eJournals lendemains 33/130-131

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2008
33130-131

Barbier d’après Proust et vice-versa

2008
Olivier Deprez
ldm33130-1310006
6 Olivier Deprez Barbier d’après Proust et vice-versa Regardez vous-même si vous voyez mieux avec ce verre-ci, avec celui-là, avec cet autre. Marcel Proust: Le Temps retrouvé, Paris, Gallimard, 277. 1. Lirécrire, la lecture comme création Dans le jeu des croisements intermédiatiques, le lecteur a, lui aussi, son rôle à jouer. Après tout, la modernité n’a cessé d’insister sur le rôle de la réception de l’œuvre, 1 aspect devenu aussi important que la création elle-même. La création se joue sous l’auspice d’une règle énoncée par Kierkegaard selon laquelle tout lecteur est destiné à se transformer en auteur. Il va de soi que cette règle demeure purement utopique tant que le lecteur n’a pas acquis ce qu’Eco 2 appelle les compétences de lecture et que rien ne se produit tant qu’à ces compétences on n’ajoute pas le désir de s’inscrire dans le mouvement propre à la création. Franz Kafka qui était lecteur de Kierkegaard n’a-t-il pas précisé que Le Château était fait pour être récrit et non simplement lu? Ce que la règle de Kierkegaard nous rappelle cependant, c’est que tout auteur est d’abord un lecteur et qu’une dynamique existe entre ces deux entités. La règle du poète danois peut se lire en deux temps. D’une part, elle signifie que le lecteur, un jour non défini, se transformera en auteur. Le lecteur qui lit cette œuvre x deviendra l’auteur d’une œuvre y. D’autre part, elle peut signifier que le lecteur se transforme en auteur au cours de la lecture. Autrement dit l’œuvre qui intègre le lecteur comme acteur de la production textuelle ouvre sa dimension génétique à une instance ambivalente: le lecteur-auteur. Le lecteur prend donc sur lui une part du sens de l’œuvre et participe à la production de l’œuvre. De ce point de vue, la réception recoupe la création. Les deux dimensions coïncident. Le lecteur se livre à une performance de lecture et de cette manière s’approprie une part de l’œuvre. C’est ce que font les meilleurs critiques et c’est ce que font beaucoup de créateurs qui créent ce qu’ils créent parce qu’ils ont lu et vu tel livre, tel film, telle peinture, etc. Plus radicalement parlant, on peut parler d’une lecturécriture qui s’inscrit dans le mouvement de l’œuvre et la prolonge au sens qu’appelle la remarque de Franz Kafka. C’est donc une conception active, ambivalente et créatrice de la lecture qui s’affirme. C’est aussi un nouveau type de lecteur qui s’invente, un lecteur-créateur qui ne se contente pas de réagir et d’interagir avec les stimulations du texte, mais, 7 bien au-delà de l’interactivité qui n’est jamais qu’une réponse formatée aux stimuli textuels, ce nouveau type de lecteur crée sa lecture. Il bascule ce faisant vers le pôle de l’écriture établissant une dynamique et un échange avec le pôle de la lecture. 2. Lire vs écrire vs dessiner vs lire vs écrire: lire dans un contexte intermédiatique Cette figure du lecteur-scripteur prend dans un contexte intermédiatique une allure plus complexe. Cette instance est alors prise dans un jeu de croisements intersémiotiques et intermédiatiques qui ajoutent des nouvelles dimensions au lecteurperformer. Il suffit d’imaginer un lecteur qui soit, par exemple, dessinateur de bandes dessinées et qui prolonge sa lecturécriture d’une façon spécifique en usant de la citation. Encore faut-il préciser qu’il s’agit d’une forme de citation particulière puisque la citation se résume à inscrire un nom de personnage issu d’un texte x dans ses planches, cette insertion stimulant sa propre création. Dans un second temps, un autre dessinateur lisant les planches et connaissant le texte x duquel est issu le nom du personnage réalisera sa performance de lecturécriture en s’aidant non seulement de ce qu’il lit et voit dans les planches mais s’appuyant aussi sur le texte x. Ce faisant le dessinateur-lecteur-scripteur produit une lecturécriture qui résulte du croisement de deux médias distincts. La forme de la lecturécriture peut être diverse. Elle peut prendre la forme du commentaire ou la forme d’une bande dessinée. La bande dessinée gravée que j’ai réalisée d’après Le Château de Franz Kafka 3 est une forme de lecturécriture. Précisons le schéma que l’on vient de décrire du dessinateur-lecteur-scripteur. En tant que dessinateur de bandes dessinées et lecteur de La Recherche du Temps perdu, l’apparition du nom du baron de Charlus à la page 16 de Lycaons 4 m’incite à croiser ma lecture de Barbier avec la connaissance que j’ai du texte de Proust. Cette configuration induit un tout autre type de lecture que si je n’avais eu aucune connaissance du texte de Proust. La citation m’induit à lire la double page de Lycaons en chaussant les lunettes de La Recherche du Temps perdu. Un jeu de correspondances et d’échanges se met en place qui ouvre à de nouveaux plans les pages de Lycaons et en retour les pages de La Recherche. 3. Une performance de lecture En guise de préambule, on notera que la citation tirée de l’œuvre de Proust qui apparaît à la page 16 de Lycaons opère sur un mode extrêmement ambivalent. D’un côté, l’importance que lui accorde l’auteur est signifiée par la position centrale de la citation qui apparaît dans la case centrale de la grille. Cependant, la citation aussitôt énoncée est refoulée puisque le personnage d’abord désigné comme 8 étant le baron de Charlus est immédiatement démasqué dans la première case du troisième strip: „Mais! Mais! Tu n’es… pas de ça… Tu t’es déguisé en Charlus… Ordure! Tu es Durdunel“. L’ambiguïté d’un tel refoulement se manifeste en plusieurs endroits de l’exclamation. Primo, le redoublement de la conjonction „Mais“ évoque le diminutif qui désigne parfois le baron de Charlus, ses proches l’appelant „Mémé“, ce diminutif est la contraction de l’un de ses deux noms; le baron de Charlus se nomme aussi Palamède de Guermantes. Secundo, le déguisement est un caractère inscrit au cœur même de la machinerie du personnage du baron de Charlus. Proust souligne plusieurs fois le côté théâtral du baron: 5 „…ce visage auquel une légère couche de poudre donnait un peu l’aspect d’un visage de théâtre“. Tandis que plus loin, le baron se réfère à Racine: 6 „Il y a plus de vérité dans une tragédie de Racine que dans tous les drames de monsieur Victor Hugo“. Dans la fameuse scène de colère du baron dont la victime est le narrateur, Proust écrit: 7 „toute la scène que m’avait faite M. de Charlus étant préparée et jouée, il leur avait lui-même demandé d’écouter, par amour du spectacle“. Et dans le dernier volume 8 de son œuvre, Proust compare le baron au roi Lear. L’injure évoque quant à elle les aspects masochistes du baron qui aime à se faire flageller et injurier. Le nom „Durdunel“ insiste sur l’injure puisqu’il reprend la dernière syllabe du mot „ordure“ transformé en „Durdunel“. Le mot „ordure“ est lui typiquement proustien puisqu’il convoque le contraire de ce qu’il signifie: „or dur“, autrement dit „or pur“ si l’on veut bien opérer l’inversion dans le sens vertical de la lettre d qui devient ainsi un p, opération que l’on se permet car l’inversion est la loi majeure du texte de Proust. Ce qui se cambre, s’élève, se dresse, s’abaisse immanquablement, le nom „de Cambremer“ (autre nom déterminant de La Recherche) le suggère à foison. On y lit „ambre“, c’est-à-dire cette matière caractérisée par ses tonalités jaune brun. On y lit „Cambre“ qui évoque „Combray“ un autre nom célèbre dans le texte de Proust. Se cambrer, c’est se redresser, ce que ne cesse de faire le baron de Charlus lorsqu’il se sent regardé. „Mer“ évoque certes la mer et la mère, d’où l’amertume, la douleur, la perte, l’absence, et tous ces thèmes qui défilent dans La Recherche. „Mer“ est aussi la première syllabe de „merde“, tout comme „Cambr“ est la première partie du mot „Cambronne“. Et dans le texte de Proust, on sait que l’ambre, l’or, désigne à la fois la peinture de Rembrandt et la merde aussi bien. 9 Le mouvement ascendant et descendant suggéré maintes fois par le recours à la figure de l’ascenseur et de l’aviateur, lie donc le regard à la défécation, l’œil à l’anus. On pourrait dans le même élan, mais c’est une pure extrapolation, franchir un pas supplémentaire dans l’interprétation et suggérer que le nom „Durdunel“ pourrait à son tour masquer un élément qui se traduirait par „dur du n’œil“ aussi bien que par „dur d’une oreille“. Au lieu de nous enfoncer dans les taillis de l’interprétation, gardons de cet écart interprétatif l’idée de la négation des sens. „Durdunel“ signalerait ni plus ni moins que l’incapacité à voir et à entendre. L’hypothèse est d’autant plus séduisante que le personnage qui interpelle le soi- 9 disant baron de Charlus s’adresse de manière frontale à son interlocuteur. Il s’agit d’un plan subjectif construit de telle manière que le lecteur s’inscrit dans le point de vue du personnage faisant face fictivement au personnage au sexe bandé représenté en plan serré dans la case, ce qui favorise l’identification du lecteur avec le personnage interpellé. On pourrait dès lors déduire que la planche à travers le personnage à moitié nu s’adresse au lecteur le mettant au défi de mieux voir et de mieux entendre. La métamorphose à l’œuvre dans la case serait l’écho d’une métamorphose moins visible, celle qui atteint le lecteur qui accepte de se laisser interpeller par le livre et qui devient, en participant au sens de ce qu’il voit, un peu l’auteur de ce qu’il lit et regarde. Il n’est pas vain d’entendre encore et de voir dans le nom „Durdunel“ une contraction de „dur de la lune“, ce qui à première vue paraît obscur sauf si l’on songe que l’astre céleste est dans le texte de Proust une image des plus ambivalentes qui évoque tantôt un œil tantôt l’anus, les deux organes se superposant dans le texte de La Recherche comme on l’a signalé. Le regard chez Proust est sexuel, souvent, si pas toujours. Quand Swann, vieilli et malade, aperçoit Mme de Saint-Euverte, 10 il ne peut s’empêcher de laisser son regard filer sur la poitrine de la marquise. De même, Charlus, alter ego inversé de Swann, a un regard des plus mobiles dès lors qu’un jeune homme se présente à lui comme le montre la première rencontre du narrateur avec le baron: 11 „des regards d’une extrême activité“, écrit Proust. Swann et Charlus sont des modèles du narrateur, Swann parce que son roman préfigure et résume en quelque sorte La Recherche, Charlus parce que sa romance calque la romance du narrateur, ce que les documents publiés dans le volume VII révèlent. 12 Le regard enfin du narrateur lui-même accède au désir lorsqu’il rencontre Gilberte pour la première fois et de façon plus explicite quand il rencontre la très justement nommée „petite bande“ à laquelle Albertine, le second amour du narrateur, appartient. Il n’est pas vain dès lors de penser que la dureté de la lune (contraction à son tour de lunette, la lunette désigne un instrument d’optique aussi bien que le lieu d’aisance, on parle de la lunette du cabinet) renvoie à la dureté du sexe bandé du personnage dénudé et mieux encore évoque la sodomie qui est une parodie de la fécondation. Une telle interprétation est favorisée par la proximité d’une séquence d’images qui suit cet épisode à la page 17 de Lycaons. Le personnage „Durdunel“ y est sodomisé et assassiné par le personnage à demi nu, à présent transformé en monstre hybride d’homme à tête de lynx (avant dernière case de la page 17), tandis que dans la case suivante, une fleur aux pétales largement ouverts semble attendre l’insecte qui viendra la féconder donnant ainsi à la double page où se déroulent ses actions l’intensité trouble d’un délit (d’un délire? ) sexuel et d’une fécondation fantastique. Or cette double page, dès lors que la métaphore de la fécondation se met en place, joue le jeu de la création sur le mode du palimpseste. L’image de la fleur et de la fécondation croisée avec l’image de l’hybridation homme vs lynx convoque en sous-texte une scène déterminante de La Recherche. Au cours de cette scène, 10 le lecteur, à l’instar du narrateur, assiste à la représentation étrange d’un épisode amoureux du baron de Charlus et de Jupien, le giletier de la marquise de Villeparisis. Cet épisode est pour l’auteur de La Recherche l’occasion de développer une théorie complexe et singulièrement passionnante du rapport entre les genres et les espèces. S’il fallait absolument énoncer une théorie de l’influence intermédiatique, c’est dans ces pages de Proust qu’il faudrait aller la chercher. Dans cette scène, le baron joue le rôle du bourdon tandis que Jupien dont le nom contient des anagrammes des plus explicites („pine“, „jupe“, „nue“, „nie“ pour s’en tenir aux plus évidents) joue le rôle de la fleur. Ce jeu a notamment pour objectif de suggérer l’importance de la fécondation entre deux règnes différents, le règne animal et le règne végétal. Voici le commentaire que Proust écrit à propos de cette scène: „Si la visite d’un insecte, c’est-à-dire l’apport d’une semence d’une autre fleur, est habituellement nécessaire pour féconder une fleur, c’est que l’autofécondation, la fécondation de la fleur par elle-même, comme les mariages répétés dans une même famille, amènerait à la dégénérescence et la stérilité, tandis que le croisement opéré par les insectes donne aux générations suivantes de la même espèce une vigueur inconnue de leurs aînées“. La théorie du croisement est on ne peut plus simple et élémentaire. Il faut croiser les genres et les espèces pour obtenir de bonnes fleurs bien vigoureuses. Si l’on traduit cela en termes de poétique, on écrira que le croisement entre les genres littéraires, entre les modes d’expressions, prédisposent à obtenir des fleurs de rhétoriques, des figures, et donc des bouquets, des œuvres autrement dit d’une grande force. Proust n’en reste pas cependant à ce degré élémentaire de la théorie, il pousse un cran plus loin la réflexion: „Cependant cet essor peut être excessif, l’espèce se développer démesurément; alors, comme le corps thyroïde règle notre embonpoint, comme la défaite vient punir l’orgueil, la fatigue le plaisir, et comme le sommeil repose à son tour de la fatigue, ainsi un acte exceptionnel d’autofécondation vient à point nommé donner son tour de vis, son coup de frein, fait rentrer dans la norme la fleur qui en était exagérément sortie“. Une telle restriction peut s’interpréter de la manière suivante. Primo, le croisement doit être régulé comme le „corps thyroïde règle notre embonpoint“. Ce qui signifie que le croisement ne peut se réaliser dans n’importe quelle condition. La défaite menace l’orgueilleuse fleur qui se livrerait à de tels excès, elle succomberait à la fatigue et finirait par s’endormir. Une fois encore traduisons en termes de poétique cette restriction. Le croisement entre les genres ne peut se faire n’importe comment, il doit obéir à des règles. De plus, il convient de doser ce croisement au risque de menacer la création elle-même. D’un tel risque, on se prémunit par un „acte exceptionnel d’autofécondation“. En d’autres mots, la relation intermédiatique ne peut déboucher sur un regain de création qu’à la condition de tenir compte de la spécificité du média (il en va de même du rapport intersémiotique). 11 La théorie proustienne des relations intermédiatiques est donc plus sophistiquée qu’on ne pouvait le supposer dans un premier temps. En effet, s’il importe que le texte entretienne des rapports avec d’autres genres (ou d’autres médias), il convient aussi que le texte cherche en lui-même les raisons de sa croissance et finalement de sa beauté, c’est-à-dire de sa disposition formelle. Le tropisme sexuel qui imprègne l’œuvre de Proust peut dès lors se lire comme un commentaire méta-représentatif qui ne cesse de souligner l’importance et le danger à la fois des croisements. En est-il de même chez Barbier? Avant de répondre à cette question, revenons au baron. Dans le passage que l’on vient de lire et de commenter, le baron est assimilé à l’insecte qui vient ensemencer la fleur. Considérons que l’insertion du nom du baron dans la planche de Lycaons agit sur ce modèle de l’insémination des fleurs par les insectes. Option de lecture renforcée par la présence de la fleur (dernière case de la page 17) qui paraît attendre le passage à l’acte de l’insecte. En introduisant le nom du baron, Barbier introduit dans son œuvre la possibilité d’un regard tiers qui génère une poétique du regard spécifique. La poétique du regard chez Proust est une poétique très mobile de la métamorphose perpétuelle. Le kaléidoscope est la figure d’optique qui régente l’ensemble de ce qui est vu brisant la belle continuité de la perspective. Une telle poétique qui défait la représentation met l’accent sur les aspects métareprésentatifs de l’œuvre. Chez Proust, le personnage, et plus spécialement le personnage du baron de Charlus, est un médiateur entre le plan de la représentation et le plan de la méta-représentation. Le baron lorsqu’il morigène durement le narrateur lui reproche aussi bien de ne pas avoir écrit que de ne pas savoir lire. De tels reproches sont essentiels dans le dispositif poétique de création de La Recherche. En effet, tout le roman est la quête de l’écriture, c’est au dernier volume que le narrateur prend conscience de la matière de son livre à faire. Sur le plan de la lecture, le texte ne cesse de solliciter des lectures plurielles. Le baron quant à lui attire l’attention du narrateur sur des éléments périgraphiques auxquels les lecteurs ne font pas nécessairement attention et qui pourtant influencent le sens général de l’œuvre: 13 „Qu’y avait-il comme décoration autour du livre que je vous fis parvenir? “, s’exclame-t-il. Le baron est donc de ce point de vue un instrument déterminant qui incite à mieux lire et à mieux entendre en ce qui se rapporte au lecteur, mais dans le cas de Barbier, c’est de mieux écrire et de mieux dessiner qu’il s’agit. Le style est affaire de vision, a écrit Proust. La vision est bien tout, c’est elle qui ordonnance la page, c’est elle qui fait vibrer l’espace et le sens. Est-ce un hasard si un œil observe le personnage „Durdunel vs Charlus“ se sauvant dans la dernière case de la page 16? Ce ne peut en être un quand on aperçoit en haut de la page 17 le même personnage se frottant les yeux comme s’il ne pouvait croire ce qu’il voyait. Et que voit-il sinon ce que nous voyons nous aussi, les lecteurs! C’est-à-dire un monde hybride où l’animal se lie à l’humain (l’homme-lynx), où le végétal semble jaillir du torse d’un personnage masculin. C’est sans doute parce qu’il n’en croit pas ses 12 yeux qu’il périt sous les griffes de l’homme-lynx, c’est parce qu’il n’a pas voulu prendre la mesure de ce qu’il voyait: un bal offert à la luxure de l’échange contrenature, un acte de fécondation aggravé par un acte d’auto-fécondation. C’est pour n’avoir pas pris la mesure de l’ordre méta-représentatif que „Durdunel“ doit disparaître. „Durdunel“ disparu, c’est sur le mode virtuel le lecteur malvoyant et malentendant qui se trouve congédié. Congédié doublement, il est vrai, puisqu’il est empêché de participer au bal qui se donne, en d’autres termes à la création de ce qu’il voit et lit. La sodomie de „Durdunel“ prend alors un sens des plus équivoques. D’une part, se trouve réalisé, ne serait-ce que sur le mode parodique, l’acte de fécondation, et, d’autre part, le personnage qui n’a su ni voir ni entendre ce dont il était question est très littéralement enculé. „Durdunel“ se fait enculer parce qu’il passe à côté de ce qui importe, il n’en croit pas ses yeux. Or en croire ses yeux dans le cas des planches de Barbier, c’est se laisser emmener dans la danse comme le suggèrent le bal et les couples qui valsent. C’est entrer dans le processus de fécondation dont le bal est un préliminaire. En effet, lorsque, au motif du bal, se superpose (case centrale de la page 17) le motif de la tête de lynx, on commence à percevoir que Barbier pointe un ordre qui n’est plus l’ordre de la représentation. De quel ordre s’agit-il? Si l’on observe la case centrale de la page 17, que voit-on surgir? La tête de lynx subit là une étrange métamorphose qui la fait ressembler tout à coup à une coupe de l’appareil génital féminin. On peut quasiment lire le schéma des ovaires à la place des yeux du félin et le dessin du vagin à la place de la gueule. On constate un effet de miroir entre la page 16 et la page 17. Au centre de la planche 16, se trouve le personnage au sexe bandé. Au centre de la page 17, se trouve suggéré le sexe de la femme. En tant qu’image, le sexe féminin évoque l’origine, le lieu d’où l’être humain provient, la source de l’existence. On peut encore tirer comme conclusion que la figure du sexe masculin répond sur un mode inversé au sexe féminin (contraste qui a constitué longtemps une figure importante de la représentation de l’être humain). En suggérant cette figure, Barbier n’incite-t-il pas le lecteur à remonter à la source de la création, à la genèse de la planche? Or la genèse est double ici. La source de la planche, c’est d’abord la matière graphique. L’image apparaît dans la matérialité du médium employé. La source de l’image et de la planche, c’est la technique liquide qu’affectionne l’auteur, c’est le pot d’encre colorée dans lequel il trempe ses pinceaux pour donner vie à ses bandes dessinées. Ce fragment de Lycaons a pour seconde source le texte de La Recherche. Le nom du baron de Charlus, les habits 1900 des danseurs, le fait que le personnage à demi nu interpelle le baron en disant „je connais tes goûts“, l’association de la femme et de la fleur, l’insistance sur le rapport inversé du sexe féminin et du sexe masculin, sont quelques indices qui s’ils n’induisent pas nécessairement une parfaite connaissance du texte de Proust de la part de Barbier convoquent ce texte-là notamment (bien que ce fait ne puisse entrer légitimement en ligne de compte, je 13 peux témoigner en tant que lecteur et en tant qu’auditeur avoir entendu Alex Barbier me réciter des passages entiers de La Recherche, l’auteur faisant preuve d’une mémoire redoutable et d’un talent d’acteur des plus étonnants). Enfin, que les ovaires, c’est-à-dire, le site par excellence de l’origine, soient assimilés au regard accentue l’importance de l’épisode du personnage se frottant les yeux et souligne ce qui est en jeu. L’effet de miroir de la planche 16 et de la planche 17 propose une liaison étroite entre le nom du baron et la naissance du regard. Telle liaison est loin d’être fortuite. Dans le texte de La Recherche, 14 Proust souligne l’aspect réfléchissant du regard du baron de Charlus: „M. de Charlus avait beau en fermer hermétiquement l’expression, les yeux étaient comme une lézarde, comme une meurtrière que seule il n’avait pu boucher et par laquelle, selon le point de vue où on était placé par rapport à lui, on se sentait brusquement croisé du reflet de quelque engin intérieur“. Si l’on prend la peine de relier la notion de lézarde à la notion de reflet, on peut interpréter cette partie du texte en suggérant que le regard du baron est une ouverture vers un pan caché du texte, pan caché et défendu, l’idée de la meurtrière le souligne, mais pan qui se dévoile malgré tout. Or ce pan secret qui perce à travers la lézarde du regard du baron n’est autre qu’un objet réfléchissant. Le regard du baron est donc explicitement relié à l’idée du reflet et par extension à l’idée de miroir. Tout cela incite le lecteur à basculer du plan représentatif au plan méta-représentatif qui est ce plan où la planche se désigne elle-même et désigne ce faisant la source de sa création. Plan déterminant du point de vue du lecteur-auteur puisque c’est en glissant vers ce versant de l’œuvre que l’on peut épouser le geste de création qui a prévalu à ce qu’on lit et à ce qu’on voit. On peut encore redoubler ce que l’on voit dans les pages de Lycaons par une image de La Recherche. „Durdunel“, qui s’apparente au baron, est, à l’instar du baron, un célibataire, du moins semble-t-il être un célibataire en contraste avec les couples qui dansent (cf. planche 17). L’on sait que chez Proust, la notion de célibataire de l’art est centrale car elle stigmatise ces gens qui comme le baron et son envers Swann sont, tout en étant des amateurs éclairés des choses de l’art, incapables de créer de leur propre chef. Le célibataire est celui qui reste à l’écart de la danse, celui qui ne parvient pas à se décider à épouser la cause de la création. Barbier n’offre-t-il pas une transposition de cette réflexion lorsqu’il montre le personnage de Durdunel esseulé sur un banc alors qu’à ses côtés les couples valsent? Epouser la cause de la création, entrer dans la danse des générations de créateurs, c’est accepter la part matérielle de la création, c’est accepter un geste, une technique, une poétique, bref, c’est se mouiller, prendre parti au sens marital du terme pour le meilleur et pour le pire selon la formule consacrée. La leçon que nous donne Barbier en ces pages en tous les cas et que nous lisons avec les lunettes de La Recherche nous apprend que si l’on veut accéder au plan de la vision, la vision comme style, autrement dit la vision comme acte de création, il faut d’abord avoir l’œil et l’ouïe fines et pour cela, il faut lire et encore lire. 14 En second lieu, Barbier nous apprend que la création n’est jamais aussi bien portante que lorsqu’elle prend le risque de l’échange intermédiatique (l’œuvre de Barbier fourmille de tels échanges: bd vs peinture, bd vs photographie, bd vs cinéma, bd vs littérature). Barbier a pu insérer un fragment de La Recherche qui au lieu de l’écraser sous le poids du prestige de la citation a au contraire stimulé sa capacité de création. L’une des conséquences d’un tel geste étant de relancer l’intérêt de la lecture d’un texte menacé toujours de se figer dans le Panthéon un peu triste et gris des textes classiques. Au bout du compte, si Proust nous a aidé à mieux lire Barbier, c’est Barbier aussi, qui en nous ramenant à Proust, nous a aidé à mieux lire Proust. L’on voit ainsi que les rapports intermédiatiques ne sont pas univoques et que les œuvres ne se figent que parce qu’il leur manque ce qui est le plus précieux pour une œuvre: un lecteur, un spectateur, qui accepte à son tour de se transformer en auteur. 1 Cf. Hans Robert Jauss: Pour une esthétique de la réception, Paris, Gallimard, 1978. 2 Cf. Umberto Eco: Lector in fabula, Paris, Grasset, 1985. 3 Olivier Deprez: Le Château (d’après Franz Kafka), Paris-Bruxelles, Frémok, 2003. 4 Alex Barbier: Lycaons, Paris-Bruxelles, Frémok, 2005. 5 Marcel Proust: A l’ombre des jeunes filles en fleurs, Paris, Gallimard, collection Folio, 405. 6 Ibid. 7 Marcel Proust: Le côté de Guermantes II, Paris Gallimard, collection Folio, 241. 8 Marcel Proust: Le Temps retrouvé, Paris, Gallimard, collection Folio, 213. 9 Marcel Proust: A l’ombre des jeunes filles en fleurs, op. cit., 451. 10 Marcel Proust: Sodome et Gomorrhe, Paris, Gallimard, collection Folio, 216. 11 Marcel Proust: A l’ombre des jeunes filles en fleurs, op. cit., 394. 12 Marcel Proust: Albertine Disparue, Paris, Gallimard, collection Folio, 277-278. 13 Marcel Proust: Le côté de Guermantes, Paris, Gallimard, collection Folio, 237. 14 Marcel Proust: A l’ombre des jeunes filles en fleurs, op. cit., 405. Resümee: Olivier Deprez, Barbier nach Proust und umgekehrt. Der Leser kann ebenfalls in der Kreation der Werke eine Rolle spielen, wie es Kafka unterstreicht, wenn er behauptet, dass Das Schloss nicht dazu da ist, um gelesen, sondern um neu geschrieben zu werden. Eine Dynamik stellt sich her zwischen dem Pol des Lesers und dem des Autors. Im intermedialen Kontext bietet der Leser-Performer, der Leser-Autor, der das, was er liest kreiert, ein komplexes Lesegebilde, das auf verschiedene Medien trifft. Das ist der Fall beim Leser-Performer von Lycaons, Comic von Alex Barbier, der auch Leser des Werkes von Marcel Proust ist. Lycaons enthält ein Zitat von Proust und kann wie ein Palimpsest gelesen werden. Der Leser-Performer geht beim Lesen kreuzweise vor. Im Herzen dieses intermedialen Kreuzens entsteht ein meta-repräsentatives Lesen, das von einer Theorie über den intermedialen Einfluss verdoppelt wird. Filigran wird eine intermediale Poetik skizziert.