentale, mais le fait que, sur la vie du narrateur entre la sortie, un 26 mai, de la clinique psychiatrique à la fin du chapitre 5 („Pour le reste c’était, désormais, à moi de me prendre en charge.“ [175]) et le début du chapitre 6: „Le 20 juin de la même année, je me suis levé à six heures“ (176), nous n’apprenons littéralement rien, confirme qu’une vie privée en tant que telle n’existe pas; à une exception près. Cette exception est liée au séjour dans l’hôpital de Rouen après l’accident de la péricardite qui a lieu après un week-end passé dans la ville normande (voir plus bas). L’ouvrier qui partage la chambre d’hôpital du narrateur et qui reçoit la visite de sa femme présente l’exemple d’une autre vie, certes anachronique et seulement encore possible en province: „J’ai vu sa femme, elle avait l’air très gentille; ils en étaient même touchants, de s’aimer comme ça, à cinquante ans passés.“ (90). Le narrateur vit pour la première fois dans une sorte de communauté: „je voyais les gens autour de moi qui bavardaient, qui se racontaient leurs maladies avec cet intérêt fébrile, cette délectation qui paraît toujours un peu indécente à ceux qui sont en bonne santé; je voyais aussi leurs familles, en visite.“ (89). Bref, l’hôpital 22 Dossier se révèle être un lieu exemplaire de communication sociale, et les adieux entre l’ouvrier et le narrateur, qui peut enfin quitter l’hôpital pour rentrer à Paris, sont presque touchants. Qu’une vie sociale ‘normale’ ne puisse plus avoir lieu qu’à l’hôpital, au moins pour le protagoniste, en dit presque plus long sur sa situation sociale que ses expériences professionnelles ou privées. Et l’hôpital, où tout est pris en charge („il abdiquait toute volonté, il déposait son corps, ravi, entre les mains de la science. Du moment où tout était organisé.“ (90)) représente en même temps une préfiguration de la société future des PE, résolvant les contradictions individuelles et sociales. Le contre-modèle social de l’hôpital, qui en relativise la représentativité, se situe aussi à Rouen. C’est d’un côté la mort d’un client dans le libre service des Nouvelles Galeries, une mort peu digne qui n’empêche pas que les affaires continuent et quand le mort est sorti du magasin, il ressemble à une marchandise enveloppée. Cette perspective économique est généralisée sur le plan social et urbanistique dans le chapitre dédié au „Jeu de la Place du Vieux-Marché“ (Deuxième partie, chap. 3), un samedi après-midi. Le champ sémantique „observer - observation“ plusieurs fois répété montre que le narrateur entreprend une enquête sur le terrain. Le constat est sans appel: non seulement „Tout est sale, crasseux, mal entretenu, gâché par la présence permanente des voitures, le bruit, la pollution.“ (79), pire encore: „J’ai observé ensuite que tous ces gens semblent satisfaits d’eux-mêmes et de l’univers; c’est étonnant, voire un peu effrayant. […] „ tous communient dans la certitude de passer un agréable après-midi, essentiellement dévolu à la consommation, et par là même de contribuer au raffermissement de leur être.“ (81) Il n’est pas étonnant que le narrateur observe aussi sa différence par rapport à ce comportement collectif, régi par la marchandisation des relations humaines. Mais vu sa propre situation, cette observation renforce encore le constat de vivre dans une société sans perspective et sans issue: la réaction individuelle est la péricardite du lundi suivant, donc une maladie quasi-bénigne, accompagnée des symptômes d’un infarctus. Aussi bien l’individu que la société représentent donc tous les symptômes d’une maladie généralisée, et, à la différence de la péricardite, ce n’est pas une maladie dont on ne peut pas mourir. Cette pathologie sociale et individuelle renvoie implicitement au modèle du naturalisme zolien et à sa base „scientifique“ de la médecine expérimentale. Bien sûr, Houellebecq ne veut pas écrire l’histoire d’un individu (sans famille! ) sous la Cinquième République de la dernière décade du XX e siècle, mais la pathologie généralisée nous montre une société non moins malade que celle décrite par Zola, un siècle et demi plus tôt. Les phénomènes sociaux évoqués par le narrateur ne sont certes pas inconnus pour les „ouvrages de la sociologie“. Mais c’est le style de Houellebecq, ce que j’ai appelé ces postures littéraires, accompagné d’une attitude qui se veut cynique, qui en souligne la dimension désespérée et sans issue, rendant possible que „le quasi-présent de la fiction devient ainsi le détecteur des possibles enfouis (voir plus haut) dans le présent effectif“, pour citer une nouvelle fois Paul Ricoeur. 23 Dossier 2. Un style scandaleux ou la mise en scène de la marginalité? 2.1. La question des références intertextuelles De nombreuses références ont été évoquées en comparaison avec l’EdL. C’est probablement Olivier Bardolle qui va le plus loin en posant la question de ce qu’il y a dans la littérature française après Proust et Céline pour donner la réponse: „il [Houellebecq] est le seul lisible après Proust et Céline […] Lui seul reflète l’époque avec la même justesse que Proust et Céline en leur temps, jusqu’à l’incarner.“ 12 Et c’est certainement Thomas Hübener (dans une thèse de presque 500 pages consacrée uniquement à l’EdL) qui trouve le plus de références intertextuelles (par exemple: „Georg Büchners Lenz und die Ausweitung der Kampfzone“). La gratuité de telles comparaisons est illustrée par l’étude de Sabine van Wesemael, Michel Houellebecq. Le plaisir du texte, qui compare les romans de notre auteur non seulement au Fin de siècle mais aussi à Constant, à Freud, à Fuentes ou à Loti pour en tirer la conclusion que „Le plaisir du texte [est] le plaisir du rire“, 13 mais on est loin de l’interpénétration de la littérature et de la théorie littéraire dans l’intertexte de Roland Barthes. 14 Toutes ces tentatives d’établir l’intertextualité de l’œuvre de Houellebecq sont plutôt un symptôme du malaise provoqué par ses textes qu’une grille de lecture, permettant une interprétation à partir de références historiques. C’est bien différent dans l’article de Jörn Steigerwald, „(Post-)Moralistisches Erzählen: Michel Houellebecqs Les particules élémentaires“, qui donne une nouvelle perspective aux études sur Houellebecq en établissant dans le deuxième roman non seulement une référence implicite aux modèles du moralisme classique mais aussi une refondation de l’écriture moraliste, partiellement déjà décelable dans EdL. 15 Et, presque exclusivement consacré à notre roman, l’article de Heinz Thoma, „‘Amertume’. Postmoderne und Ressentiment im Werk von Michel Houellebecq (mit Seitenblicken auf Vorläufer: Huysmans, Céline, Drieu La Rochelle)“, montre que le grand roman du Fin de siècle, A Rebours de Joris K. Huymans, représente un modèle privilégié des observations et des expérimentations du narrateur-protagoniste d’EdL, et que ce roman participe en même temps à la tradition de l’„amertume“ romanesque, de Drieu la Rochelle (Gilles), en passant par le Céline du Voyage jusqu’au Camus de L’Etranger. Quelque cinquante ans après le roman de Camus, l’amertume et la dépression du protagoniste-narrateur réagissent donc au phénomène de la modernisation qui avait déjà déclenché l’amertume, parfois cynique, des écrivains de la fin du XIX e et de la première moitié du XX e siècle. Mais là où ceux-ci dégageaient les premiers signes des conséquences sociales et psychiques d’un capitalisme brutal, le héros de Houellebecq nous confronte avec les conséquences désastreuses d’une omniprésence du capitalisme néolibéral tout en ne pouvant pas quitter ou dépasser cette situation sociale, ce qui mène Thoma à parler d’une „latenter Komplizenschaft mit der Gesellschaft, gegen die er opponiert.“ 16 24 Dossier Un autre intertexte implique des dimensions stylistiques aussi bien qu’éthiques et sociales. Une première fois au début de la deuxième partie („Aux approches de la passe de Bab-el-Mandeb…“ (59)) et plus tard dans une fiction animalière, le narrateur se sert du modèle du Maldoror de Lautréamont. 17 Dans son livre sur Lovecraft, Houellebecq mentionne Lautréamont, dont le héros maléfique et malheureux est devenu une figure emblématique de la littérature moderne et dont l’œuvre fut redécouverte par les surréalistes. Le passage d’ouverture cité ne mentionne pas seulement les requins qui sont au centre du Deuxième Chant de Maldoror, à „un affleurement rougeâtre“ (59) chez Houellebecq correspond aussi „la surface de la crème rouge“ chez Lautréamont. 18 Le passage de EdL se termine dans une allusion aux „beaux comme“ de Lautréamont qui sera reprise plus explicitement plus tard („Heureusement, par une singulière compensation du ciel, le temps est toujours beau, excessivement beau, et l’horizon ne se départi jamais de cet éclat surchauffé et blanc que l’on peut également observer dans les usines sidérurgiques, à la troisième phase du traitement du minerai de fer“ (59/ 60). 19 Le „roman“ de Lautréamont commence avec un „Plût au ciel“ et son Chant Premier trouve son apogée dans une salutation-éloge du vieil océan; les analogies entre le texte et son hypotexte sont donc nombreuses. Mais l’hypotexte concerne aussi les réflexions philosophiques et esthétiques des „Fictions animalières“. Distribuées de manière systématique (une par partie) dans le roman de Houellebecq, elles correspondent aux récits qui rythment les Chants chez Lautréamont, par exemple celui du grand discours de Maldoror dans le Chant Deuxième, ou le discours de la folle dans le Chant Troisième, qui lit un manuscrit retrouvé par hasard comme c’est le cas pour la fiction animalière des Dialogues d’un teckel et d’un caniche dans EdL, un récit intercalé d’EdL qui développe le théorème de la sexualité comme système de hiérarchie sociale. 20 Au début de cette fiction, pour souligner encore plus cette analogie, le narrateur au deuxième degré qu’est celui qui a écrit ce manuscrit n’évoque pas seulement sa propre „poitrine“, mais surtout la beauté des „deux globes ocracés constituant une poitrine déjà plus que naissante“ (98) d’une jeune femme, évoquant ainsi une des comparaisons de Lautréamont devenus proverbiales: „beau comme la loi d’arrêt de développement de la poitrine chez les adultes“. 21 Le protagoniste homodiégétique de Lautréamont qui s’adresse au début de son texte de la même manière à ses lecteurs que celui d’Houellebecq (dans le chapitre 3 qui devait originellement ouvrir le roman), représente selon moi un des modèles du narrateur-protagoniste de l’EdL. Héros maudit comme Maldoror, qui va cependant beaucoup plus loin dans sa mise en question du monde et de la société, se révoltant autant contre Dieu qu’il hait autant les hommes, le protagoniste de l’EdL vit dans une société sécularisée et post-religieuse. Il ne peut donc plus que constater l’absurdité de toute révolte et trouver un dernier refuge dans l’amertume et le cynisme. 22 Mais le protagoniste-narrateur d’Houellebecq est un Sous-Maldoror: il souffre plutôt du mal jusqu’à s’identifier avec lui, mais il n’en devient pas le représentant dépassant les limites comme le protagoniste de Lautréamont. Et ce 25 Dossier manque de véritable transgression a des conséquences stylistiques: la poésie de la cruauté devient la morne cruauté du quotidien et la fantasmagorie se transforme en amertume résignée. Là où Maldoror acceptait les risques de la modernité et les poussait à l’extrême, le héros d’Houellebecq les accepte comme inévitables et trouve un refuge dans la maison de repos psychiatrique. 2.2. Le siècle du positivisme comme référence théorique? Dominique Noguez a raison de souligner que „la seule référence stylistique explicite de Michel Houellebecq à un autre auteur concerne l’inventeur de la médecine expérimentale“: 23 „Cette phrase est digne de Claude Bernard, et je tiens à la lui dédier.“ (108). L’apologie suivante du „savant inattaquable“, mentionnant entre autre l’importance de l’observation 24 et celle du „protocole expérimental qu’avec une rare pénétration en 1865 tu [Claude Bernard] définissais“ (108), n’attire pas seulement l’attention par ses exagérations ironiques. En proclamant ne rien vouloir faire „qui puisse si peu que ce soit abréger la durée de ton [Claude Bernard] règne“ (108), le narrateur évoque presque plus qu’implicitement Le Roman expérimental (1880) de Zola, où celui-ci se réfère avec le même enthousiasme au grand médecin que le prétend Houellebecq. Il y a donc chez lui (ou chez son narrateur) un jeu avec la conception du naturalisme zolien et comme chez Zola, le roman doit aussi représenter une recherche sociologique. Dans ce sens-là, Rita Schober avait raison de poser la double question „Renouveau du réalisme? Ou de Zola à Houellebecq? “ 25 Comme nous le savons, c’est Zola qui a introduit les protocoles expérimentaux dans la littérature et tout en supposant que Houellebecq ne procède pas de la même manière, il ne renonce pas pour autant à un diagnostique „scientifique“ de la société de son époque. Ceci est confirmé par son appréciation du positivisme de Comte, comme en témoigne l’article cité qu’il lui a consacré. Indirectement, par l’intermédiaire de Taine, beaucoup plus lu et apprécié par Zola, le naturalisme de Zola témoigne donc de l’influence de Comte, et „Il n’en demeure pas moins que Zola, sans trop s’être donné la peine de consulter les textes, n’a pas hésité à se réclamer du positivisme en plusieurs occasions.“ 26 L’éloge de Comte et du positivisme par Houellebecq concerne aussi bien „la disparition de la métaphysique“ que „l’établissement de la religion“, titres des deux parties des „Préliminaires au positivisme“. Houellebecq, tout en appréciant Comte, lui atteste une erreur d’appréciation historique qui pourrait aussi valoir pour Zola: „Considérant comme acquis le passage à l’état positif des sciences de la matière et de la vie, Comte se proposait de l’étendre aux sciences sociales; toute sa philosophie n’est en somme rendue possible que par une gigantesque erreur d’appréciation historique.“ 27 Sans beaucoup exagérer, on peut supposer qu’un siècle et demi plus tard, Houellebecq tient le passage à l’état positif pour envisageable dans les sciences sociales, et son œuvre doit contribuer à progresser dans cette perspective, 28 une entreprise comparable au programme du naturalisme zolien. 26 Dossier Sans y être le moins du monde obligé, Houellebecq se sert du double modèle de la scientificité d’Auguste Comte et de Claude Bernard et renvoie donc clairement au contexte du naturalisme. D’un côté, c’est certainement par provocation, en se servant d’un modèle maintes fois condamné comme anachronique au cours du XX e siècle. Mais d’autre part, et les deux aspects sont liés, il proteste avec cette référence contre le modèle présenté comme dominant dans la littérature contemporaine: „Le roman finit par se tourner vers sa seule, son ultime planche de salut: l’„écriture“. Et il en donne son appréciation directement après: „Par exemple, dans une conversation littéraire, lorsque le mot d’„écriture“ est prononcé, on sait que c’est le moment de se détendre un peu.“ 29 La référence (ironique? ) au positivisme sert donc à se „marginaliser“ encore plus dans le champ littéraire d’aujourd’hui. Mais malgré les professions de foi (positiviste), l’optimisme positiviste (partagé par le naturalisme de Zola) s’est transformé en amertume et cynisme, au moins dans l’EdL. 2.3. Un roman „théorique“ ou une „théorie“ du roman? La théorie romanesque d’Houellebecq et ses conséquences stylistiques Houellebecq développe à de nombreuses occasions sa propre théorie romanesque. Dans le premier texte (qui sert d’introduction) du volume Interventions, réunissant des articles et des interviews, il donne son appréciation générale du roman: „Isomorphe à l’homme, le roman devrait normalement pouvoir tout en contenir.“ et ce „tout“ comprend aussi bien ce „qu’il faut bien - faute d’un meilleur terme - qualifier de [questions] philosophiques“ que la théorie en général: „Les „réflexions théoriques, par conséquent, m’apparaissent comme un matériau romanesque aussi bon qu’un autre; et meilleur que beaucoup d’autres. Il en est de même des discussions, des entretiens, des débats…“ 30 Et dans un entretien avec Valère Staraselski il précise sa méthode: „J’ai l’impression qu’on peut procéder par injection brutale dans la matière romanesque de théorie et d’histoire.“ 31 Cette „brutalité“ qui déclare directement ses intentions, caractérise aussi les réflexions métalittéraires ou théoriques intercalées dans EdL. Cela concerne les „fictions animalières“, une sorte de réécriture de dialogues philosophiques et de fables didactiques, qui sont introduits sans aucune contextualisation: le lecteur doit se débrouiller avec cette séquence hétéroclite et dérangeante. Mais cela concerne aussi les autoqualifications génériques. Quand le narrateur déclare dans le troisième chapitre de la Première partie: „Les pages qui vont suivre constituent un roman; j’entends, une succession d’anecdotes dont je suis le héros. Ce choix autobiographique n’en est pas réellement un: de toute façon, je n’ai pas d’autre issue.“ (18/ 19), on ne voit pas trop en quoi ce qui suit se distingue de ce qui précède concernant leur statut romanesque. Qualifier le genre comme „autobiographique“ est d’une importance autrement importante. En premier lieu, c’est le narrateur, jusque là homodiégétique, mais maintenant s’autoqualifiant d’autodiégétique, qui revendique une sorte de „pacte autobiographique“. 32 Mais peut-on être sûr que c’est le moi du narrateur qui parle ou est-ce qu’il ne s’agit pas (au moins partiellement) d’une autofiction impliquant 27 Dossier l’auteur? 33 Cette ambiguïté voulue par l’auteur est une des raisons du „scandale“ déclenché par le roman, scandale renforcé par le fait que l’auteur Houellebecq partage les opinions de son protagoniste et fait des déclarations qui reprennent les propos de celui-ci. Le narrateur interrompt cependant assez rapidement le début du récit autobiographique („Je viens d’avoir trente ans. etc. (19)), pour exposer sa théorie romanesque, d’abord par la négative („Mon propos n’est pas […] Je n’ambitionne pas […] On ne me comptera pas […] pure foutaise.“ (20), et ensuite positivement, indiquant ainsi au lecteur ce qui l’attend et comment il veut être lu. „Pour atteindre le but, autrement philosophique, que je me propose, il me faudra au contraire élaguer. Simplifier. Détruire un par un une foule de détails.“ (21) Cette simplification ne concerne pas seulement le style (voir plus bas) mais aussi l’argumentation ou pour le dire avec les mots d’Houellebecq, l’“injection brutale dans la matière romanesque de théorie et d’histoire“. Le passage lui-même est un exemple de ce procédé: l’auteur ne proclame pas seulement une certaine „théorie“ romanesque: il la pratique de manière performative. Ce procédé emprunté aux avant-gardes historiques donne au texte un arrière-fond de manifeste provoquant sinon les lecteurs au moins une partie de la critique littéraire. Mais la combinaison de la dimension autobiographique avec celle de la „théorie“ montre aussi que pour le narrateur (pour l’auteur? ), la littérature dispose d’un savoir de la vie qui dépasse la simple observation; une des justifications données pour la „simplification“ est le fait que „Les relations humaines deviennent progressivement impossibles, ce qui réduit d’autant la quantité d’anecdotes dont se compose une vie.“ (21). Le savoir de la vie influence donc le style de la narration. Une autre parenthèse métalittéraire aborde les questions du style proprement dit. A propos de „l’effacement des relations humaines“ (auquel il semble beaucoup tenir), le narrateur pose la question de savoir comment le roman doit réagir à cette situation nouvelle - nous avons vu (2.1., Thoma) que cette découverte n’est pas si originelle que ça. La solution est pour ainsi dire „simple“: „La forme romanesque n’est pas conçue pour peindre l’indifférence, ni le néant; il faudrait inventer une articulation plus plate, plus concise et plus morne.“ (49) Dominique Noguez 34 a bien remarqué que cette „indifférence“ pourrait rapprocher Houellebecq de ce que Barthes a appelé une „écriture blanche“, mais Houellebecq est à l’opposé de cette notion, pas seulement à cause de son aversion pour le concept d’“écriture“. „Le style de l’absence qui est presque une absence idéale de style“ 35 constate Barthes qui voit „inaugurée“ l’écriture blanche par Camus. Cette écriture ne peut pas convenir à Houellebecq parce qu’il en résulterait une certaine homogénéité, inacceptable pour lui. Dans son Lovecraft, il souligne l’extravagance stylistique de l’auteur qui se manifeste surtout dans les „passages d’explosion stylistique“. 36 Et c’est la combinaison de simplification et d’injection brutale qui produit les „explosions“ qui caractérisent le style de Houellebecq. S’il recommande dans l’introduction, qualifiée de „méthode“ de Rester vivant, „Mettez le doigt sur la plaie, 28 Dossier et appuyez bien fort. […] Soyez abjects, vous serez vrai.“, 37 il donne donc une (auto-)appréciation de son style. Une autre particularité stylistique, directement liée avec ce qu’Houellebecq appelle „théorie et histoire“ est la présence des résultats de l’observation dans la forme de ce que Noguez, à l’exemple de la récurrence de l’expression „en fait“, désigne ainsi: „C’est en quoi on pourrait dire que l’œuvre de Michel Houellebecq est un immense „en fait“ tantôt de désublimation, tantôt de certitude attristée - mais instituant, dans tous les cas, un discours de vérité.“ 38 Ce sont les „faits“ dont le statut dans une fiction ne semble pas se distinguer des faits dans la vie réelle, qui doivent „conduire à une zone de vérité“. Mais ce ne sont pas n’importe quels faits. Dans la perspective indiquée par la référence à Maldoror, ce sont les faits qui dérangent et qui montrent les points faibles de la société, ce qu’on aurait appelé les contradictions antagonistes: „Toute société a ses points de moindre résistance, ses plaies. Mettez le doigt sur la plaie, et appuyez bien fort. Creusez les sujets dont personne ne veut entendre parler. […] Soyez abjects, vous serez vrai.“ 39 Chez Lautréamont, mettre les doigts dans les plaies rend possible la poésie du mal, chez Houellebecq les plaies garantissent un factualisme qui est la condition nécessaire de l’objectivité et du discours de vérité revendiqués. Dans cette perspective aussi, Houellebecq semble jouer le jeu du positivisme tant apprécié et se situe au centre des „questions du réalisme d’aujourd’hui“. 3. Où est le scandale? Jochen Mecke a distingué dans une étude consacrée à Houellebecq, qu’il apprécie comme figure de proue du „social dans tous ses états“, un „style de l’indifférence“ de „l’indifférence du style“. Il ne critique pas seulement Houellebecq pour faire perdre au „roman sa position privilégié d’observateur de la société“, donc l’autonomie acquise au XIX e siècle, il lui reproche aussi „un mépris affiché pour le travail de la forme en général“. Je crois avoir montré qu’il s’agit beaucoup plus d’un mépris affiché qui veut provoquer la critique littéraire que d’une véritable absence du travail de la forme. Et les analyses précédentes montrent aussi que le „Ecrire le réel“ de Houellebecq fait seulement semblant de „se référer de manière directe à la réalité“ et d’entreprendre une „intervention directe dans le champ social“. 40 Le savoir littéraire de la vie peut bien jouer dans la tradition des avant-gardes historiques avec la limite distinguant l’art et la vie. Mais l’enseignement de cette grande tentative de reconduire l’art dans la vie, comme l’a formulé Peter Bürger, a été l’impossibilité d’une transgression réelle et durable de cette limite. Houellebecq, il est vrai, joue d’une manière provocante avec cette limite, surtout en se référant au positivisme et, au moins indirectement, à un naturalisme tenu pour historiquement dépassé. Mais que ce soit son (post-)moralisme, déjà sensible dans ce premier roman, ses références au courant romanesque de l’indifférence ou l’instrumentalisation du Maldoror de Lautréamont pour son narrateur-protago- 29 Dossier niste autobiographique: tous ces procédés littéraires montrent un travail sur la forme qu’on peut tenir pour un échec mais dont on ne devrait pas contester l’existence et, vu la réception, un certain succès. Dans ses conseils pour apprendre à devenir poète, Houellebecq recommande: „Au sujet de la forme, n’hésitez jamais à vous contredire. Bifurquez, changez de direction autant de fois que nécessaire.“ 41 C’est cette auto-contradiction, cette coincidentia oppositorum, pratiquée d’une toute autre manière par le dadaïsme, qui dérange la littérature et la critique littéraire jusqu’à faire de Houellebecq un auteur scandaleux. Est-ce qu’il nous en dit dans l’Extension du domaine de la lutte „plus sur l’esprit du temps et sur le mouvement de la société que bien des ouvrages de sociologie“ comme le suggérait la rédaction du Débat? Peut-être dans le sens de la devise de Stephen King, en l’appliquant à l’œuvre de l’auteur auquel il se réfère. A de nombreuses occasions, Houellebecq revendique un refus radical du monde tel qu’il est et ce rejet en bloc de la société d’aujourd’hui n’est peut-être pas original en soi, mais sa véhémence étonne et surprend. Il constate donc l’échec du projet de la modernité dont les risques l’ont emporté complètement sur les promesses. 42 Cela ne veut pas dire que l’EDL nous en dise plus sur l’esprit du temps, mais en tout cas, Houellebecq le dit autrement et avec une telle intensité qu’il a réussi maintenant à faire partie de cet „esprit du temps“, sans pourtant pouvoir ou vouloir le transformer. Revendiquer une telle „action directe“ dans le champ social, serait en demander trop au savoir et au pouvoir de la littérature, mais réussir à faire remarquer ce refus est peut-être le maximum de ce qu’on peut demander à une œuvre littéraire aujourd’hui. 43 1 Stephen King: „Préface“, dans: Michel Houellebcq: H.P. Lovecraft. Contre le monde, contre la vie, Eds. Du Rocher 2005, s. p. (p. X). 2 Pierre Varrod: „De la lutte des classes au marché du sexe. A propos de Les Particules élémentaires de Michel Houellebecq“, dans: Le Débat n° 102 (nov./ déc. 1998), 182-190; ici 183. 3 Paul Ricoeur: Temps et récit. Le temps raconté, Seuil Points Essais 1995, 185 et 347. 4 Lewis, David/ Rodgers, Dennis/ Woolkock, Michael: „The Fiction of development: Literary representation as a source of authoritative Knowledge“, dans: Journal of Developmental Studies 2 (2008), 198-216; ici: 208-209. 5 L’article et (une partie de) la discussion ont été publiés dans: Wolfgang Asholt/ Ottmar Ette: Literaturwissenschaft als Lebenswissenschaft. Programm - Projekte - Perspektiven, Tübingen: Narr 2010 (edition lendemains n° 20). 6 Dominique Rabaté: Le roman et le sens de la vie, José Corti 2010. 7 Le catalogue de la BnF n’énumère pas moins de trente publications indépendantes (monographies et œuvres collectives) dont la plupart ont paru depuis 2005. Pas moins de cinq ont été publiées en Allemagne, dont une thèse de pas moins de 476 pages consacrée exclusivement à L’Extension du domaine de la lutte: Thomas Hübener: Maladien für Millionen: eine Studie zu Michel Houellebecqs „Ausweitung der Kampfzone“ (Hannover: Wehrhahn 2007) qui est basée sur la traduction allemande du texte. 8 Dominique Viart/ Bruno Vercier (eds.): La littérature française au présent, Bordas ²2008, 357-360.