eJournals lendemains 33/130-131

lendemains
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Narr Verlag Tübingen
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2008
33130-131

„J’qbqbe. Le m’n fquz de j’qbpbe!“

2008
Karl R. Kegler
ldm33130-1310023
23 Karl R. Kegler „J’qbqbe. Le m’n fquz de j’qbpbe! “ „Vous croyez en Dieu? “ - „Pardon“ Une rencontre dans un restaurant sur les toits de Manhattan. On en vient au sujet de la conversation: c’est de Dieu que l’on parle. Pamela Fisher, „avec un regard incolore qui perce et qui glace“ se révèle par un défaut d’élocution digital: 1 „Ion- Robert souhaite te frofoser de nous rejoindre et de partager nos idées.“ Ion-Robert-Puck est une personne laide avec le ricanement d’un toxicomane. Il est, comme sa compagne, la copie-robot d’un homme. Prononcé par sa camarade, son nom se transforme en un „Fuck“ obscène. La question suivante se perd sous les salves des armes automatiques. Des forces spéciales tirent sur les deux androïdes, instruments d’une secte intransigeante, les mettant en pièces. La tête arrachée de Ion-Robert, ricanant encore, écrase le nez de Nike Hatzfeld, le seul être humain qui a participé à cette rencontre arrangée. Puis, Hatzfeld s’aperçoit que cette androïde formée d’après son amie disparue est coupée en deux. Cette atmosphère imprégnée de violence et de distanciation est typique du graphic novel d’Enki Bilal, Le sommeil du monstre. C’est la première partie d’un récit prévu à l’origine comme trilogie et finalement, devenu une tétralogie dont le deuxième volume, 32 Décembre, parut en juin 2003 et le troisième, Rendez-vous à Paris, en mai 2006. Terminé en 2007 avec le dernier volume, Quatre? , le projet couvre presque une décennie dans l’œuvre de l’artiste franco-bosniaque. Le caractère hybride et étrange de la réalité qui caractérise le scénario, se reflète dans le nom du protagoniste. Nike Hatzfeld, spécialiste de la mémoire et doté lui-même d’une mémoire extraordinaire, est orphelin de la guerre civile yougoslave. Il doit son prénom aux baskets Nike de cet homme abattu, au côté duquel on l’a trouvé nouveau-né. Son surnom est attribué à un journaliste français qui l’a transporté dans cet hôpital et auquel se réfèrent ses souvenirs les plus anciens. 2 A part les cris des mourants, le bruit des explosions, l’odeur de sang et d’excréments, Nike se souvient, se rappelant ce lieu, de deux nouveaux-nés, eux aussi orphelins, Leyla et Amir, qui se trouvaient avec lui dans la même salle d’hôpital où les étoiles d’été les regardaient à travers le plafond effondré. Nike décide, se fiant à sa mémoire, de protéger à jamais ces frères et sœurs du hasard. Ce cadre esquissé constitue le point de départ d’une histoire complexe, ambiguë. Bilal lie, à travers son protagoniste, le souvenir de la guerre civile yougoslave à Sarajewo à des expériences de Nike, Leyla et Amir, vivant dans un avenir mécanisé et fragmenté, où une secte terroriste, dans une perspective de globalisation, 24 l’ordre Obscurantis, se met à détruire l’héritage culturel et scientifique de l’humanité. En arrière-plan, un obscur Dr. Optus Warhole agit, un maître en technologies cyborg manipulatives. Tandis que Nike s’empêtre de plus en plus dans un cauchemar de manipulation et devient étranger à lui-même, les flash-back du souvenir qui le reconduisent, pas à pas, au jour de sa naissance, commentent directement l’histoire. La référence, esquissée ci-dessus, aux tendances futures, soit techniques, soit sociales, est une anti-utopie avec des points de départ divers. Ce n’est pas un hasard si le titre du conte graphique implique une réminiscence à l’eau-forte de Goya. - La raison a-t-elle subie une mutuation en monstre? Ou Bilal pose-t-il la question de savoir quels produits créent les rêves d’un monstre, si c’est déjà le sommeil de la raison qui crée des monstres? 1998, trois ans avant les attentats du 11 septembre 2001: le scénario de Bilal anticipe la menace d’une organisation agissant de façon globalisante et dont Bilal anticipe l’origine dans le contexte de l’anarchie politique régnant dans l’ancienne Union Soviétique et au Pakistan. Les attentats du groupe terroriste visent les villes. A l’arrière-plan des panels destinés à New York, apparaît le Chrysler-Building détruit. Une attaque aux armes-laser, effectués par les satellites, endommage la Tour Eiffel. Mais il serait prématuré de prendre le conte graphique de Bilal pour une étude anticipée des courants du terrorisme fondamentaliste. La réalité sociale est devenue opaque dans le scénario ébauché de l’avenir. Des organisations comme le F.B.I.I., l’organisation succédant au F.B.I., se différencient peu, avec leur logique institutionnelle impénétrable, des projets des réseaux terroristes. La réalité, déterminée par des forces manipulatives, est complexe et sombre, comme un labyrinthe éclaté en morceaux. Certaines parties en sont compréhensibles dans leur logique intérieure, mais elles ne s’unissent plus en une grande figure cohérente, dont la partie intérieure est, comme dans le mythe chrétien, la scène de chasse au monstre et le triomphe final du héros. Au figuré, c’est le Minotaure qui est devenu l’architecte d’une réalité monstrueuse; la forme du bâtiment ne le dompte plus et ne l’empêche plus d’en sortir. Le héros ne tue plus le monstre, il est à sa merci. L’enchaînement des fils d’Ariane, qui lie les biographies de Nike, Leyla et Amir en un tissu, sert, à travers l’histoire, de fil interprétatif. La recherche de ces compagnes depuis sa plus tendre enfance, constitue pour l’expert de mémoire le devoir de surmonter ses propres souvenirs. Il se retire dans sa vie privée. D’autre part, c’est l’amitié, pour laquelle Nike s’est décidé en tant que nouveau-né sans avoir rencontré Leyla et Amir, qui se révèle comme message de réconciliation intégratif. Le récit révèle que c’est le père d’Amir, tireur d’élite serbe, qui a tué le père de Nike dans Sarajewo détruite par la guerre. La force de l’amitié qui surmonte les obstacles prouve que c’est elle le vrai caractère humain. Ceci a d’autant plus de poids que la possibilité de remplacer les hommes par des copies androïdes semblant identiques laisse planer un doute permanent sur la sincérité et sur la nature humaine des acteurs. Ces doutes portent finalement sur sa propre identité et authenticité quand, au cours de l’histoire, le père de Nike est ravalé au rang d’un outil manipulable et copiable, qui doit agir 25 dans des réseaux virtuels-réels, en raison d’un enchaînement du cerveau et de la technologie ordinatrice. Les rêves de Villèm Flusser 3 et Hans Moravec, 4 qui, au début des années 90, affabulaient sur la fusion de modèles de personnalités humaines avec des capacités accumulatrices de la technique, se transforment en cauchemar, quand les organisations qui utilisent ces techniques poursuivent des projets à la Orwell. Comme l’Etat total dans le livre d’Orwell, l’ordre Obscurantis poursuit un „programme de révisionnisme historique“ 5 et réduit la langue à 499 mots qui sont „permis“. Tandis que Flusser formule des phrases comme „daß das Individuum nicht existiert, daß man das Individuum genauso teilen kann wie das Atom“, le scénario de Bilal illustre les implications cruelles de manipulabilité et de manque de liberté qui résultent de la puissance technique anticipée, qui reproduit des humains, les coupe et les copie comme s’ils étaient des objets. A cause de ses facultés mnémotechniques phénoménales, Hatzfeld apparaît dans la logique perverse de telles possibilités manipulatrices comme un objectif intéressant qu’on peut utiliser pour écrire de nouveau l’histoire mondiale. Le F.B.I.I. qui, à ce moment-là, travaille en coopération avec l’ordre Obscurantis, installe dans son nez cassé un radiogoniomètre pour une arme-satellite et un interface dans le cerveau. Mais Warhole poursuit ses propres plans. Il pactise simultanément avec l’ordre Obscurantis et produit une copie androïde de Hatzfeld, laquelle, comme on peut le supposer, doit remplacer l’expert de mémoire dans la réalité, pour diffuser de faux souvenirs. L’Hatzfeld réel, devenu manipulable par l’interface implantée dans son cerveau, est envoyé sur un sité archéologique secret; ce qu’on y découvre accentue les doutes sur la création divine et fait l’objet de la haine de l’organisation terroriste fondamentaliste. Hatzfeld doit y servir d’émetteur pour une attaque satellite, puis on veut le sacrifier, une fois le site détruit. Pour contrôler l’Hatzfeld téléguidé, Warhole utilise un homme-machine-cyborgue drogué, utilisé comme interface à des technologies ordinatrices et de surveillance. Le plan échoue. Sur le lieu du site archéologique, le camp de formation de l’organisation terroriste est détruit. Le cyborg, dégradé au rang d’un agent des intérieurs étranges, préfère la mort à une existence qui n’est pas libre et permet à Hatzfeld de s’enfuir. La haine envers le constructeur de cette absence de liberté est plus forte que l’instinct de conservation. 6 Pour l’objet câblé humain, une existence-cyborg, subordonnée à Warhole, est moins attrayante: „Je ne suis plus qu’un légume coiffé d’un cerveau en surrégime artificiel. Je n’aime pas beaucoup ma nouvelle vie … si vous voyez ce que je veux dire….“ 7 Tandis qu’est présenté ici le potentiel manipulateur de ces technologies ordinatrices et de mémoire, potentiel qui, dans l’imagination de Moravec et de Flusser, intervient directement dans le cerveau humain, rendant reproductible l’individualité personnelle, le personnage d’Optus Warhole montre le profit à l’égard du pouvoir et de l’autonomie renversée naissant par ses technologies sur son propre corps et celui des autres „J’ai toujours été un joueur d’échecs doublé d’un joueur de poker. Même en recherche et en médecine… je suis un fou zigzagant, et cela m’a toujours réussi…“ 8 Wahrhole déclare aussi d’être un artiste, 9 qui soumet la technolo- 26 gie, l’esprit et le savoir des autres, pour mettre en scène une œuvre obscène de mort, de torture et de dépendance. Ce n’est pas un hasard si son nom fait penser a Andy Warhol. En même temps, la traduction littérale, „war hole“, a une nuance menaçante. Warhole s’est reproduit lui-même par des copies cybernétiques, auxquelles il a donné - „c’est une éthique personelle“ 10 - des parties entières de son corps, mais ensuite, il les sacrifie et les détruit sans scrupules. Ce qui reste de son propre corps, c’est seulement sa tête, liée à un système pour prolonger la vie, avec un cerveau élargi, et celle-ci se perdra aussi. L’esprit et le souvenir de Warhole passent, dans le troisième album, à une structure, parasitaire, difforme, qui prolifère sur le corps de Hatzfeld. Mais, entre-temps, une série de copies androïdes sont près d’occuper, sous une forme juvénile, des positions-clés dans le monde entier. L’une de ces copies se met en scène sous le nom de guerre anagrammatique Holeraw comme „very great artist“, dont l’art, „absolute evil art“, consiste à organiser des happenings sanglants où les copies androïdes, vêtues de blanc avec des faces blanches maquillées, se tuent mutuellement dans des espaces blancs, écrivant la signature de l’artiste en lettres rouges sang. Pour la qualité visuelle du conte pictorial, c’est un sommet impressionannt. „Ce n’est pas de l’art brut. C’est de l’art brutal.“ 11 Nike Hatzfeld, qui observe ce spectacle dans le deuxième volume, voit mourir une copie androïde de Pamela Fisher. „C’est vous la perfection“ - C’est moi la perfection.“ Il est évident que Bilal continue, dans son conte graphique, le genre de la SF dystonique dont il existe de nombreux exemples. Le roman de C. S. Lewis, That Hideous Strenght, paru en 1945, offre un parallèle frappant. 12 Autre exemple, plus contemporain, le G.A.S. (1997) de Matt Ruffs. 13 Dans le roman de Ruff, une intelligence mégalomane met en scène des meurtres „cyniques“ d’hommes qui sont devenus dangereux pour elle: des robots les tuent en niant leurs idéaux. Dans l’œuvre de Lewis, la tête animée artificiellement d’un savant exécuté devient le commandement d’une vaste institution scientifique; on sait enfin que c’est le diable lui-même qui a l’expérience en son pouvoir. Warhole, lui aussi, réduit finalement à une tête animée artificiellement, possède toutes les qualités d’un super-méchant. Comme le diable dans le conte de fées italien, il a un nez en or. Warhole gouverne ses outils humains ou androïdes à travers des mouches, mi-organiques, mi-électroniques. Comme la tête de cochon qu’on vénère dans le roman de Golding, 14 paru en 1954, Warhole est „le seigneur des mouches“. Cette caractéristique le rapproche, d’après la tradition hébraïco-chrétienne, de Beelzebub. Son comportement d’une violence cynique et doté d’un pouvoir manipulateur, souligne encore cette interprétation. Dans les bulles de la BD, un moyen explicite cette interprétation: Warhole parle avec une „voix noire“, ses dialogues sont inversés, imprimés blanc sur noir. 27 Le personnage en arrière-plan, caractérisé ainsi, ne poursuit pas un but politique ou autrement défini. Le projet de Warhole s’élargit et se perpétue sans cesse, pareil à la démesure et à l’inquiétude de la notion du progrès. Ce n’est pas un hasard, car c’est sur l’emploi extrêmement habile du coffre à outils du progrès qu’est fondé le pouvoir de Warhole. L’étroitesse d’esprit, la faiblesse et la vulnérabilité de la nature humaine offrent beaucoup de points de départ pour des manipulations cyniques. Le terrain actuel importe peu: Imaginez la même chose à une plus grande échelle… à l’échelle d’entreprises, de sectes, de religions, de nations, de races… et pourquoi pas de gènes, de cellules, de bactéries, de virus… ou encore, au hasard, d’orphelins qui ne se sont pas vus depuis trente-trois ans… ou de l’ensemble de tout ça….15 Dans le deuxième volume de la trilogie, Warhole/ Haleraw’s donne un échantillon de son absolute evil art dans un happening avec une issue mortelle. Celui-ci consiste en un nuage noir, puant affreusement, qui sort d’un lieu commémoratif du „conflit entre la Chine, la Russie et la Mongolie.“ „Avant de se désagréger, elle se donnera des pluies des larmes issues de la décomposition de deux millions de soldats et de civils morts au champ de la connerie….“ 16 La pluie acide du nuage tue ou mutile la plupart des critiques d’art présents tandis que les survivants continuent leurs interprétations d’œuvres intellectuelles. Finalement, on découvre que même le résultat du site archéologique mentionné ci-dessus ne pourrait être que la mise en scène macabre de Warhole, qui fait passer un message de brutalité à l’humanité, vieux de plusieurs millions d’années et qui fait expertiser cette trouvaille par des autorités religieuses et morales disparaissant soudainement à la fin du deuxième volume et reparaissant dans le troisième volume comme cadavres mutilés sur la planète Mars. Une telle fixation sur l’archi-canaille qu’est Warhole, fixation qui se trouve surtout dans les deuxième et troisième volumes, enlève à l’histoire beaucoup de sa qualité équivoque et des points de départ qui distinguent le premier volume. Malheureusement, au cours du récit, Bilal s’écarte de plus en plus du droit chemin. Dans le dernier volume, il construit finalement un happy end invraisemblable, où un Warhole purifié se révèle une entité inter-dimensionale extraterrestre et réunit les séparés. Il semble presque que l’artiste ne puisse plus manipuler toute cette vue du monde imprégnée d’un pessimisme si profond. La seule solution, c’est la mutation des méchants qui deviennent tout à coup des bienfaiteurs. C’est pourquoi, Bilal doit inventer un deus ex machina pour nouer les bouts volants de son histoire. Malgré cette critique qui vise surtout le dernier volume de la tétralogie, l’intérêt spécifique de l’histoire consiste à la lire, du côté graphique et du côté contenu, comme un commentaire fictif des imaginations technico-scientifiques du présent. Les renvois à Flusser et Moravec l’ont déjà démontré. Les dessins de Bilal forment un portfolio visuel pour les champs „mise en scène du corps“ et „prothèse“. Ce n’est pas seulement la „cyborgisation“ par le rattachement de l’homme à la technologie informatique, mais aussi la mise en scène voulue ou non voulue des person- 28 nages par le make-up, les cicatrices, les pansements, les rayures, les tatoos ou les applications techniques. Cette mise en scène appartient à l’ambiance futuriste du conte SF, mais elle présente les personnages principaux comme des caractères humains brisés, portant des blessures et des cicatrices. Explicitement, Nike Hatzfeld est marqué par un tel signe. Son nez cassé sera blessé encore deux fois au cours de l’histoire; enfin, il sera victime d’une prolifération parasitaire de Warhole sur son corps, qui soumet sa volonté et ses sens. Ainsi, Bilal réussit de manière permanente à créer une image de la vulnérabilité de Hatzfeld et de l’accomplissement douloureux de son souvenir. La mise en scène du corporel appartient au calcul du dessinateur. Bilal y expérimente un large spectre de possibilités de donner un aspect étrange à la réalité ou de la changer, avec des traits de force et de menace. L’un des personnages, l’amie d’Amir, Sascha Krylowa, subit une infection, transmise par les mouches de Warhole, par laquelle sa peau se transforme et prend une couleur anthracite. Auparavant, on coupe les cheveux d’Amir et de Sascha, prisonniers d’une obscure secte totalitaire comme à des détenus d’un camp de concentration. Les hôtes de Warhole/ Halerwas qui visitent le „all-white“-happening ont „pâlis“ dans l’ascenseur qui les transporte au lieu du spectacle; on les vaporise avec du gaz. A part ces images brutales, l’aspect médical de la prothèse n’est pas négligé. Le père adoptif de Leyla étant en train de devenir aveugle, un savant israélien lui rend la vue à l’aide d’une prothèse opto-organique qui lui permet de voir jusque dans l’espace. Il meurt enfin, „gravement heureux“ 17 en quittant l’atmosphère terrestre dans „un ascenseur des étoiles“. La sphère des étoiles est pour Bilal, chose évidente, un contre-projet à la brutalité terrestre. La technique, pour Bilal, n’est pas une chose négative. La science et l’astronomie, représentées par le personnage de la petite sœur de Nike, l’astrophysicienne Leyla Mirkovic-Zohary, sont le contrepoids positif de la technologie-cyber, nontransparente et manipulatrice, incarnée par Warhole. L’ordre Obscurantis attaque de préférence des instituts de recherche. En se disant choqué, Bilal défend une position éclairée qui localise d’un côté la science rationnelle, de l’autre l’irrationalité des sectes fondamentalistes ou d’un art effréné. La réalité, rendue par Bilal dans ses dessins se trouve à vrai dire au-delà de ce dualisme. Le brisé, le menaçant, l’incompréhensible prédominent. Des réseaux de communication ressemblant à des insectes poilus ou à des virus grossis, envahissent les villes qui ont subi une mutation et se sont transformées en des lieux inhospitaliers et dangereux. Des descriptions comme par exemple „Moscou - Air froid (-22º) empoisonné à très empoisonné (7/ 10)“ 18 signalent, chose trompeuse, avec leur recours aux valeurs de température et de l’environnement, que cette menace latente est plus facile à manier. La technique, instrument omniprésent, est impénétrable et incontournable comme une force démoniaque. Depuis longtemps, elle a franchi les limites définies clairement de validité et des disciplines, caractéristiques de la méthodique classique des sciences naturelles. Par exemple, deux astronautes dans leur télescopehubble, sont attaqués par les mouches de Warhole qui sont „partiellement électro- 29 niques, organiques, chimiques, voire même virtuelles“. 19 Les frontières de la médecine, de la science et de la subculture se perdent. Lorsque Hatzfeld ne peut plus supporter les douleurs causées par l’implant dans son nez, il consulte un médecin, un ami à lui, qui pratique comme un résistant à des endroits divers dans la clandestinité. Il soigne Hatzfeld avec un mélange de moyens pharmacologiques et rituels; dans sa galerie, il vend des reproductions de peintres inconnus. „Vous avez vu quelque chose de contrariant? “ Les volumes de la tétralogie Le sommeil du monstre, l’œuvre la plus récente de Bilal, s’inscrivent dans une longue tradition de contes pictoriaux depuis les années soixante-dix. Bilal commence sous l’influence du mouvement de 68; ses premiers albums, la série Légendes d’aujourd’hui, rassemblent des contes féeriques et bizarres avec un message qui critique la société. Le conte Le vaisseau de pierre, créé en 1976 en collaboration avec Pierre Christin, présente l’histoire d’un village breton qui est transposé sur la côte du Chili à cause d’un méga-projet touristique; les villageois peuvent y continuer leur vie simple, loin du commerce moderne. A la fin des années soixante-dix, le tandem composé du dessinateur Enki Bilal et du scénariste Pierrre Christin se consacre à des sujets plus politiques. Le volume Les phalanges de l’ordre noir traite en 1979 le sujet de la force extrémiste et terroriste en Europe. En 1981 paraît Partie de chasse, un conte qui, avec l’action d’un récitcadre, une chasse de fonctionnaires du bloc de l’Est, renvoie à l’histoire des régimes communistes de l’Europe de l’Est. Christin et Bilal font des expériences, à cette époque-là, avec des documentations d’images, qui consistent en des photographies repeintes, des articles de journaux et des récits de voyage. En 1984 naît ainsi la „documentation“ Los Angeles - L’étoile oubliée de Laurie Bloom, en 1990 Cœurs sanglants, un récit fictif sur une secte mondiale dont les membres se livrent à des duels rituels, afin d’obtenir un niveau d’initiation supérieur. Les membres plus élevés subissent une amputation partielle du visage suivant leur rang - une religion de la mutilation. Les intérêts et les champs d’activité entre le fantastique, la documentation, la critique de la société et la SF convergent entre 1980 et 1992 dans la Trilogie Nikopol, créée avec son vieil ami. Les volumes paraissent à de longs intervalles de six ans, ce qui leur donne un caractère autonome; ce sont des contes achevés qui ne sont reliés que légèrement par les personnages agissants. L’histoire d’Alexandre Nikopol, instrumentalisé par le dieu égyptien Horus, revenu sur terre, et qui vit aussi avec lui en une sorte de communauté symbiotique, commence dans un Paris fasciste dans l’avenir et se termine dans le troisième volume lorsque les personnages principaux se séparent dans une ville arctique près de l’équateur, issue d’une anomalie due au changement climatique. L’atmosphère change et s’assombrit à travers les trois volumes. Tandis que le début de la trilogie est absurde et enjoué - on rencontre le panthéon où les dieux jouent au Monoploy - la trilogie se 30 referme sur des couleurs tristes. Horus s’oppose au tribunal des dieux contre lequel il se rebellait au début. Le centre de l’ Equateur City se casse quand une pyramide cosmique s’y écrase. Les chemins des personnages se séparent. Horus donne en cadeau à son compagnon humain quand ils se disent adieu, l’oubli, et c’est aussi l’oubli d’un grand amour. Avant les adieux, le dieu égyptien commence son dernier monologue: J’ai voulu rapprocher des hommes, mais ils sont petits… et ils resteront éternellement avec leurs nationalismes rampants, leurs religions butées, leur inaptitude au pouvoir et leurs limites temporelles […] Il faut avant tout réinstaller l’harmonie par le chaos, replonger dans le non, en un mot remplacer l’homme par quelque chose de mieux. L’ordre, Nikopol! 20 Nikopol qui, à ce stade final, perd de plus en plus la faculté de parler correctement, réplique en changeant plusieurs lettres de l’alphabet: J’qbpbe, le m’en fquz de j’qbbbpbe! Le vieux aimeb et mqbib panz je pézqbbpbe je dluz tqaj! [L’ordre, je m’en fous de l’ordre! Je veux aimer et mourir dans le désordre le plus total! ] Le sommeil du monstre renoue avec le ton sombre et une vision du monde fragmentée, révélés dans le discours du dieu égyptien et se manifestant d’une manière impressionnante dans la perte par Nikopol de la faculté de parler. Les aspects surnaturels, rappelant les contes de fées, qui sont présents dans la trilogie Nikopol, disparaissent. Le scénario, qui a lieu trente-trois ans après le siège de Sarajevo de 1993, donc en 2026, prolonge dans l’avenir des tendances du présent. L’histoire semble futuriste, pourtant elle n’est pas excentrique ou inadaptée. La force des dieux est remplacée par une spéculation technique. Ce ton sobre s’explique si l’on tient compte du fait que Bilal, qui a quitté la Yougoslavie avec ses parents à l’âge de dix ans, essaie ici d’assumer les événements de la guerre civile yougoslave. Les rapports biographiques sont absolument évidents. Le prénom du protagoniste Nike est un anagramme du prénom de Bilal, Enki. Enfin, les traits du protagoniste Nike Hatzfeld ressemblent beaucoup à ceux de son inventeur. Le bref aperçu de l’œuvre de Bilal en tant que scénariste et dessinateur montre bien d’autres rapports révélateurs. 21 L’œuvre la plus récente de Bilal se situe, malgré son ton nouveau, dans la continuité des descriptions du type fin des temps qui critiquent la société ou des anti-utopies post-atomiques, qui, à l’époque de la menace atomique et de l’opposition des deux blocs, étaient un sujet favori de la littérature BD, mais qu’on ne trouve presque plus aujourd’hui. Bilal remplace la thématique dystopique-fantastique par des relations aux conséquences actuelles: questions éthiques et politiques, fondamentalisme, possibilités de manipulation par des technologies nouvelles. Néanmoins, certaines constellations fondamentales concernant les motifs persistent. La thématique fondamentale de la trilogie Nike et de la tétralogie Monstre est qu’un esprit étranger, trop puissant, manipulateur domine le protagoniste. Dans la trilogie sur Nikopol, c’est l’esprit d’un dieu égyptien revenu sur terre, et, dans la tétralogie présentée ci-dessus, c’est une volonté mé- 31 chante et manipulatrice qui s’exprime à travers le média de la technologie et un art pervers et opaque. Les deux protagonistes, Nikopol et Hatzfeld, échouent à cause de cette manipulation dans la recherche de leur grand amour. Une constante visuelle fondamentale est la prédilection de Bilal pour des corps blessés ou équipés de prothèses comme l’on en voit déjà dans Cœurs sanglants ou dans la trilogie Nikopol où, dans le premier volume, Horus ajuste sur Nikopol un rail transformé en guise de prothèse de jambe. Dans ce droit fil, Immortel ad vitam, la suite de la thématique Nikopol, ces motifs sont devenus un phénomène envahissant. La démocratie s’est transformée en une dictature médico-eugénique, dans laquelle les habitants d’un New York futur de l’an 2095 sont composés d’organes remplacés. La tendance à équiper les corps de prothèses et à les cyborgiser apparaît comme le trait universel d’une histoire de l’humanité future. Dans Le sommeil du monstre les implants organico-cybernétiques décrits plus hauts signalent ce développement, à savoir une sorte d’asservissement technologique. Dans une interview avec Antoine De Gaudemar, Bilal rapproche en 1998 ce déplacement de la fantaisie anti-utopique de la chute des régimes communistes à l’Est. La fin de l’opposition est-ouest n’aboutit à aucune libération, mais crée d’autres conflits embrouillés: Pendant cinquante ans, on a vécu entre deux blocs, et finalement ce bipolarisme était plus confortable: il y avait deux camps, et on était d’un côté ou de l’autre. Aujourd’hui, on ne sait plus où l’on est avec les intégristes d’un côté, le FN [Front National] de l’autre, l’esclavage technologique partout: les élans nés après la chute du Mur semblent avec le recul bien naïfs, presque grotesques.22 Dans ce contexte contemporain, un motif central du romantisme trouve, avec la thématique du double, reflété plusieurs fois, son adaptation moderne, androïde et biotechnologique. Mais ce n’est pas la seule image traditionelle. Le ciel étoilé est le contraste entre la vulnérabilité humaine et la dureté d’un monde fragmenté. C’est par cette image que commence et s’achève le souvenir de Hatzfeld dans Le sommeil du monstre. Pierre Christin a uni, avec Enki Bilal, en 2000, les aspects divers qui résultent de l’analyse proscrite, reconstruite ici, dans une image-synthèse. Le dessinateur et le scénariste choisissent pour ce projet le modèle de cette institution qui représente aujourd’hui l’appréciation complète de la réalité humaine: le musée. Christin et Bilal esquissent dans Le Sarcophage la conception d’un „musée de l’avenir“, qui se compose de trois parties. On y trouve un conservatoire de la mémoire, une usine de la modernité et, enfin, la centrale de l’avenir. A part les reliques d’idéologies politiques et fondamentalistes, la section destinée à la mémoire rassemble un jardin zoologique de cultures indigènes et de bêtes sauvages, une collection de monuments et l’assemblée finale des Etats nationaux, qui, tous ensemble, produisent une marée de souvenirs et les vendent à la librairie du musée. Dans cette partie s’oppose la modernité, en tant qu’usine produisant des rêves, à la perfection cosmétique comme des drogues, des performances sportives extraordinaires, des millionnaires et des prisons. Dans le troisième complexe sont ras- 32 semblés les méthodes et moyens qui garantissent le droit de disposition sur les aspects mentionnés: la technique de communication et les armes. Une „salle de l’immortalité“ y succède: Das Klonen und die Macht über die biologische Abstammung führen zur Vision eines „a-menschlichen Menschen, der sein Schicksal vollkommen beherrscht und beliebig gestaltet.23 Une quatrième section du musée dans laquelle on ne peut entrer qu’avec des vêtements de protection, relativise à vrai dire toutes les fantaisies du pouvoir: elle mène à un réacteur contaminé. Les contes graphiques de Bilal sont extraits de ce musée de l’avenir. Il a choisi délibérément Tchernobyl comme lieu pour ce musée. L’avenir est situé sur un terrain contaminé. 1 Bilal, Enki: Le sommeil du monstre, Paris, 1998, 13. 2 Le journaliste Jean Hatzfeld est un personnage réel qui a commenté la guerre à Sarajewo et qui publia un livre en 1994; cf. Hatzfeld, Jean: L’air de la guerre. Sur les routes de Croatie et de Bosnie-Herzégovine, Québec, 1994. Sherbrooke. 3 Flusser, Villém: “Gedächtnisse”, in (ed.): Ars electronica: Philosophien der neuen Technologien, Berlin, 1989, p. 41-55. 4 Moravec, Hans: Mind Children. Der Wettlauf zwischen menschlicher und künstlicher Intelligenz, Hamburg, 1990. 5 Bilal, 1998, 21. 6 C’est un motif qui apparaît encore une fois, ensuite transformé dans le troisième volume du conte. La haine de la copie envers son créateur est si immense qu’elle le détruit ou détruit du moins ce qui subsiste de lui. 7 Bilal, 1998, 55. 8 Bilal, 1998, 49. 9 Bilal, Enki: 32 Décembre, Paris, 2003, 48 10 Bilal, 1998, 49. 11 Bilal, 2003, 44. 12 Lewis Clive Staples: That hideous strength: a modern fair-tale for grown-ups, London, 1945 13 Ruff, Martin: Sewers, Gas & Electric,. The Public Works Trilogy, New York, 1997. 14 Golding; William: Lord of the Flies, London, 1954. 15 Bilal, 2003, 48. 16 Bilal, 2003, 44. 17 Bilal, 1998, 68. 18 Bilal, 1998, 16. 19 Bilal, 1998, 41. 20 Bilal, Enki: Froid équateur, Paris, 1992; cité d’après Castermann, 2005, 34. 21 Cf. aussi, pour des informations plus détaillées, y compris une bibliographie jusqu’en 1998: Mietz, Roland/ Nielsen, Jens/ Hamann, Volker: “Bilal”, in: Reddition 32, 1998, 47-83. 22 Interview menée par Antoine De Gaudemar, journaliste à la Libération, le 23 septembre 1998. http: / / bilal.enki.free.fr/ interviews.php3. Visité mars 2006. 33 23 Christin, Pierre/ Bilal, Enki: Le Sarcophage, Paris, 2000; cité ici d’après l’édition allemande, Der Sarkophag, Berlin, 2001, 43. Resümee: Karl R. Kegler, „J'qbpbe, le m'en fquz de j'qbpbe! “ Der französisch-bosnische Comickünstler Enki Bilal hat in den ersten Bänden der als Tetralogie angelegten graphischen Erzählung „Le Sommeil du Monstre“ ein vielschichtiges Zukunftsszenario vorgelegt, das sich durch die bedrohliche Charakterisierung einer undurchschaubaren Komplexität fragmentarisierter Lebenswelten auszeichnet. Ausgangspunkt für Bilals Szenario ist die Erinnerung an den jugoslawischen Bürgerkrieg. Neben die Zeichnung der ideologischen und terroristischen Desintegration der Gesellschaft des 20. Jahrhunderts tritt zudem die Auslotung des Potentials manipulativer Technologien. Das Medium der Comicerzählung ist auf diese Weise als fiktionaler und zugleich bildlich-anschaulicher Kommentar zu technisch-wissenschaftlichen Wunschvorstellungen der Gegenwart zu lesen. Grundthematik der monstre-Tetralogie ist das Beherrschtsein des Protagonisten durch einen fremden, übermächtigen, manipulativen Geist, der sich über das Medium der Technologie und in gleicher Weise im l'art pour l'art einer ebenso perversen wie opaken Kunst ausdrückt.